TALAAT JUSTIFIE " L'EXTERMINATION ARMENIENNE "
Imprescriptible.fr
Publie le : 02-08-2011
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Legende photo: Mehmet Talât Pacha
Les Memoires de l'Ambassadeur Morgenthau
CHAPITRE XXV
Il se passa quelque temps avant que l'histoire des atrocites
armeniennes parvînt a l'Ambassade americaine, dans tous ses affreux
details. En janvier et en fevrier, des fragments de relations
commencèrent a affluer ; par habitude, on les considera comme
de simples temoignages des desordres regnant dans les provinces
armeniennes depuis plusieurs annees. Vinrent alors des rapports
d'Urumia, qu'Enver et Talaat rejetèrent comme des exagerations
insensees ; et lorsque nous entendîmes parler, pour la première
fois, des troubles de Van, ils declarèrent egalement que c'etaient
les excès d'une populace en effervescence, et qu'il fallait les
reprimer immediatement. Je vois clairement maintenant, ce qui ne
l'etait pas a cette epoque, que le gouvernement turc avait decide de
cacher ces nouvelles le plus longtemps possible au monde exterieur,
et que l'extermination des Armeniens ne viendrait a la connaissance de
l'Europe et de l'Amerique qu'après achèvement. Desirant principalement
nous la laisser ignorer, ils avaient recours aux tergiversations
les plus honteuses, au cours de leurs discussions avec moi ou avec
mes collaborateurs.
Au debut d'avril, on arreta a Constantinople environ 200 Armeniens,
qui furent envoyes dans l'interieur. La plupart d'entre eux occupaient
d'importantes situations, socialement ou materiellement parlant
; j'en connaissais plusieurs et compatissant a leurs douleurs,
j'intercedai en leur faveur auprès de Talaat. Il me repondit que
le gouvernement se trouvait en cas de legitime defense, car les
Armeniens a Van venaient de reveler leurs talents revolutionnaires,
et que les suspects de Constantinople, par leurs relations avec les
Russes, etaient capables de provoquer une insurrection contre le
gouvernement ottoman. Le moyen le plus sûr etait donc de les expedier
a Angora et autres villes eloignees ; Talaat niait que l'expulsion
de la population armenienne fît partie d'un programme premedite,
et assurait meme que celle-ci ne serait point inquietee. Cependant
les details arrivant de l'interieur se firent plus precis et plus
inquietants. Le rappel de la flotte alliee des Dardanelles changea
la face des choses. Jusqu'alors on pressentait qu'il se passait des
choses anormales dans les provinces armeniennes ; mais lorsqu'on
apprit d'une facon certaine que les amis traditionnels de l'Armenie :
la Grande-Bretagne, la France et la Russie ne pourraient plus venir
en aide a ce peuple malheureux, le masque tomba. Au mois d'avril,
je fus subitement oblige de telegraphier en clair a nos consuls ;
on appliqua de meme une censure très sevère a la correspondance,
mesures qui etaient evidemment destinees a cacher les evenements
d'Asie Mineure, mais bien en vain.
Quoique l'on rendît les voyages extremement difficiles, certains
Americains, principalement des missionnaires, reussirent a passer
; ils vinrent s'asseoir dans mon bureau et pendant des heures me
retracèrent, tandis que des larmes coulaient sur leurs joues, toutes
les horreurs dont ils avaient ete temoins - horreurs dont plusieurs
avaient ete impressionnes au point d'en tomber malades. Quelques-uns
m'apportèrent des lettres de consuls americains, confirmant les
details les plus affreux de leurs recits et en ajoutant d'autres
qu'on ne saurait publier. Et de tout cela, se degageait nettement
l'impression que la depravation et la cruaute infernales des Turcs
s'etaient surpassees. Il n'y avait pas d'autre espoir, me disaient-ils,
pour sauver environ 2.000.000 d'individus du massacre, de la faim et
autres calamites, que l'influence morale des etats-Unis !
Les porte-paroles de la nation condamnee declaraient que si
l'ambassadeur americain ne pouvait persuader aux Turcs de mettre un
frein a leur rage destructive, la race entière disparaîtrait. Non
seulement des missionnaires americains et canadiens me sollicitèrent
d'intervenir, mais encore plusieurs de leurs collègues allemands. Tous
confirmèrent les choses les plus affreuses qu'on m'eût deja racontees
et accusèrent leur propre patrie d'etre sans pitie, ne dissimulant
pas non plus leur humiliation d'etre Allemands et allies a un peuple
capable de telles infamies ; tous connaissaient trop bien la politique
de leur pays pour savoir que celui-ci resterait neutre. Il ne fallait
point attendre de secours du Kaiser, disaient-ils, l'Amerique seule
peut arreter ces massacres.
En principe, je n'avais aucun droit d'intervenir. En depit de la
cruaute des faits, tels qu'ils se presentaient, le traitement inflige
aux sujets armeniens par le gouvernement ottoman n'etait qu'une affaire
domestique. A moins que celui-ci ne s'attaquât directement aux vies ou
aux interets de mes compatriotes, ce n'etait pas de mon ressort et,
la première fois que j'en referai a Talaat, il sut me le rappeler
en termes precis. Cet entretien fut assurement le plus orageux de
tous ceux que nous eûmes ensemble. Je venais de recevoir la visite
de deux missionnaires, qui me donnèrent des details complets sur
les terribles evenements de Konia. Après avoir ecoute leurs recits,
no pouvant plus y tenir, j'allai droit a la Sublime Porte. Je vis au
premier coup d' ~\il que Talaat etait dans un de ses accès d'humeur
feroce. Il avait depuis des mois essaye de faire relâcher deux de
ses amis intimes : Ayoub Sabri et Zinnoun, prisonniers des Anglais
a Malte ; son insuccès l'irritait et l'ennuyait a ce point qu'il en
parlait constamment, s'evertuant a trouver un moyen de les liberer
et me demandant meme mon aide. Il etait en general si courrouce en
songeant a ses amis absents, que nous le disions d'humeur " Ayoub
Sabri " quand son accueil etait notoirement maussade. Le ministre
de l'Interieur traversait precisement une de ces crises, le matin de
ma visite ; une fois de plus, il avait tente de faire rapatrier les
exiles et une fois de plus il avait subi un echec. Comme d'habitude,
il tâcha de se montrer calme et courtois envers moi, mais ses phrases
courtes et bourrues, sa raideur de bouledogue et ses poignets plantes
sur la table, indiquaient que le moment etait mal choisi pour faire
appel a sa pitie ou a son repentir. Je lui parlai tout d'abord d'un
missionnaire canadien, le Dr Mac Naughton, qui subissait en Asie
Mineure un traitement des plus rigoureux.
