Le Monde, France
6 avril 2010 mardi
Arshile Gorky, une vie de roman, cinq années de peinture
La Tate Modern de Londres consacre une rétrospective à cet Américain
singulier
ART
Les Parisiens en ont eu un avant-goût en 2007, avec deux petites
expositions au Centre Pompidou et au Centre Calouste Gulbenkian. Mais,
pour une vision complète, il faut traverser la Manche.
La Tate Modern de Londres réunit jusqu'au 3 mai quelque deux cents
oeuvres, peintures et dessins, d'Arshile Gorky (1904-1948), le premier
" héros " de l'art moderne américain. Héros méconnu, mis en lumière
par pas moins de trois biographies publiées depuis 1998, qui lèvent un
coin du voile sous lequel Gorky lui-même s'est ingénié à se camoufler.
En commençant par adopter un pseudonyme. Gorky est en effet né
Vosdanig Adoian, au village de Khorkom, dans une province arménienne
de la frontière orientale de la Turquie. Il a 6 ans quand son père
abandonne le foyer pour partir tenter sa chance aux Etats-Unis, 11
quand sa famille et le reste de sa communauté villageoise sont
déportés par les Turcs à la frontière du Caucase, 15 quand sa mère
meurt de misère et de malnutrition, autant que du typhus. En 1920, il
rejoint son père à Boston et étudie dans une école de dessin. Il s'y
révèle si doué qu'après deux ans il y est recruté comme professeur !
En 1925, Gorky déménage à New York, enseigne à la Grand Central School
of Art et se choisit un nouveau nom en hommage à l'écrivain russe
Maxime Gorki, grand défenseur de la cause arménienne. Il laissera
entendre qu'il en est le cousin et s'inventera une biographie bien Ã
lui, avec une naissance à Nijni Novgorod, l'enseignement de Kandinsky
et des études à Paris... Il professe son admiration pour Cézanne, très
perceptible en effet dans les premiers tableaux de l'exposition. Il se
tourne ensuite vers Picasso, Braque, Léger, puis Miro.
Bref, les six premières salles sur les douze que compte l'exposition
ne réjouiront que les amateurs de pastiches. Au point que, en 1932, le
galeriste Julien Levy, auquel il montrait ses oeuvres, lui aurait
déclaré qu'il l'exposerait peut-être, mais quand il ferait du Gorky !
Une septième salle, comme une pause dans le parcours, montre des
tableaux très différents, très figuratifs, qui témoignent mieux que
d'autres de sa nature torturée. La plupart sont consacrés à sa mère,
auprès de laquelle il se représente enfant, mais aussi à sa soeur et Ã
d'autres membres de la famille. Sur un tableau de 1937, il peint son
autoportrait, mais se représente sans mains.
Matta conte fleurette
Les dernières salles montrent le Gorky enfin devenu Gorky, qu'admira
André Breton. C'est le sculpteur Isamu Noguchi qui le lui présenta en
1944. La même année, Julien Levy lui consacre enfin l'exposition
promise et lui signe un contrat. En 1947, consécration, ses tableaux
figurent en bonne place à l'Exposition internationale du surréalisme
qu'organise Breton à la Galerie Maeght, à Paris.
Mais il rencontre aussi le peintre Roberto Matta, qui devient un ami
proche - hélas ! car, en bon camarade, Matta conte fleurette à son
épouse, laquelle cède aux arguments du beau Chilien. Apprenant son
infortune, mais aussi rendu incapable de peindre à la suite d'un
accident de voiture, Gorky se pend le 21 juillet 1948. Breton lui
consacre un poème en forme d'éloge funèbre et fait exclure Matta du
groupe surréaliste pour " ignominie morale et disqualification
intellectuelle "...
D'obédience surréaliste, donc, mais pas seulement : dès sa mort, en
1948, les critiques américains ont préféré en faire un précurseur de
l'expressionnisme abstrait. A voir les tableaux, surtout ceux produits
entre 1943 et 1948, on comprend pourquoi. Des signes plus que des
dessins, qui flottent dans l'espace de la toile, des couleurs parfois
stridentes, mais plus souvent suaves, délavées, une inventivité
formelle époustouflante.
Du Gorky, donc, et une oeuvre d'autant plus surprenante qu'elle a été
réalisÃ& #xA9;e en l'espace de cinq ans seulement.
.
