WANGENHEIM REFUSE D'INTERVENIR EN FAVEUR DES ARMENIENS
Imprescriptible.fr
Publie le : 05-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire des Extraits des Memoires de l'Ambassadeur Henri
Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis a Constantinople de 1913 a 1916,
publies sur le site d'Imprescriptible.fr. Avocat d'origine juive,
Henri Morgenthau s'est employe en vain pendant toute la duree de
son mandat dans l'Empire ottoman, a contacter personnellement les
chefs turcs du Comite Union et Progrès, les " Jeunes Turcs " Enver,
Djemal et Talaat, pour les appeler a faire cesser les deportations et
l'extermination de la population armenienne de Turquie. Il est l'un des
Justes qui a oeuvre pour defendre les victimes du genocide armenien.
Au moment où la question armenienne atteignit son point culminant,
il est interessant de se demander ce que fut le rôle de l'Allemagne :
jusqu'a quel point le Kaiser fut-il responsable des massacres?
Favorisa t-il ces persecutions ? les tolera-t-il simplement ? ou enfin
s'y opposa-t-il ? L'Allemagne, pendant ces quatre dernières annees, a
rempli de ses crimes les pages les plus noires de l'histoire ; faut-il
ajouter a son actif celle-ci, incontestablement la plus sombre ?
Je presume que beaucoup de personnes trouveront dans les theories
des gouvernants turcs, plus d'une ressemblance avec la philosophie de
guerre allemande. Il me suffira de repeter quelques phrases d'Enver
et de ses collègues, au cours de nos discussions a ce sujet : " Les
Armeniens sont cause de tous leurs maux ". " Je les en avais dûment
avertis. " " Nous luttions alors pour notre propre existence. " " Nous
avions le droit d'avoir recours aux moyens susceptibles de realiser
nos buts. " " Nous n'avons pas le temps de distinguer l'innocent
du coupable. " " Actuellement, la Turquie n'a qu'un devoir : etre
victorieuse ", etc., etc.
Ces phrases ont un son familier, n'est-ce pas ? En verite, je pourrais,
en transcrivant ces citations, mettre ces propos dans la bouche d'un
general allemand et nous aurions un expose presque identique des
methodes germaniques envers les nations conquises.
L'enseignement prussien va plus loin, car les systèmes appliques
aux Armeniens avaient un trait nouveau : ils n'etaient point turcs du
tout. Depuis des siècles, les Mahometans avaient persecute leurs sujets
armeniens et autres peuples assujettis avec une barbarie inconcevable ;
mais de facon grossière, maladroite et peu scientifique : par exemple,
ils excellaient a faire jaillir a coups de massue la cervelle d'un
Armenien, detail penible qui illustre d'une facon parfaite les procedes
primitifs et feroces qu'ils employaient alors.
Ils admettaient l'usage du meurtre, sans penser a l'eriger en
institution. En 1915 et 1916, ils s'inspirèrent d'une toute autre
mentalite, dont le resultat fut la deportation. Les Turcs, pendant
cinq cents ans, avaient invente des moyens innombrables de torturer
physiquement leurs sujets chretiens ; cependant il ne leur etait jamais
venu a l'esprit de les arracher en masse aux foyers fondes par leurs
ancetres depuis des siècles et des siècles et de les envoyer au loin,
dans le desert. Où prirent-ils cette idee ? J'ai deja raconte comment,
en 1914, peu de temps avant la guerre europeenne, le gouvernement
expulsa environ 100.000 Grecs de leurs vieilles demeures, le long
de la côte d'Asie, et les transporta dans certaines îles de la mer
Egee. J'ai dit egalement que l'amiral Usedom, l'un des grands experts
navals allemands en Turquie, me revela que c'etaient ses compatriotes
eux-memes qui en avaient demontre l'utilite aux Turcs. Il importe
d'etablir qu'aujourd'hui semblables methodes sont exclusivement
allemandes. Quiconque a lu la litterature des Pangermanistes le sait
; ces fanatiques ont projete, de propos delibere, l'expulsion des
Francais de certaines parties de la France, des Belges de la Belgique,
des Polonais de la Pologne, des Slaves de Russie, et autres peuples
indigènes des territoires qu'ils ont habites pendant des milliers
d'annees, et l'installation a leurs places d'Allemands serieux et
loyaux. Il serait superflu de prouver qu'ils ont preche cette theorie
comme politique d'Etat, et qu'ils viennent de la mettre en pratique
ces quatre dernières annees, en enlevant a leur pays natal plusieurs
milliers de Belges et de Francais, tandis que l'Autriche-Hongrie
massacrait une grande partie de la population serbe et transferait
des milliers d'enfants serbes sur son sol, pour en faire des sujets
soumis a ses lois ! Et la fin de la guerre seule nous dira toute
l'importance de ces mouvements de population!