- Cet homme est un agent anglais, me repondit-il, nous en avons
les preuves.
- Donnez-les moi, demandai-je.
- Nous ne ferons rien pour aucun Anglais ou Canadien, ajouta-t-il,
avant que Ayoub et Zinnoun ne soient liberes.
- Vous m'aviez promis de traiter les Anglais au service des Americains
sur le meme pied que ceux-ci, repliquai-je.
- Cela se peut, reprit le ministre ; mais une promesse n'est pas
eternelle, je l'annule maintenant.
- Si une promesse ne vous engage pas, qu'est-ce qui le fera ?
- Une garantie, repondit-il promptement.
Cette subtilite du caractère ottoman etait interessante au point de
vue psychologique ; mais j'avais des questions d'ordre plus pratique
a regler en ce moment, aussi commencai-je a lui parler des Armeniens
de Konia. Dès mes premiers mots, son attitude devint de plus en plus
belliqueuse ; il se redressa, pret au combat et les yeux enflammes, les
mâchoires serrees, il se pencha vers moi et me dit d'un ton bourru :
" Sont-ils Americains ? "
La forme de cette question n'avait rien de protocolaire, c'etait une
simple facon de me dire que cela ne me regardait pas ; il n'hesita
pas a me le dire categoriquement :
- On ne peut se fier aux Armeniens, prononca-t-il ; et de plus,
nos procedes vis-a-vis d'eux ne sont pas l'affaire des etats-Unis.
J'objectai que, me considerant leur ami, j'etais outre par la facon
dont on les traitait ; mais secouant la tete, il refusa de discuter
davantage. Je vis que je n'obtiendrais rien en insistant ce jour-la
et j'intercedai encore en faveur d'un autre sujet anglais, egalement
maltraite.
- C'est un Anglais, n'est-ce pas ? repondit Talaat, alors j'en ferai
ce que bon me semblera.
- Mangez-le donc si cela vous convient, repliquai-je.
- Non ! Je ne le digererais pas, conclut-il.
Il etait absolument hors de lui : Gott strafe England ! s'exclama-t-il
employant les quelques mots d'allemand qu'il possedait. " Quant a vos
Armeniens, poursuivit-il, nous nous moquons de ce qui peut arriver
; nous vivons au jour le jour ! Et pour ce qui est des Anglais,
je voudrais que vous telegraphiiez a Washington, que nous ne ferons
rien pour eux tant que Ayoub Sabri et Zinnoun ne seront pas relâches ".
Puis se penchant et posant sa tete entre ses mains, il articula en
mauvais anglais, probablement toute sa science en cette langue :
" Ayoub-Sabri ! hemybrudder ! "
Neanmoins, je plaidai encore une fois la cause du Dr Mac Naughton.
- Ce n'est pas un Americain, contesta Talaat, c'est un Canadien.
- C'est presque la meme chose.
- Alors, repliqua-t-il, si je lui rends la liberte, voulez-vous me
promettre que les etats Unis annexeront le Canada ?
- Je vous en donne ma parole, dis-je entrant a mon tour dans sa
plaisanterie.
- Chaque fois que vous venez ici, soupira le ministre, vous vous
arrangez toujours pour m'extorquer quelque chose. C'est bien, vous
pouvez avoir votre Mac Naughton !
Semblable entretien n'avait rien d'encourageant pour ma campagne
en faveur des Armeniens. Mais Talaat n'etait pas toujours d'humeur
aussi execrable, il en changeait comme un enfant, tantôt farouche et
intraitable, tantôt d'une gaiete exuberante et conciliante. Il etait
donc prudent d'attendre un de ses meilleurs moments pour aborder un
sujet qui le mettait hors de lui. L'occasion s'en presenta bientôt ;
quelques jours après cette entrevue, je lui fis une seconde visite ;
dès qu'il me vit, il s'empressa d'ouvrir son secretaire et en retira
une poignee de câblogrammes sur papier jaune :
- Pourquoi ne nous donnez-vous pas cet argent ? dit-il en ricanant.
- Quel argent ? demandai-je.
- Voici un câblogramme pour vous d'Amerique, vous envoyant une grosse
somme pour les Armeniens ; vous devriez en faire meilleur usage et
nous la remettre a nous Turcs ; nous en avons autant besoin qu'eux.
- Je n'ai rien recu, repondis-je.
- Oh non ! mais ca viendra, j'ai toujours la primeur de vos nouvelles,
savez-vous, avant de vous les faire parvenir.
C'etait parfaitement vrai ; chaque matin, les telegrammes ouverts,
recus a Constantinople, etaient envoyes a Talaat qui les lisait tous,
avant de les laisser parvenir a destination et meme ceux adresses
aux ambassadeurs, sauf naturellement les messages chiffres. Dans une
autre circonstance j'aurais proteste contre cette violation de mes
droits, mais la franchise de mon interlocuteur me plut et me fournit
une excellente occasion d'aborder le sujet defendu.
Cette fois encore il se montra evasif, de peur de se compromettre, et
ne sembla pas satisfait de l'interet que mes compatriotes manifestaient
vis-a-vis des Armeniens, expliquant sa politique par le fait que
ces derniers etaient en relation constante avec les Russes ; j'eus
l'impression très nette, qu'en definitive, Talaat etait leur ennemi
le plus implacable. " Je m'apercois, ecrivis-je dans mon Journal a
la date du 3 août, que c'est lui l'instigateur le plus acharne des
souffrances de ces pauvres gens. " Il m'apprit que le Comite " Union
et Progrès " avait examine la question avec soin et que la politique
actuelle etait officiellement celle du gouvernement, ajoutant qu'il
ne fallait pas croire que les deportations eussent ete decidees a la
hâte, mais qu'elles etaient au contraire le resultat de longues et
serieuses de liberations. A mes requetes successives en faveur de ce
peuple, il me repondait sur un ton tantôt serieux, tantôt fâche et
parfois meme degage.
- Je me propose, me dit-il, de discuter un jour avec vous la question
armenienne tout entière ; puis il ajouta a voix basse en turc :
" Mais ce jour ne viendra jamais ".
- D'ailleurs pourquoi vous interessez-vous aux Armeniens ? me
demanda-t-il une autre fois. Vous etes Juif, et ces gens sont
Chretiens. Les Mahometans et les Juifs s'entendent on ne peut mieux.
Vous etes bien considere ici. De quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi
ne pas nous laisser faire de ces Chretiens ce que nous voulons ?
