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"Le Fou", de Raffi

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  • "Le Fou", de Raffi

    Le Monde, France
    18 Juillet 2009



    "Le Fou", de Raffi

    LE MONDE | 18.07.09 | 14h00 ¢ Mis à jour le 18.07.09 | 15h04

    Fallait-il être atteint de folie pour défier l'Empire
    ottoman et lancer la libération de l'Arménie à la fin
    du XIXe siècle ? Alors que s'ouvre la Saison turque en France,
    le lecteur se pose la question quand il referme Le Fou, de Raffi,
    écrit en arménien en 1880. De son vrai nom Hakob
    Mélik Hakobian (1835-1888), l'auteur, issu d'une famille
    arménienne aisée d'Iran, a traversé le XIXe
    siècle à la recherche d'un nouvel élan pour son
    peuple. Cette fresque épique initialement parue en feuilleton
    dans le journal Mchak ("Laboureur"), s'ouvre sur les massacres des
    Arméniens perpétrés par les Turcs et les Kurdes
    à Alachkert et Bayazed (Anatolie orientale), près de la
    frontière avec la Russie, durant la guerre russo-turque de
    1877-1878.

    Le siège de Bayazed commence en juin1877. Quelque 2000 soldats
    russes et volontaires arméniens sont encerclés. Leur
    résistance retarde la grande offensive turque sur
    Tbilissi. Mais pour s'en sortir, ils doivent prévenir
    l'armée du général russe Ter Ghoukassov, Ã
    quelques kilomètres de lÃ. Comment ? Vartan, un jeune
    contrebandier arménien, franchit les lignes turco-kurdes en se
    faisant passer pour fou. Raffi ajoute à son récit,
    tiré d'une histoire vraie, une dimension romantique, Ã
    travers l'histoire d'amour entre Vartan et Lala, une jeune
    Arménienne d'Alachkert. Mais la guerre les sépare et,
    après avoir rempli sa mission, Vartan part à la recherche de
    sa bien-aimée, et découvre l'ampleur des massacres.

    Les Arméniens s'emparent du Fou de Raffi deux ans après
    la fin de la guerre, scellée par le traité de Berlin
    (1878), qui consacre l'irruption de la question arménienne dans
    le concert des nations. La Sublime Porte, vaincue, se voit imposer des
    réformes dans les provinces arméniennes de l'empire. En
    vain.

    Raffi est le témoin de ce bouleversement et sa
    littérature a vocation à sonner le réveil des
    Arméniens. Considéré comme l'un des pères
    de la renaissance arménienne, l'écrivain appelle Ã
    l'union et la libération nationale. Mais pour les profiteurs de
    la misère du peuple, cet hymne à la révolte, qui
    emporte les personnages les plus valeureux de son roman,
    équivaut à de la folie Le Fou frappe par sa
    modernité. Epuré de tout pathos, le récit prend
    la forme d'un scénario en 43séquences courtes, Ã
    l'écriture resserrée, froide mais aussi attachante dans
    la description des protagonistes, du plus innocent, comme Lala, au
    plus véreux, comme le contrôleur des impôts,
    Thomas Effendi ou le chef kurde, Fattah Bey.

    Sacralisation de la terre Ces deux-là partagent en secret un amour
    pour Lala, elle-même sous le charme de Vartan. Tout est secret
    dans cette aventure: Vartan et son secret révolutionnaire, le
    maire Khatcho et son secret familial, Lala et son secret personnel¦
    La peur se cache dans chaque ligne du récit,
    précisémen t autour de Lala, qui incarne l'Arménie
    de l'avenir. Raffi mesure le danger que traversent ces familles,
    issues d'un monde turco-kurdo-arménien révolu, avec ses
    mÅ`urs, ses dictons et ses inégalités. La
    modernité qu'il appelle de ses vÅ`ux est un antidote à la
    servitude. Il sublime l'éducation et le progrès
    technique, le parlementarisme et le rôle des femmes. Il accable
    la toute-puissance du clergé arménien sans attaquer la
    foi chrétienne. Il dénonce les riches Arméniens
    d'Istanbul, mais conserve l'espoir de leur ralliement Ã
    "l'idée". Il stigmatise les Kurdes mais loue leur bravoure. Il
    s'en prend aux Turcs mais appelle à la solidarité des
    opprimés.

    Sauf que, chez Raffi, la lutte de libération nationale
    l'emporte sur la lutte des classes. De même qu'il s'attaque
    à la domination impériale, il se fait le complice d'un
    darwinisme social dangereux, d'une sacralisation de la terre quasi
    mystique et d'un messianisme révolutionnaire hasardeux. Mais la
    révolution lui pardonnera. En 1890, deux ans après sa
    mort, Christapor Mikaelian, protégé de Raffi,
    crée à Tbilissi la Fédération des
    révolutionnaires arméniens, un parti qui, aujourd'hui
    encore, voue à Raffi un culte intact en Arménie comme dans
    la diaspora.

    Mais Le Fou ne fait pas l'apologie du crime. Ce n'est pas un
    aventurier: il calcule, "voit tout et entend tout". Et à l'heure du
    dégel arméno-turc ` où les Turcs veulent
    s'approprier leur histoire et les Arméniens tentent de s'en
    libérer `, le message de Raffi tombe Ãpic: dépasser
    le nationalisme pour vivre en paix. Lala le mérite bien¦

    Le Fou de Raffi, traduit de l'arménien par Mooshegh Abrahamian,
    éd. Bleu autour, "La petite collection", 392p., 9 euros.

    Gaïdz Minassian

    http://www.lemonde.fr/livres/article/20 09/07/18/le-fou-de-raffi_1220488_3260.html
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