Certains ecrivains allemands ont meme conseille l'application de
ces principes aux Armeniens. Paul Rohrbach ecrit dans le Temps de
Paris " qu'a une conference, tenue a Berlin il y a quelque temps, on
recommandait l'evacuation totale de la nation armenienne ; celle-ci,
dispersee du côte de la Mesopotamie, serait remplacee par des Turcs,
afin de soustraire le pays a toute influence russe, tandis que la
Mesopotamie serait peuplee des fermiers dont elle a grand besoin
". Le but etait facile a comprendre : l'Allemagne etait en train
de construire le chemin de fer de Bagdad, qui traverse le desert de
Mesopotamie et joue un rôle essentiel dans l'etablissement du grand
et nouvel empire germanique, devant s'etendre de Hambourg au Golfe
Persique. Pour que cette voie ferree repondît a ce qu'on en attendait,
il fallait que tout alentour habitât une population industrieuse
et prospère. Or le Turc indolent ne pouvait se transformer en colon,
tandis que l'Armenien reunissait en lui toutes les qualites necessaires
a semblable entreprise. C'est ce qui fut execute en parfaite harmonie
avec la conception allemande de la politique gouvernementale, laquelle
ne s'embarrassait point du fait que cette race, habituee a vivre sous
un climat tempere, serait soudainement transportee dans un desert
brûlant et desole.
Je m'apercus en outre que l'Allemagne avait propage ces idees depuis
longtemps deja ; des savants avaient fait des conferences en Orient a
ce sujet. " Je me rappelle avoir assiste a une conference d'un celèbre
professeur allemand, me dit un Armenien, dont le thème principal etait
que, dans toute son histoire, la Turquie avait commis une grave faute,
en montrant trop de pitie envers la population non musulmane, et que
le seul moyen d'assurer la prosperite de l'Empire etait au contraire
de traiter sans menagement toutes les races et nations asservies,
en desaccord avec ses desseins. "
Les Pangermanistes ont eux aussi exprime leurs opinions sur la question
armenienne. Il me suffira de citer celle de l'auteur de la Mittel
Europa, Friedrich Naumann, l'un des plus capables vulgarisateurs de
leurs conceptions particulières. Dans la partie de son travail sur
l'Asie, Naumann, qui fut au debut de sa carrière pasteur evangelique,
traite de facon approfondie les massacres armeniens de 1895-96;
quelques passages devoileront le secret de la politique allemande,
en face de telles infamies : " Si nous considerons simplement,
ecrit-il, la brutale extermination de 80.000 a 100.000 Armeniens,
il n'y a pas plusieurs manières de voir ; nous devons condamner avec
indignation et vehemence, et les assassins et les instigateurs ;
ils ont commis les massacres les plus abominables, massacres plus
nombreux et plus affreux que ceux infliges aux Saxons par le grand
Charlemagne, car les tortures decrites par Lepsius n'ont point
d'equivalent. Quel sentiment nous empeche donc d'accabler le Turc et
de lui dire : " Va-t'en, miserable ! " Un seul motif nous retient,
car celui-ci nous repondrait : " Moi aussi, je me bats pour ma propre
existence ! " et, en verite, nous le croyons. Nous sommes convaincus,
en depit de la revolte que cette barbarie sanglante excite en nous,
que les Turcs se defendent legitimement, et que les massacres et la
question armeniens ne sont qu'une affaire de politique interieure,
un simple episode dans l'agonie d'un empire moribond, qui veut
encore essayer de se sauver en versant du sang humain. Toutes les
grandes puissances, sauf l'Allemagne, ont adopte une attitude qui
tend a renverser la situation actuelle de l'Etat ottoman, reclamant
pour les peuples asservis les droits de l'homme ou de l'humanite,
de la civilisation ou de la liberte civique, en un mot, ce qui en
ferait les egaux des Turcs. Mais pas plus que l'ancien Empire romain