J'ai souvent remarque que les Turcs considèrent presque tout, en
partant d'un point de vue personnel ; toutefois cette consideration
m'etonna fort, bien qu'elle ne fût que le parfait reflet de
la mentalite turque. Le fait qu'en dehors des considerations de
race et de religion, il y eût des choses telles que l'humanite et
la civilisation, n'etaient jamais entrees dans leur esprit ; ils
admettent qu'un Chretien se batte pour un Chretien et un Juif pour un
Juif, mais ils ne concoivent pas des abstractions, comme la justice
ou la bienveillance.
- Vous ne semblez pas comprendre, repondis-je, que je ne suis pas ici
en qualite de Juif, mais comme ambassadeur americain. Mon pays contient
plus de 97.000.000 de Chretiens et moins de 3.000.000 de Juifs ;
de sorte que, par mon titre, je represente 97 % de cette population
de Chretiens. Or la question n'est pas la. Je ne m'adresse pas a
vous au nom d'une race ou d'une religion, mais simplement au nom de
l'humanite. Vous m'avez dit plusieurs fois que vous desiriez faire de
la Turquie une nation marchant avec le progrès ; la facon dont vous
agissez avec les Armeniens ne vous aidera pas a realiser ce vou,
au contraire ! on vous considerera comme un peuple reactionnaire,
bien en retard sur les autres.
- Nous traitons bien les Americains ; je ne vois pas de quoi vous
vous plaindriez.
- Ces persecutions, repondis-je, sont precisement un outrage
fait aux Americains. Il faut partir d'un principe humanitaire et
non point baser vos vues sur des differences de race, sinon les
Etats-Unis ne vous considereront pas en amis et en egaux. De plus,
vous devez comprendre les grands changements qui s'effectuent en ce
moment dans le monde des Chretiens sur toute la terre ; ils oublient
ce qui les separait et toutes les sectes se sont fondues en une
seule. Vous meprisez les missionnaires americains ; n'oubliez pas
que leur travail d'evangelisation est approuve par l'elite de notre
pays, qui le considère au point de vue educatif ; nous ne sommes pas
purement materialistes et faiseurs de fortune, mais encore profondement
altruistes et desireux de repandre la justice et la civilisation dans
tout l'Univers. A la fin de cette guerre, vous vous trouverez en face
d'une nouvelle situation. Vous dites que si vous etes victorieux,
vous pourrez narguer le monde ; vous vous trompez: il vous faudra
faire face a l'opinion publique dans tous les pays, et surtout aux
Etats-Unis; et notre peuple n'oubliera jamais ces massacres, cette
odieuse et systematique destruction des Chretiens en Turquie et
considerera comme des criminels ceux qui en sont responsables. Vous
ne pourrez plus alors invoquer votre position politique et dire que
vous avez agi en tant que ministre de l'Interieur, et non point en
tant que Talaat. Vous blâmez toute idee de justice dans le sens où
nous l'entendons chez nous.
Chose curieuse, mes remarques ne parurent point l'offenser et ne
l'ebranlèrent pas plus que si j'eusse parle a un morceau de bois. Mais
laissant de côte mes abstractions, il en vint a quelque chose de
plus defini.
- Les Armeniens, dit-il, ont refuse de poser les armes quand on les en
a pries ; ils nous ont resiste a Van et a Zeitoun, ce sont les allies
des Russes. Il n'y a pour nous qu'un seul moyen de nous proteger a
l'avenir, c'est precisement la deportation.
- Supposez meme que quelques Armeniens vous aient trahi, ce n'est
pas une raison pour aneantir la race tout entière et faire souffrir
des femmes et des enfants.
- C'est inevitable, repliqua-t-il.
Une reponse qu'il fît plus tard a un reporteur du Berliner Tageblatt,
lui posant la meme question, m'eclaira davantage sur ses sentiments :
" On nous a reproche, dit-il, de n'avoir pas fait parmi les Armeniens
de difference entre les innocents et les coupables ; c'etait absolument
impossible, car les innocents d'aujourd'hui seront peut-etre les
coupables de demain ".
Une des raisons pour lesquelles Talaat repugnait a parler de cette
question avec moi venait de ce que l'employe de l'ambassade qui nous
servait d'interprète etait lui-meme un Armenien. Au debut d'août
il m'envoya un messager special, me demandant si je ne pouvais
le recevoir seul, desirant discuter a fond le problème armenien et
specifiant qu'il serait son propre interprète ; pour la première fois,
il me reconnaissait le droit de m'y interesser.
L'entrevue eut lieu deux jours après. Le hasard voulut que depuis
ma dernière visite j'eusse fait couper ma barbe. Dès que j'entrai,
le ministre me dit sur un ton railleur : " Vous voila redevenu un
jeune homme, si jeune que je ne puis plus vous demander conseil et
avis comme autrefois.
- J'ai fait couper ma barbe, repondis-je, parce qu'elle etait devenue
toute blanche a la suite des douleurs que me causa votre traitement
des Armeniens.
Après cet echange de compliments, nous nous mîmes serieusement a
discuter l'objet de sa visite.
- Je vous ai demande de venir aujourd'hui, commenca-t-il, desirant
vous expliquer notre attitude a l'egard des Armeniens ; elle est
basee sur trois points distincts : en premier lieu, les Armeniens se
sont enrichis aux depens des Turcs ; secondement, ils ont resolu de
se soustraire a notre domination et de creer un etat independant ;
enfin ils ont ouvertement aide nos ennemis, secouru les Russes dans le
Caucase et par la cause nos revers. Nous avons donc pris la decision
irrevocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre.
Je pouvais amplement refuter chacun de ces points. La première
objection n'etait qu'un aveu de la superiorite des Armeniens, au
point de vue de leur capacite industrielle, sur les Turcs paresseux
et bornes. L'idee de les massacrer, pour detruire la concurrence
commerciale, n'etait vraiment pas banale! Quant a l'accusation
principale, a savoir que les Armeniens conspiraient contre la Turquie
et sympathisaient ouvertement avec ses ennemis, provenait de ce
que depuis des annees les Armeniens s'adressaient sans cesse aux
Puissances europeennes pour les proteger contre le vol, le meurtre et
l'outrage. Le problème Armenien, comme tous les conflits de races,
etait le resultat de siècles de mauvais traitements et d'injustice,
Il n'y aurait eu qu'une seule solution ; elaborer un système de
gouvernement base sur l'egalite de tous les citoyens et d'après
lequel les criminels auraient ete châties, en tant qu'individus,
et non point par rapport a leur nationalite. Je discutai longuement
ces questions et quelques autres s'y rattachant.
- Ce n'est pas la peine d'argumenter, objecta Talaat, nous avons
deja liquide la situation des trois quarts des Armeniens ; il n'y en
a plus a Bitlis, ni a Van, ni a Erzeroum. La haine entre les deux
races est si intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon nous
devrons craindre leur vengeance.