Harry Bellet
" Arshile Gorky - A Retrospective "Tate Modern, Bankside, Londres
(Royaume-Uni). Tél. : (00-44)-20-78-87-86-87. Entrée : 10 £ (11 ¤). Du
dimanche au jeudi, de 10 heures à 18 heures ; vendredi et samedi, de
10 heures à 22 heures. Jusqu'au 3 mai. www.tate.org.uk
6 avril 2010 mardi
Arshile Gorky, une vie de roman, cinq années de peinture
La Tate Modern de Londres consacre une rétrospective à cet Américain
singulier
ART
Les Parisiens en ont eu un avant-goût en 2007, avec deux petites
expositions au Centre Pompidou et au Centre Calouste Gulbenkian. Mais,
pour une vision complète, il faut traverser la Manche.
La Tate Modern de Londres réunit jusqu'au 3 mai quelque deux cents
oeuvres, peintures et dessins, d'Arshile Gorky (1904-1948), le premier
" héros " de l'art moderne américain. Héros méconnu, mis en lumière
par pas moins de trois biographies publiées depuis 1998, qui lèvent un
coin du voile sous lequel Gorky lui-même s'est ingénié à se camoufler.
En commençant par adopter un pseudonyme. Gorky est en effet né
Vosdanig Adoian, au village de Khorkom, dans une province arménienne
de la frontière orientale de la Turquie. Il a 6 ans quand son père
abandonne le foyer pour partir tenter sa chance aux Etats-Unis, 11
quand sa famille et le reste de sa communauté villageoise sont
déportés par les Turcs à la frontière du Caucase, 15 quand sa mère
meurt de misère et de malnutrition, autant que du typhus. En 1920, il
rejoint son père à Boston et étudie dans une école de dessin. Il s'y
révèle si doué qu'après deux ans il y est recruté comme professeur !
En 1925, Gorky déménage à New York, enseigne à la Grand Central School
of Art et se choisit un nouveau nom en hommage à l'écrivain russe
Maxime Gorki, grand défenseur de la cause arménienne. Il laissera
entendre qu'il en est le cousin et s'inventera une biographie bien Ã
lui, avec une naissance à Nijni Novgorod, l'enseignement de Kandinsky
et des études à Paris... Il professe son admiration pour Cézanne, très
perceptible en effet dans les premiers tableaux de l'exposition. Il se
tourne ensuite vers Picasso, Braque, Léger, puis Miro.
Bref, les six premières salles sur les douze que compte l'exposition
ne réjouiront que les amateurs de pastiches. Au point que, en 1932, le
galeriste Julien Levy, auquel il montrait ses oeuvres, lui aurait
déclaré qu'il l'exposerait peut-être, mais quand il ferait du Gorky !
Une septième salle, comme une pause dans le parcours, montre des
tableaux très différents, très figuratifs, qui témoignent mieux que
d'autres de sa nature torturée. La plupart sont consacrés à sa mère,
auprès de laquelle il se représente enfant, mais aussi à sa soeur et Ã
d'autres membres de la famille. Sur un tableau de 1937, il peint son
autoportrait, mais se représente sans mains.
Matta conte fleurette
Les dernières salles montrent le Gorky enfin devenu Gorky, qu'admira
André Breton. C'est le sculpteur Isamu Noguchi qui le lui présenta en
1944. La même année, Julien Levy lui consacre enfin l'exposition
promise et lui signe un contrat. En 1947, consécration, ses tableaux
figurent en bonne place à l'Exposition internationale du surréalisme
qu'organise Breton à la Galerie Maeght, à Paris.
Mais il rencontre aussi le peintre Roberto Matta, qui devient un ami
proche - hélas ! car, en bon camarade, Matta conte fleurette à son
épouse, laquelle cède aux arguments du beau Chilien. Apprenant son
infortune, mais aussi rendu incapable de peindre à la suite d'un
accident de voiture, Gorky se pend le 21 juillet 1948. Breton lui
consacre un poème en forme d'éloge funèbre et fait exclure Matta du
groupe surréaliste pour " ignominie morale et disqualification
intellectuelle "...
D'obédience surréaliste, donc, mais pas seulement : dès sa mort, en
1948, les critiques américains ont préféré en faire un précurseur de
l'expressionnisme abstrait. A voir les tableaux, surtout ceux produits
entre 1943 et 1948, on comprend pourquoi. Des signes plus que des
dessins, qui flottent dans l'espace de la toile, des couleurs parfois
stridentes, mais plus souvent suaves, délavées, une inventivité
formelle époustouflante.
Du Gorky, donc, et une oeuvre d'autant plus surprenante qu'elle a été
réalisÃ& #xA9;e en l'espace de cinq ans seulement.
.
Harry Bellet
" Arshile Gorky - A Retrospective "Tate Modern, Bankside, Londres
(Royaume-Uni). Tél. : (00-44)-20-78-87-86-87. Entrée : 10 £ (11 ¤). Du
dimanche au jeudi, de 10 heures à 18 heures ; vendredi et samedi, de
10 heures à 22 heures. Jusqu'au 3 mai. www.tate.org.uk