despotique ne put tolerer la religion du Nazareen, l'Empire turc, qui
est le veritable successeur de l'Empire romain d'Orient, ne saurait
supporter, parmi ses sujets, des representants du christianisme
libre de l'Occident. Le problème armenien est donc pour les Ottomans
une question d'interet vital et c'est pourquoi ils ont recours a des
actes barbares et asiatiques : les Armeniens ont ete extermines dans
des conditions telles, qu'ils ne pourront d'ici longtemps se relever
et constituer une force organique. C'est, sans contredit, une action
desesperee, abominable et honteuse, mais surtout une triste page
de l'histoire universelle a la manière asiatique... Malgre donc le
degoût du chretien allemand en face de ces faits, il ne peut rien,
sinon panser les plaies de son mieux et laisser les choses suivre
leur cours fatal. Notre programme en Orient est depuis longtemps
determine, nous faisons partie du groupe qui protège la Turquie,
et d'après cela nous basons notre conduite... Nous n'empechons
pas des chretiens compatissants de s'occuper des victimes de ces
crimes affreux, d'elever les enfants et de soigner les adultes. Que
Dieu benisse ces bonnes oeuvres comme toute autre preuve de foi
! Mais nous devons prendre garde que ce zèle charitable ne prenne
la forme d'actions politiques, capables d'entraver nos projets. L'
internationaliste, celui qui appartient au groupe ideologue anglais,
peut soutenir les Armeniens ; mais le nationaliste, celui qui ne
veut point sacrifier l'avenir de l'Allemagne a l'Angleterre, doit,
quand il s'agit de politique exterieure, suivre la route tracee par
Bismarck, serait-ce aux depens de toute pitie... Politique nationale,
voila la raison morale et profonde pour laquelle nous, hommes d'etat,
nous devons rester indifferents aux souffrances des peuples chretiens
en Turquie, quelque douloureux que ce soit pour nos sentiments
humains... C'est notre devoir, qu'il nous faut reconnaître et avouer
a Dieu et aux hommes. Si donc pour cette raison, nous soutenons
l'existence de l'Empire ottoman, nous le faisons dans notre propre
interet, pour notre grand avenir... D'un côte se trouvent nos devoirs,
en tant que nation, de l'autre nos obligations en tant qu'individus
; il y a des cas où, dans un conflit, il nous est permis de choisir
l'intermediaire, qui peut satisfaire le point de vue humain, rarement
le point de vue spirituel. Dans cette circonstance, comme dans des
situations analogues, il nous faut voir clairement de quel côte est
la plus haute et la plus importante obligation morale ; et quand le
choix est fait, aucune hesitation n'est permise. Guillaume II s'est
prononce : il est devenu l'ami du Sultan, car il reve d'une Allemagne
plus grande et independante ".
Telle etait la philosophie etatiste allemande et j'eus l'occasion
d'en observer la realisation pratique a propos des Armeniens. Dès que
les premiers echos de leur martyre arrivèrent a Constantinople, il me
vint a l'esprit que le meilleur moyen d'arreter ces tueries serait que
les representants diplomatiques de tous les pays s'unissent pour en
appeler au gouvernement ottoman lui-meme. J'en parlai a Wangenheim
vers la fin de mars ; il se montra categoriquement hostile a mes
proteges, les accusant en termes grossiers de tous les defauts,
traita, a l'instar de Talaat et d'Enver, l'episode de Van de revolte
injustifiee et me declara que, pour lui, ils n'etaient que des traîtres
et des miserables.
" Je viendrai en aide aux Sionistes, continua-t-il, pensant me faire
plaisir ; mais je ne ferai rien pour les Armeniens. "
Il affectait de considerer cette question comme touchant
particulièrement les etats-Unis et mon intervention constante lui
donnait a penser que toute pitie a l'egard de cette race serait une
faveur accordee au gouvernement americain, ce qu'en ce moment il
n'etait nullement dispose a faire.