- Puisque vous vous souciez peu du point de vue humanitaire, lui fis-je
observer, pensez aux pertes materielles ; ce sont les Armeniens qui
font la prosperite du pays, ils sont a la tete d'un grand nombre de
vos industries et sont vos plus gros contribuables.
Qu'adviendra-t-il de votre commerce si vous les supprimez ?
- Nous nous moquons des dommages economiques, repliqua Talaat, nous
les avons estimes et savons qu'ils ne depasseront pas 5.000.000 de
livres ; cela ne nous inquiète pas. Je vous ai demande de venir ici,
afin de vous faire savoir que notre attitude a ce sujet est absolument
determinee et que rien ne la fera changer. Nous ne voulons plus voir
d'Armeniens en Anatolie, ils peuvent vivre dans le desert, mais nulle
part ailleurs.
J'essayai encore de le convaincre que leurs procedes ruinaient son
pays aux yeux du monde et que celui-ci ne s'en relèverait jamais.
- Vous vous trompez grandement, repetai-je a trois reprises
differentes.
- Oui, nous commettons pas mal d'erreurs ; mais, ajouta-t-il en
rapprochant ses lèvres et secouant la tete, nous ne les regrettons
jamais.
J'eus avec lui plusieurs autres conversations sur le meme sujet,
sans parvenir a l'emouvoir si peu que ce fût. Il revenait toujours a
l'argument qu'il avait expose dans cet entretien, se montrant pret
a accueillir favorablement toute requete concernant des Americains
ou meme des Francais et des Anglais, sans me faire la plus minime
concession quand il s'agissait d'Armeniens. La question semblait
lui tenir profondement a coeur, et sa haine s'accroître avec les
evenements. Un jour que je discutais le cas d'un certain Armenienne
l'assurai qu'il avait tort de le regarder comme un de leurs ennemis,
car il ne leur etait nullement hostile :
- Aucun Armenien ne peut etre notre ami, après ce que nous leur avons
fait, repondit-il.
Cela n'empecha pas cependant Talaat de me demander la chose la
plus etonnante du monde. La New York Life Insurance Company et
l'Equitable Life of New York avaient depuis des annees fait des
affaires considerables avec les Armeniens. L'habitude d'assurer leur
vie n'etait qu'une autre preuve de leur prosperite.
- Je voudrais, dit Talaat, que vous me fassiez avoir par les Compagnies
americaines d'assurances sur la vie une liste complète de leurs clients
armeniens, car ils sont presque tous morts maintenant, sans laisser
d'heritiers ; leur argent revient par consequent au gouvernement,
c'est lui qui doit en beneficier. Voulez-vous me rendre ce service ?
C'en etait trop, et furieux je lui dis : " Ne comptez pas sur moi
pour vous procurer ces listes " et me levant, je le quittai.
Un autre incident provoqua chez Talaat un de ses accès d'humeur
les plus feroces. A la fin de septembre, Mrs. Morgenthau partit
pour l'Amerique ; les supplices des Armeniens l'avaient enormement
affectee, et, ne pouvant plus supporter de vivre dans un tel pays,
elle avait decide de retourner en Amerique, non sans tenter toutefois
une dernière demarche en leur faveur. Elle passa par la Bulgarie,
car on lui avait fait savoir que la reine Eleonore serait contente
de la recevoir; peut-etre etait-ce dû a ce que Mrs. Morgenthau, on le
savait, s'occupait activement d'oeuvres sociales. La Reine Eleonore,
femme d'esprit cultive, menait depuis longtemps une existence triste et
retiree, consacrant la plus grande partie de ses loisirs a combattre le
pauperisme en Bulgarie. Elle connaissait a fond toutes nos institutions
philanthropiques et quelques annees auparavant avait fait un voyage
aux Etats-Unis pour en etudier le fonctionnement sur place. A cette
epoque, elle avait, auprès d'elle deux infirmières americaines du
Henry Street Settlement, de New York, qui initiaient un groupe de
jeunes filles bulgares aux methodes de travail de la Croix Rouge
Americaine. L'unique but de la visite de ma femme etait d'interesser
la Reine au triste sort des Armeniens ; une fois de plus la question
de l'entree en guerre de la Bulgarie traversait une phase critique,
et la Turquie etait disposee a faire des concessions pour gagner
cette nation a sa cause ; le moment etait donc bien choisi pour une
telle requete. La Reine recut Mrs. Morgenthau sans ceremonie et ma
femme s'entretint avec elle, pendant une heure environ, de la question
armenienne. Presque tout ce qu'elle lui en dit etait nouveau pour son
interlocutrice royale, peu de chose en ayant jusqu'ici transpire, et
la Reine etant une de ces personnes a qui l'on peut cacher la verite
aussi longtemps que possible. Mrs. Morgenthau lui raconta donc en
details la facon dont les femmes et enfants armeniens avaient ete
traites et lui demanda d'intervenir, ajoutant meme que ce serait
terrible pour la Bulgarie qui, dans le passe, avait connu semblables
rigueurs de la part des Turcs, de devenir maintenant leur alliee. La
Reine parut infiniment touchee, remercia ma femme de l'avoir mise au
courant et promit de s'occuper sur le champ des malheureux deportes.
Au moment meme où ma femme prenait conge, elle apercut, debout près
de la porte, le duc de Mecklembourg qui se trouvait alors a Sofia
pour essayer d'amener la Bulgarie a declarer la guerre. La Reine le
presenta a ma femme: le duc fut courtois, mais parut plutôt froid et
offense, ses manières et surtout les regards sevères qu'il lancait a
Mrs. Morgenthau prouvaient qu'il avait entendu une grande partie de
la conversation. Il est evident qu'au moment meme où il s'efforcait
d'amener la Bulgarie a se ranger du côte de l'Allemagne, le motif
de l'intercession de ma femme auprès de la Reine n'etait point pour
lui plaire.
Celle-ci s'interessa immediatement a la cause armenienne et le ministre
du Czar Ferdinand a Constantinople recut ordre de protester contre ces
atrocites, protestations qui n'aboutirent a rien, sinon a provoquer
momentanement la colère de Talaat contre l'ambassadeur americain, ce
dont je m'apercus quelques jours après, en me rendant a la Sublime
Porte pour affaires de service ; il repondit a la plupart de mes
questions par des monosyllabes, lancees sur un ton bourru.
Je ne connus que plus tard la cause de ce redoublement d'humeur,
lorsqu'avec l'entree en guerre de la Bulgarie, le grand Boss de
Turquie eut recouvre sa jovialite habituelle.
Son point de vue, dans la question armenienne est tout entier resume
dans l'orgueilleuse fanfaronnade qu'il se permit vis-a-vis de ses amis
: " J'ai plus fait en trois mois pour resoudre le problème armenien
qu'Abdul Hamid en trente ans ! "
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armeniennes parvînt a l'Ambassade americaine, dans tous ses affreux
details. En janvier et en fevrier, des fragments de relations
commencèrent a affluer ; par habitude, on les considera comme
de simples temoignages des desordres regnant dans les provinces
armeniennes depuis plusieurs annees. Vinrent alors des rapports
d'Urumia, qu'Enver et Talaat rejetèrent comme des exagerations
insensees ; et lorsque nous entendîmes parler, pour la première
fois, des troubles de Van, ils declarèrent egalement que c'etaient
les excès d'une populace en effervescence, et qu'il fallait les
reprimer immediatement. Je vois clairement maintenant, ce qui ne
l'etait pas a cette epoque, que le gouvernement turc avait decide de
cacher ces nouvelles le plus longtemps possible au monde exterieur,
et que l'extermination des Armeniens ne viendrait a la connaissance de
l'Europe et de l'Amerique qu'après achèvement. Desirant principalement
nous la laisser ignorer, ils avaient recours aux tergiversations
les plus honteuses, au cours de leurs discussions avec moi ou avec
mes collaborateurs.
Au debut d'avril, on arreta a Constantinople environ 200 Armeniens,
qui furent envoyes dans l'interieur. La plupart d'entre eux occupaient
d'importantes situations, socialement ou materiellement parlant
; j'en connaissais plusieurs et compatissant a leurs douleurs,
j'intercedai en leur faveur auprès de Talaat. Il me repondit que
le gouvernement se trouvait en cas de legitime defense, car les
Armeniens a Van venaient de reveler leurs talents revolutionnaires,
et que les suspects de Constantinople, par leurs relations avec les
Russes, etaient capables de provoquer une insurrection contre le
gouvernement ottoman. Le moyen le plus sûr etait donc de les expedier
a Angora et autres villes eloignees ; Talaat niait que l'expulsion
de la population armenienne fît partie d'un programme premedite,
et assurait meme que celle-ci ne serait point inquietee. Cependant
les details arrivant de l'interieur se firent plus precis et plus
inquietants. Le rappel de la flotte alliee des Dardanelles changea
la face des choses. Jusqu'alors on pressentait qu'il se passait des
choses anormales dans les provinces armeniennes ; mais lorsqu'on
apprit d'une facon certaine que les amis traditionnels de l'Armenie :
la Grande-Bretagne, la France et la Russie ne pourraient plus venir
en aide a ce peuple malheureux, le masque tomba. Au mois d'avril,
je fus subitement oblige de telegraphier en clair a nos consuls ;
on appliqua de meme une censure très sevère a la correspondance,
mesures qui etaient evidemment destinees a cacher les evenements
d'Asie Mineure, mais bien en vain.
Quoique l'on rendît les voyages extremement difficiles, certains
Americains, principalement des missionnaires, reussirent a passer
; ils vinrent s'asseoir dans mon bureau et pendant des heures me
retracèrent, tandis que des larmes coulaient sur leurs joues, toutes
les horreurs dont ils avaient ete temoins - horreurs dont plusieurs
avaient ete impressionnes au point d'en tomber malades. Quelques-uns
m'apportèrent des lettres de consuls americains, confirmant les
details les plus affreux de leurs recits et en ajoutant d'autres
qu'on ne saurait publier. Et de tout cela, se degageait nettement
l'impression que la depravation et la cruaute infernales des Turcs
s'etaient surpassees. Il n'y avait pas d'autre espoir, me disaient-ils,
pour sauver environ 2.000.000 d'individus du massacre, de la faim et
autres calamites, que l'influence morale des etats-Unis !
Les porte-paroles de la nation condamnee declaraient que si
l'ambassadeur americain ne pouvait persuader aux Turcs de mettre un
frein a leur rage destructive, la race entière disparaîtrait. Non
seulement des missionnaires americains et canadiens me sollicitèrent
d'intervenir, mais encore plusieurs de leurs collègues allemands. Tous
confirmèrent les choses les plus affreuses qu'on m'eût deja racontees
et accusèrent leur propre patrie d'etre sans pitie, ne dissimulant
pas non plus leur humiliation d'etre Allemands et allies a un peuple
capable de telles infamies ; tous connaissaient trop bien la politique
de leur pays pour savoir que celui-ci resterait neutre. Il ne fallait
point attendre de secours du Kaiser, disaient-ils, l'Amerique seule
peut arreter ces massacres.
En principe, je n'avais aucun droit d'intervenir. En depit de la
cruaute des faits, tels qu'ils se presentaient, le traitement inflige
aux sujets armeniens par le gouvernement ottoman n'etait qu'une affaire
domestique. A moins que celui-ci ne s'attaquât directement aux vies ou
aux interets de mes compatriotes, ce n'etait pas de mon ressort et,
la première fois que j'en referai a Talaat, il sut me le rappeler
en termes precis. Cet entretien fut assurement le plus orageux de
tous ceux que nous eûmes ensemble. Je venais de recevoir la visite
de deux missionnaires, qui me donnèrent des details complets sur
les terribles evenements de Konia. Après avoir ecoute leurs recits,
no pouvant plus y tenir, j'allai droit a la Sublime Porte. Je vis au
premier coup d' ~\il que Talaat etait dans un de ses accès d'humeur
feroce. Il avait depuis des mois essaye de faire relâcher deux de
ses amis intimes : Ayoub Sabri et Zinnoun, prisonniers des Anglais
a Malte ; son insuccès l'irritait et l'ennuyait a ce point qu'il en
parlait constamment, s'evertuant a trouver un moyen de les liberer
et me demandant meme mon aide. Il etait en general si courrouce en
songeant a ses amis absents, que nous le disions d'humeur " Ayoub
Sabri " quand son accueil etait notoirement maussade. Le ministre
de l'Interieur traversait precisement une de ces crises, le matin de
ma visite ; une fois de plus, il avait tente de faire rapatrier les
exiles et une fois de plus il avait subi un echec. Comme d'habitude,
il tâcha de se montrer calme et courtois envers moi, mais ses phrases
courtes et bourrues, sa raideur de bouledogue et ses poignets plantes
sur la table, indiquaient que le moment etait mal choisi pour faire
appel a sa pitie ou a son repentir. Je lui parlai tout d'abord d'un
missionnaire canadien, le Dr Mac Naughton, qui subissait en Asie
Mineure un traitement des plus rigoureux.
- Cet homme est un agent anglais, me repondit-il, nous en avons
les preuves.
- Donnez-les moi, demandai-je.