" Les etats-Unis semblent etre le seul pays qui s'interesse aux
Armeniens, commenca-t-il ; ceux-ci ont des amis dans vos missionnaires
et des protecteurs dans vos compatriotes ; leur venir en aide est
donc uniquement du ressort americain. Comment pouvez-vous esperer
que je fasse quoi que ce soit, quand votre pays vend des armes a
nos ennemis ? M. Bryan vient de declarer que ce n'est pas sortir
de la neutralite que de vendre des munitions a l'Angleterre et a
la France. Tant que votre gouvernement conservera cette attitude,
nous ne nous interesserons pas a vos proteges. "
Sans aucun doute personne, sauf un logicien allemand, n'aurait
decouvert de rapport entre notre vente de materiel de guerre aux allies
et les attaques turques contre des centaines de milliers de femmes
et d'enfants armeniens ! Ce fut tout ce que j'obtins de Wangenheim
pour le moment. Je revins souvent a la charge, mais il repoussait
chaque fois mes prières, alleguant l'emploi d'obus americains aux
Dardanelles. Puis il y eut un froid entre nous, parce que je lui
refusais le " credit " d'avoir empeche la deportation des civils
francais et anglais dans la peninsule de Gallipoli, et après une
conversation telephonique quelque peu aigre, dans laquelle il me
demandait de telegraphier a Washington qu'il n'avait pas hetzed les
Turcs a ce sujet, nos visites reciproques cessèrent plusieurs semaines.
Il y avait a Constantinople certains Allemands influents, qui ne
partageaient pas la manière de voir Wangenheim, entre autre Paul Weitz,
le correspondant depuis trente ans de la Frankfurter Zeitung et qui
connaissait sans doute, mieux qu'aucun de ses compatriotes, l'etat
des affaires en Orient. Bien que Wangenheim en appelât constamment
a lui pour des renseignements divers, il ne suivait pas toujours
ses conseils, car Weitz n'etait pas sans critiquer l'attitude
imperiale vis-a-vis de l'Armenie, persuade que le refus de son pays
d'intervenir lui ferait un tort irreparable. Il le disait d'ailleurs
a l'ambassadeur, helas ! sans aucun succès. Il m'en parla lui-meme
en janvier 1916, quelques semaines avant mon depart de Turquie ;
je cite ses propres paroles :
" Je me rappelle ce que vous m'avez dit, il y a quelque temps, que mon
pays commettait une grave faute, au sujet de la question armenienne.
Je suis tout a fait de votre avis, mais quand j'ai presente ce point
de vue a Wangenheim, il m'a mis deux fois a la porte ! "
Un autre Allemand oppose aux atrocites etait Neurath, le Conseiller de
l'Ambassade allemande, dont l'indignation se manifesta envers Talaat
et Enver en termes peu diplomatiques. Il me confessa lui aussi qu'il
n'avait pas reussi a les influencer. " Ils sont insensibles et resolus
a poursuivre leur but. "
Il etait donc evident qu'aucun Allemand ne pourrait agir sur le
gouvernement turc, tant que l'ambassadeur refuserait d'intervenir
et celui-ci, a mesure que le temps passait, n'en manifestait aucune
envie. Desirant toutefois renouer avec moi des relations amicales,
il envoya des tiers me demander pourquoi je ne le voyais plus, et,
sans une circonstance douloureuse qui se produisit alors, il est fort
douteux que nous nous fussions rencontres a nouveau. Au mois de juin,
le lieutenant-colonel Leipzig, l'attache militaire allemand, mourut
dans les circonstances les plus tragiques et les plus mysterieuses,
a la gare de Lule Bourgas, tue d'un coup de revolver ; les uns disent
que l'arme fut dechargee par accident, certains que le colonel se
suicida, d'autres enfin qu'il fut assassine par des Turcs l'ayant
pris pour Liman von Sanders. C'etait un ami intime de Wangenheim,
son compagnon de regiment quand ils etaient jeunes officiers, et
camarades inseparables a Constantinople. Je lui rendis donc visite
immediatement, pour lui exprimer mes condoleances ; je le trouvai très
deprime et soucieux ; il me confia qu'il avait une maladie de coeur,
etait presque a bout de forces et qu'il venait de demander un conge
de quelques semaines. Je savais que la mort de son ami n'etait pas le
seul souci qui l'obsedât ; des missionnaires allemands inondaient sa
patrie de rapports sur les Armeniens, sollicitant l'intervention du
gouvernement. Mais Wangenheim, bien qu'abattu et nerveux se montra
ce jour-la aussi inflexible militariste qu'a l'ordinaire. Quelques
jours après, me rendant ma visite, il me demanda a brûle-pourpoint :
" Où est l'armee de Kitchener ? " Puis il poursuivit : " Nous sommes
disposes a abandonner la Belgique maintenant ; l'Allemagne se propose
de construire une immense flotte de sous-marins, capable d'agir sur un
vaste champ d'operations. Nous pourrons donc dans la prochaine guerre
isoler entièrement l'Angleterre ; nous n'avons, par consequent, pas
besoin de la Belgique comme base de sous-marins ; nous la rendrons
aux Belges et prendrons le Congo en echange. "
Je hasardai encore une prière en faveur des Chretiens persecutes et
la discussion s'elargit :
" Les Armeniens, dit Wangenheim, se sont dans cette guerre reveles
les ennemis des Turcs, et il est evident que ces deux peuples ne
peuvent vivre ensemble dans le meme pays. Les Americains devraient
en emmener un certain nombre chez eux, tandis que nous en enverrions
en Pologne et les remplacerions par des Juifs polonais, a condition
qu'ils promettent d'abandonner leurs plans sionistes. "
Mais, en depit de mon insistance particulière, le representant de
Guillaume II refusa de m'ecouter.