- Nous ne ferons rien pour aucun Anglais ou Canadien, ajouta-t-il,
avant que Ayoub et Zinnoun ne soient liberes.
- Vous m'aviez promis de traiter les Anglais au service des Americains
sur le meme pied que ceux-ci, repliquai-je.
- Cela se peut, reprit le ministre ; mais une promesse n'est pas
eternelle, je l'annule maintenant.
- Si une promesse ne vous engage pas, qu'est-ce qui le fera ?
- Une garantie, repondit-il promptement.
Cette subtilite du caractère ottoman etait interessante au point de
vue psychologique ; mais j'avais des questions d'ordre plus pratique
a regler en ce moment, aussi commencai-je a lui parler des Armeniens
de Konia. Dès mes premiers mots, son attitude devint de plus en plus
belliqueuse ; il se redressa, pret au combat et les yeux enflammes, les
mâchoires serrees, il se pencha vers moi et me dit d'un ton bourru :
" Sont-ils Americains ? "
La forme de cette question n'avait rien de protocolaire, c'etait une
simple facon de me dire que cela ne me regardait pas ; il n'hesita
pas a me le dire categoriquement :
- On ne peut se fier aux Armeniens, prononca-t-il ; et de plus,
nos procedes vis-a-vis d'eux ne sont pas l'affaire des etats-Unis.
J'objectai que, me considerant leur ami, j'etais outre par la facon
dont on les traitait ; mais secouant la tete, il refusa de discuter
davantage. Je vis que je n'obtiendrais rien en insistant ce jour-la
et j'intercedai encore en faveur d'un autre sujet anglais, egalement
maltraite.
- C'est un Anglais, n'est-ce pas ? repondit Talaat, alors j'en ferai
ce que bon me semblera.
- Mangez-le donc si cela vous convient, repliquai-je.
- Non ! Je ne le digererais pas, conclut-il.
Il etait absolument hors de lui : Gott strafe England ! s'exclama-t-il
employant les quelques mots d'allemand qu'il possedait. " Quant a vos
Armeniens, poursuivit-il, nous nous moquons de ce qui peut arriver
; nous vivons au jour le jour ! Et pour ce qui est des Anglais,
je voudrais que vous telegraphiiez a Washington, que nous ne ferons
rien pour eux tant que Ayoub Sabri et Zinnoun ne seront pas relâches ".
Puis se penchant et posant sa tete entre ses mains, il articula en
mauvais anglais, probablement toute sa science en cette langue :
" Ayoub-Sabri ! hemybrudder ! "
Neanmoins, je plaidai encore une fois la cause du Dr Mac Naughton.
- Ce n'est pas un Americain, contesta Talaat, c'est un Canadien.
- C'est presque la meme chose.
- Alors, repliqua-t-il, si je lui rends la liberte, voulez-vous me
promettre que les etats Unis annexeront le Canada ?
- Je vous en donne ma parole, dis-je entrant a mon tour dans sa
plaisanterie.
- Chaque fois que vous venez ici, soupira le ministre, vous vous
arrangez toujours pour m'extorquer quelque chose. C'est bien, vous
pouvez avoir votre Mac Naughton !
Semblable entretien n'avait rien d'encourageant pour ma campagne
en faveur des Armeniens. Mais Talaat n'etait pas toujours d'humeur
aussi execrable, il en changeait comme un enfant, tantôt farouche et
intraitable, tantôt d'une gaiete exuberante et conciliante. Il etait
donc prudent d'attendre un de ses meilleurs moments pour aborder un
sujet qui le mettait hors de lui. L'occasion s'en presenta bientôt ;
quelques jours après cette entrevue, je lui fis une seconde visite ;
dès qu'il me vit, il s'empressa d'ouvrir son secretaire et en retira
une poignee de câblogrammes sur papier jaune :
- Pourquoi ne nous donnez-vous pas cet argent ? dit-il en ricanant.
- Quel argent ? demandai-je.
- Voici un câblogramme pour vous d'Amerique, vous envoyant une grosse
somme pour les Armeniens ; vous devriez en faire meilleur usage et
nous la remettre a nous Turcs ; nous en avons autant besoin qu'eux.
- Je n'ai rien recu, repondis-je.
- Oh non ! mais ca viendra, j'ai toujours la primeur de vos nouvelles,
savez-vous, avant de vous les faire parvenir.
C'etait parfaitement vrai ; chaque matin, les telegrammes ouverts,
recus a Constantinople, etaient envoyes a Talaat qui les lisait tous,
avant de les laisser parvenir a destination et meme ceux adresses
aux ambassadeurs, sauf naturellement les messages chiffres. Dans une
autre circonstance j'aurais proteste contre cette violation de mes
droits, mais la franchise de mon interlocuteur me plut et me fournit
une excellente occasion d'aborder le sujet defendu.
Cette fois encore il se montra evasif, de peur de se compromettre, et
ne sembla pas satisfait de l'interet que mes compatriotes manifestaient
vis-a-vis des Armeniens, expliquant sa politique par le fait que
ces derniers etaient en relation constante avec les Russes ; j'eus
l'impression très nette, qu'en definitive, Talaat etait leur ennemi
le plus implacable. " Je m'apercois, ecrivis-je dans mon Journal a
la date du 3 août, que c'est lui l'instigateur le plus acharne des
souffrances de ces pauvres gens. " Il m'apprit que le Comite " Union
et Progrès " avait examine la question avec soin et que la politique
actuelle etait officiellement celle du gouvernement, ajoutant qu'il
ne fallait pas croire que les deportations eussent ete decidees a la
hâte, mais qu'elles etaient au contraire le resultat de longues et
serieuses de liberations. A mes requetes successives en faveur de ce
peuple, il me repondait sur un ton tantôt serieux, tantôt fâche et
parfois meme degage.
- Je me propose, me dit-il, de discuter un jour avec vous la question
armenienne tout entière ; puis il ajouta a voix basse en turc :
" Mais ce jour ne viendra jamais ".
- D'ailleurs pourquoi vous interessez-vous aux Armeniens ? me
demanda-t-il une autre fois. Vous etes Juif, et ces gens sont
Chretiens. Les Mahometans et les Juifs s'entendent on ne peut mieux.
Vous etes bien considere ici. De quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi
ne pas nous laisser faire de ces Chretiens ce que nous voulons ?
J'ai souvent remarque que les Turcs considèrent presque tout, en
partant d'un point de vue personnel ; toutefois cette consideration
m'etonna fort, bien qu'elle ne fût que le parfait reflet de
la mentalite turque. Le fait qu'en dehors des considerations de
race et de religion, il y eût des choses telles que l'humanite et
la civilisation, n'etaient jamais entrees dans leur esprit ; ils
admettent qu'un Chretien se batte pour un Chretien et un Juif pour un
Juif, mais ils ne concoivent pas des abstractions, comme la justice
ou la bienveillance.
- Vous ne semblez pas comprendre, repondis-je, que je ne suis pas ici
en qualite de Juif, mais comme ambassadeur americain. Mon pays contient
plus de 97.000.000 de Chretiens et moins de 3.000.000 de Juifs ;
de sorte que, par mon titre, je represente 97 % de cette population
de Chretiens. Or la question n'est pas la. Je ne m'adresse pas a
vous au nom d'une race ou d'une religion, mais simplement au nom de
l'humanite. Vous m'avez dit plusieurs fois que vous desiriez faire de
la Turquie une nation marchant avec le progrès ; la facon dont vous
agissez avec les Armeniens ne vous aidera pas a realiser ce vou,
au contraire ! on vous considerera comme un peuple reactionnaire,
bien en retard sur les autres.
- Nous traitons bien les Americains ; je ne vois pas de quoi vous
vous plaindriez.
- Ces persecutions, repondis-je, sont precisement un outrage
fait aux Americains. Il faut partir d'un principe humanitaire et
non point baser vos vues sur des differences de race, sinon les
Etats-Unis ne vous considereront pas en amis et en egaux. De plus,
vous devez comprendre les grands changements qui s'effectuent en ce
moment dans le monde des Chretiens sur toute la terre ; ils oublient
ce qui les separait et toutes les sectes se sont fondues en une
seule. Vous meprisez les missionnaires americains ; n'oubliez pas
que leur travail d'evangelisation est approuve par l'elite de notre
pays, qui le considère au point de vue educatif ; nous ne sommes pas
purement materialistes et faiseurs de fortune, mais encore profondement
altruistes et desireux de repandre la justice et la civilisation dans
tout l'Univers. A la fin de cette guerre, vous vous trouverez en face
d'une nouvelle situation. Vous dites que si vous etes victorieux,
vous pourrez narguer le monde ; vous vous trompez: il vous faudra
faire face a l'opinion publique dans tous les pays, et surtout aux
Etats-Unis; et notre peuple n'oubliera jamais ces massacres, cette
odieuse et systematique destruction des Chretiens en Turquie et
considerera comme des criminels ceux qui en sont responsables. Vous
ne pourrez plus alors invoquer votre position politique et dire que
vous avez agi en tant que ministre de l'Interieur, et non point en
tant que Talaat. Vous blâmez toute idee de justice dans le sens où
nous l'entendons chez nous.
Chose curieuse, mes remarques ne parurent point l'offenser et ne
l'ebranlèrent pas plus que si j'eusse parle a un morceau de bois. Mais
laissant de côte mes abstractions, il en vint a quelque chose de
plus defini.
- Les Armeniens, dit-il, ont refuse de poser les armes quand on les en
a pries ; ils nous ont resiste a Van et a Zeitoun, ce sont les allies
des Russes. Il n'y a pour nous qu'un seul moyen de nous proteger a
l'avenir, c'est precisement la deportation.
- Supposez meme que quelques Armeniens vous aient trahi, ce n'est
pas une raison pour aneantir la race tout entière et faire souffrir
des femmes et des enfants.
- C'est inevitable, repliqua-t-il.
Une reponse qu'il fît plus tard a un reporteur du Berliner Tageblatt,
lui posant la meme question, m'eclaira davantage sur ses sentiments :
" On nous a reproche, dit-il, de n'avoir pas fait parmi les Armeniens
de difference entre les innocents et les coupables ; c'etait absolument
impossible, car les innocents d'aujourd'hui seront peut-etre les
coupables de demain ".
Une des raisons pour lesquelles Talaat repugnait a parler de cette
question avec moi venait de ce que l'employe de l'ambassade qui nous
servait d'interprète etait lui-meme un Armenien. Au debut d'août
il m'envoya un messager special, me demandant si je ne pouvais
le recevoir seul, desirant discuter a fond le problème armenien et
specifiant qu'il serait son propre interprète ; pour la première fois,
il me reconnaissait le droit de m'y interesser.
L'entrevue eut lieu deux jours après. Le hasard voulut que depuis
ma dernière visite j'eusse fait couper ma barbe. Dès que j'entrai,
le ministre me dit sur un ton railleur : " Vous voila redevenu un
jeune homme, si jeune que je ne puis plus vous demander conseil et
avis comme autrefois.
- J'ai fait couper ma barbe, repondis-je, parce qu'elle etait devenue
toute blanche a la suite des douleurs que me causa votre traitement
des Armeniens.
Après cet echange de compliments, nous nous mîmes serieusement a
discuter l'objet de sa visite.
- Je vous ai demande de venir aujourd'hui, commenca-t-il, desirant
vous expliquer notre attitude a l'egard des Armeniens ; elle est
basee sur trois points distincts : en premier lieu, les Armeniens se
sont enrichis aux depens des Turcs ; secondement, ils ont resolu de
se soustraire a notre domination et de creer un etat independant ;
enfin ils ont ouvertement aide nos ennemis, secouru les Russes dans le
Caucase et par la cause nos revers. Nous avons donc pris la decision
irrevocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre.
Je pouvais amplement refuter chacun de ces points. La première
objection n'etait qu'un aveu de la superiorite des Armeniens, au
point de vue de leur capacite industrielle, sur les Turcs paresseux
et bornes. L'idee de les massacrer, pour detruire la concurrence
commerciale, n'etait vraiment pas banale! Quant a l'accusation
principale, a savoir que les Armeniens conspiraient contre la Turquie
et sympathisaient ouvertement avec ses ennemis, provenait de ce
que depuis des annees les Armeniens s'adressaient sans cesse aux
Puissances europeennes pour les proteger contre le vol, le meurtre et
l'outrage. Le problème Armenien, comme tous les conflits de races,
etait le resultat de siècles de mauvais traitements et d'injustice,
Il n'y aurait eu qu'une seule solution ; elaborer un système de
gouvernement base sur l'egalite de tous les citoyens et d'après
lequel les criminels auraient ete châties, en tant qu'individus,
et non point par rapport a leur nationalite. Je discutai longuement
ces questions et quelques autres s'y rattachant.
- Ce n'est pas la peine d'argumenter, objecta Talaat, nous avons
deja liquide la situation des trois quarts des Armeniens ; il n'y en
a plus a Bitlis, ni a Van, ni a Erzeroum. La haine entre les deux
races est si intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon nous
devrons craindre leur vengeance.
- Puisque vous vous souciez peu du point de vue humanitaire, lui fis-je
observer, pensez aux pertes materielles ; ce sont les Armeniens qui
font la prosperite du pays, ils sont a la tete d'un grand nombre de
vos industries et sont vos plus gros contribuables.