Toutefois, le 4 juillet, il presenta une protestation formelle, non
point a Talaat ou Enver, les seuls capables d'agir, mais au grand
Vizir qui n'etait qu'une ombre insignifiante ; demarche pro forma,
analogue a celle produite contre l'envoi des civils francais et
anglais a Gallipoli, pour servir de cibles a la flotte britannique.
Mais son but veritable etait de donner a la communication allemande
un caractère officiel. Son hypocrisie me trompa d'ailleurs moins
que personne, car au moment precis où il remettait sa soi-disant
reclamation, il m'expliquait les motifs pour lesquels son pays ne
pouvait intervenir d'une manière efficace dans ces persecutions
! Peu après cette entrevue, Wangenheim recut son conge et partit
en Allemagne.
Son compatriote, l'attache naval a Constantinople, Humann, etait encore
plus implacable que lui a propos de cette question. Il passait pour
avoir beaucoup d'influence et sa position en Turquie correspondait
a celle de Boy-Ed, aux etats-Unis. Un diplomate allemand, en me
parlant de~ lui, me dit un jour qu'il etait plus Turc qu'Enver et
Talaat eux-memes ; mais, en depit de cette reputation, j'essayai de
le gagner a la cause de mes proteges. Je le sollicitai donc, d'abord
parce qu'il etait un ami d'Enver et que ses fonctions consistaient a
relier l'ambassade allemande avec les autorites militaires turques,
aussi parce qu'etant l'envoye special du Kaiser, il etait en
communication constante avec Berlin et que son attitude refletait
celle des gouvernants allemands. Il discuta le problème armenien avec
franchise et brutalite. " J'ai passe en Turquie la majeure partie de
mon existence, me dit-il, et je connais cette race.
Je sais egalement qu'elle ne peut vivre dans le meme pays que la race
turque, il faut qu'une des deux disparaisse. En verite je ne blâme
pas les procedes employes par les Turcs, lesquels, a mon avis, sont
parfaitement justifies. La nation la plus faible doit succomber. Les
Armeniens veulent demembrer la Turquie ; ils sont contre elle et contre
l'Allemagne dans cette guerre ; ils n'ont par consequent aucun droit
a demeurer ici. Dr plus, je crois que Wangenheim a ete trop loin en
protestant ; du moins, a sa place, ne l'au-rais-je pas fait. "
Je ne dissimulai point mon indignation, mais Humann continua a accuser
le peuple armenien et a innocenter ses bourreaux.
"C'est une question de precaution, poursuivit-il ; les Turcs doivent
se proteger et ce qu'ils font dans ce but est extremement juste.