Qu'adviendra-t-il de votre commerce si vous les supprimez ?
- Nous nous moquons des dommages economiques, repliqua Talaat, nous
les avons estimes et savons qu'ils ne depasseront pas 5.000.000 de
livres ; cela ne nous inquiète pas. Je vous ai demande de venir ici,
afin de vous faire savoir que notre attitude a ce sujet est absolument
determinee et que rien ne la fera changer. Nous ne voulons plus voir
d'Armeniens en Anatolie, ils peuvent vivre dans le desert, mais nulle
part ailleurs.
J'essayai encore de le convaincre que leurs procedes ruinaient son
pays aux yeux du monde et que celui-ci ne s'en relèverait jamais.
- Vous vous trompez grandement, repetai-je a trois reprises
differentes.
- Oui, nous commettons pas mal d'erreurs ; mais, ajouta-t-il en
rapprochant ses lèvres et secouant la tete, nous ne les regrettons
jamais.
J'eus avec lui plusieurs autres conversations sur le meme sujet,
sans parvenir a l'emouvoir si peu que ce fût. Il revenait toujours a
l'argument qu'il avait expose dans cet entretien, se montrant pret
a accueillir favorablement toute requete concernant des Americains
ou meme des Francais et des Anglais, sans me faire la plus minime
concession quand il s'agissait d'Armeniens. La question semblait
lui tenir profondement a coeur, et sa haine s'accroître avec les
evenements. Un jour que je discutais le cas d'un certain Armenienne
l'assurai qu'il avait tort de le regarder comme un de leurs ennemis,
car il ne leur etait nullement hostile :
- Aucun Armenien ne peut etre notre ami, après ce que nous leur avons
fait, repondit-il.
Cela n'empecha pas cependant Talaat de me demander la chose la
plus etonnante du monde. La New York Life Insurance Company et
l'Equitable Life of New York avaient depuis des annees fait des
affaires considerables avec les Armeniens. L'habitude d'assurer leur
vie n'etait qu'une autre preuve de leur prosperite.
- Je voudrais, dit Talaat, que vous me fassiez avoir par les Compagnies
americaines d'assurances sur la vie une liste complète de leurs clients
armeniens, car ils sont presque tous morts maintenant, sans laisser
d'heritiers ; leur argent revient par consequent au gouvernement,
c'est lui qui doit en beneficier. Voulez-vous me rendre ce service ?
C'en etait trop, et furieux je lui dis : " Ne comptez pas sur moi
pour vous procurer ces listes " et me levant, je le quittai.
Un autre incident provoqua chez Talaat un de ses accès d'humeur
les plus feroces. A la fin de septembre, Mrs. Morgenthau partit
pour l'Amerique ; les supplices des Armeniens l'avaient enormement
affectee, et, ne pouvant plus supporter de vivre dans un tel pays,
elle avait decide de retourner en Amerique, non sans tenter toutefois
une dernière demarche en leur faveur. Elle passa par la Bulgarie,
car on lui avait fait savoir que la reine Eleonore serait contente
de la recevoir; peut-etre etait-ce dû a ce que Mrs. Morgenthau, on le
savait, s'occupait activement d'oeuvres sociales. La Reine Eleonore,
femme d'esprit cultive, menait depuis longtemps une existence triste et
retiree, consacrant la plus grande partie de ses loisirs a combattre le
pauperisme en Bulgarie. Elle connaissait a fond toutes nos institutions
philanthropiques et quelques annees auparavant avait fait un voyage
aux Etats-Unis pour en etudier le fonctionnement sur place. A cette
epoque, elle avait, auprès d'elle deux infirmières americaines du
Henry Street Settlement, de New York, qui initiaient un groupe de
jeunes filles bulgares aux methodes de travail de la Croix Rouge
Americaine. L'unique but de la visite de ma femme etait d'interesser
la Reine au triste sort des Armeniens ; une fois de plus la question
de l'entree en guerre de la Bulgarie traversait une phase critique,
et la Turquie etait disposee a faire des concessions pour gagner
cette nation a sa cause ; le moment etait donc bien choisi pour une
telle requete. La Reine recut Mrs. Morgenthau sans ceremonie et ma
femme s'entretint avec elle, pendant une heure environ, de la question
armenienne. Presque tout ce qu'elle lui en dit etait nouveau pour son
interlocutrice royale, peu de chose en ayant jusqu'ici transpire, et
la Reine etant une de ces personnes a qui l'on peut cacher la verite
aussi longtemps que possible. Mrs. Morgenthau lui raconta donc en
details la facon dont les femmes et enfants armeniens avaient ete
traites et lui demanda d'intervenir, ajoutant meme que ce serait
terrible pour la Bulgarie qui, dans le passe, avait connu semblables
rigueurs de la part des Turcs, de devenir maintenant leur alliee. La
Reine parut infiniment touchee, remercia ma femme de l'avoir mise au
courant et promit de s'occuper sur le champ des malheureux deportes.
Au moment meme où ma femme prenait conge, elle apercut, debout près
de la porte, le duc de Mecklembourg qui se trouvait alors a Sofia
pour essayer d'amener la Bulgarie a declarer la guerre. La Reine le
presenta a ma femme: le duc fut courtois, mais parut plutôt froid et
offense, ses manières et surtout les regards sevères qu'il lancait a
Mrs. Morgenthau prouvaient qu'il avait entendu une grande partie de
la conversation. Il est evident qu'au moment meme où il s'efforcait
d'amener la Bulgarie a se ranger du côte de l'Allemagne, le motif
de l'intercession de ma femme auprès de la Reine n'etait point pour
lui plaire.
Celle-ci s'interessa immediatement a la cause armenienne et le ministre
du Czar Ferdinand a Constantinople recut ordre de protester contre ces
atrocites, protestations qui n'aboutirent a rien, sinon a provoquer
momentanement la colère de Talaat contre l'ambassadeur americain, ce
dont je m'apercus quelques jours après, en me rendant a la Sublime
Porte pour affaires de service ; il repondit a la plupart de mes
questions par des monosyllabes, lancees sur un ton bourru.
Je ne connus que plus tard la cause de ce redoublement d'humeur,
lorsqu'avec l'entree en guerre de la Bulgarie, le grand Boss de
Turquie eut recouvre sa jovialite habituelle.
Son point de vue, dans la question armenienne est tout entier resume
dans l'orgueilleuse fanfaronnade qu'il se permit vis-a-vis de ses amis
: " J'ai plus fait en trois mois pour resoudre le problème armenien
qu'Abdul Hamid en trente ans ! "
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