Tenez, nous avons decouvert a Kadi-keuy 7.000 canons appartenant
aux Armeniens. Tout d'abord, Enver voulut qu'on les traitât avec la
pîûVgrande moderation et, il y a quatre mois, insista pour qu'on leur
fournît une nouvelle occasion de prouver leur loyaute, mais, après
ce qu'ils firent a Van, il dut se rendre aux raisons de l'armee, qui
n'avait cesse de reclamer le contrôle de l'arrière. Le Comite decida de
les deporter et Enver donna son contentement a contre-coeur. Tous les
Armeniens travaillent au renversement de l'autorite turque ; il n'y a
qu'une chose a faire : les chasser du pays. Enver est reellement très
bon, il ne saurait faire de mal a une mouche ! Mais quand il s'agit
de soutenir une idee dans laquelle il a foi, il n'hesite devant aucun
moyen. De plus, les Jeunes Turcs sont obliges de se debarrasser des
Armeniens, pour un simple motif de legitime defense ; car le Comite
n'est puissant qu'a Constantinople et dans quelques autres grandes
villes. Partout ailleurs, le peuple est encore partisan obstine
de l'ancien regime, et ce sont des fanatiques, en opposition avec
le gouvernement actuel et qui, par consequent, obligent le Comite
a s'entourer de precautions. N'allez pas croire qu'on touchera aux
autres Chretiens ; un Ottoman peut aisement distinguer trois Armeniens
au milieu d'un millier de Turcs. "
Mais Humann n'etait pas le seul Allemand influent de cette opinion, et
j'appris bien vite de divers côtes, que mon " intervention " en faveur
des Armeniens n'avait fait qu'accroître mon impopularite dans les
milieux officiels allemands. Un jour d'octobre, Neurath, le conseiller
allemand, vint me montrer un telegramme qu'il venait de recevoir de
son Ministre de la Guerre, disant que Lord Crew et Lord Cromer, au
cours de declarations sur les massacres armeniens a la Chambre des
Lords, en avaient rendu les Allemands responsables, ajoutant qu'ils
tenaient leurs renseignements d'un temoin americain. Ce telegramme
faisait egalement allusion a un article de la Westminster Gazette
qui relatait, qu'en certains endroits, les consuls allemands avaient
provoque et dirige les persecutions, citant entre autre le nom de
Resler, d'Aleppo. Neurath venait donc m'informer que son gouvernement
le sommait d'obtenir de l'ambassadeur americain a Constantinople le
dementi de ces accusations. Mais je refusai, objectant qu'il n'etait
pas en mon pouvoir de decider, d'une facon officielle, lequel des
deux pays, la Turquie ou l'Allemagne, etait responsable de ces crimes.
Et cependant, dans tous les cercles diplomatiques, on m'attribuait la
divulgation de ces massacres en Europe et aux Etats-Unis, accusation
dont je n'essayerai pas de me disculper.
Au mois de decembre, mon fils, Henri Morgenthau, fit une excursion
dans la peninsule de Gallipoli, où il fut l'hôte du general Liman von
Sanders. A peine avait-il mis le pied au quartier general allemand,
qu'un officier vint a lui et lui dit :
- Votre père publie des articles bien interessants sur la question
armenienne, dans les journaux americains.
- Mon père n'a rien ecrit de ce genre, repondit mon fils.
- Oh ! repliqua l'Allemand, ce n'est pas parce que les articles ne
sont pas signes qu'ils ne sont pas de lui.
Von Sanders ajouta a son tour :
- Votre père commet une grave erreur en revelant la facon dont les
Turcs agissent a l'egard des Armeniens, ce n'est point son affaire.
Comme je me souciais fort peu de ces insinuations malveillantes, on
eut recours aux menaces. Au debut de l'au-tomne, un certain Dr Nossig
arriva de Berlin ; c'etait un Juif allemand, venu a Constantinople
dans le but evident de lutter contre les Sionistes. Après qu'il m'eut
entretenu quelques instants des affaires auxquelles il s'interessait,
je m'apercus vite qu'il n'etait qu'un agent politique allemand. Je le
recus deux fois ; a sa première visite, sa conversation me parut sans
grande coherence, il voulait me connaître et gagner mes bonnes grâces
; a la seconde, après quelques phrases vagues sur differents sujets,
il decouvrit ses batteries, rapprocha sa chaise de la mienne et se
mit a me parler de la facon la plus amicale et la plus confidentielle.
- Monsieur l'Ambassadeur, commenca-t-il, nous sommes tous deux Juifs,
je vous parlerai donc comme a un frère, et j'espère que vous ne vous
offenserez pas si j'en prolite pour vous donner un petit conseil. Vous
avez pris a coeur la cause des Armeniens, et je ne crois pas que vous
vous rendiez compte de l'impopularite que cela vous attire auprès des
autorites de ce pays. En fait, je considère; de mon devoir de vous dire
que le gouvernement turc envisage votre rappel ; toute protestation
sera vaine ; les Allemands ne veulent point s'eriger en champions des
Armeniens, et vous etes en train de compromettre plus d'une occasion de
vous rendre utile, tout en courant le risque de ruiner votre carrière.
- Me donnez-vous cet avis, lui demandai-je, parce que vous vous
interessez reellement a ma personne ?
- Sans aucun doute, repondit-il ; nous, Juifs, sommes tous fiers
de ce que vous avez fait et serions desoles que toute votre oeuvre
s'ecroulât maintenant.
- En ce cas, repliquai-je, retournez a l'ambassade allemande et dites
a Wangenheim de ne pas hesiter a demander mon rappel. Si je dois
etre victime de mon devouement, il n'est pas de plus belle cause que
celle-ci et j'accepterais meme le sacrifice avec joie, car pour moi,
Juif, ce serait un immense honneur que d'etre rappele, pour avoir
tout tente afin de sauver la vie a des milliers de Chretiens.
La-dessus, mon interlocuteur me quitta en hâte et je ne le revis plus.
Rencontrant Enver peu de temps après, je lui parlai des bruits qui
circulaient sur l'intention du gouvernement turc de demander mon
rappel ; il les denonca d'ailleurs d'une manière fort emphatique. "
Nous ne voudrions pas commettre une erreur aussi ridicule ", dit-il.
Il n'y avait donc pas le moindre doute que cette machination n'eût
pris naissance a l'ambassade allemande.
Wangenheim rejoignit son poste au debut d'octobre et je fus
extremement surpris des changements qui s'etaient operes en lui ;
ainsi que je l'ecrivis dans mon journal : " Il est la parfaite image
de Wotan. " Ses traits etaient constamment crispes, l' ~\il droit
protege par un bandeau noir, son air nerveux et deprime, le rendaient
presque meconnaissable. Il m'apprit alors qu'il s'etait peu repose,
ayant ete oblige de rester la plupart du temps a Berlin pour ses
affaires. Quelques jours après son retour, je le rencontrai en allant
a Haskeuy, et comme il se rendait a mon ambassade, je l'y accompagnai.
Talaat venait de m'avertir de son intention de deporter tous les
Armeniens restant en Turquie, declaration qui me poussa a implorer
une dernière fois la seule personne a Constantinople qui pût mettre
fin a ces horreurs. Je conduisis donc mon compagnon au second etage
de l'ambassade pour y etre entièrement seuls et tranquilles ; et la,
pendant plus d'une heure, en prenant le the, nous eûmes notre dernière
conversation a ce sujet :
- On me telegraphie de Berlin, dit-il, que votre Secretaire d'etat,
sur vos renseignements, a fait savoir que les massacres ont atteint
leur maximum, depuis que la Bulgarie s'est mise de notre côte.
- Non, repondis-je, je n'ai rien dit de la sorte. J'avoue que j'ai
adresse de nombreuses informations a Washington, entre autres des
copies de chaque rapport et declaration ; elles sont en sûrete dans
nos archives diplomatiques et, quoi qu'il m'arrive, toutes les preuves
sont la ; le peuple americain n'attend pas que je les confirme de vive
voix pour croire a leur veracite. Ce que l'on vous a telegraphie n'est
pas entièrement exact, car j'ai simplement fait savoir a M. Lansing
que la Bulgarie, en devenant l'alliee de la Turquie, ne disposait
plus d'aucune influence pour arreter ces atrocites.
Nous discutâmes encore la question des deportations.
- L'Allemagne n'en est pas responsable, me dit-il.
- Vous pourrez l'affirmer toute l'eternite, personne ne vous croira,
lui repondis-je. Le monde en rejettera toujours la faute sur votre
pays, et vous serez a jamais coupables de ces crimes. Je sais que
vous avez dans vos dossiers certaine protestation ecrite ; a quoi
cela rimera-t-il ? Vous savez mieux que moi que le resultat sera
nul. Je ne veux pas dire que l'Allemagne est responsable dans le
sens qu'elle fut l'instigatrice de ces massacres, mais parce qu'elle
pouvait les empecher et n'en fit rien. D'ailleurs, elle ne le sera
pas seulement aux yeux de l'Amerique et de vos ennemis actuels
; le peuple allemand lui-meme vous demandera des comptes. Vous
etes une nation chretienne et un jour viendra où vos compatriotes
s'apercevront que vous avez laisse un peuple musulman detruire une
race chretienne. Comme vous etes stupide de me reprocher de fournir
des renseignements au Departement d'Etat! Croyez-vous qu'il vous
soit possible de tenir cachees semblables horreurs ? Ne soyez pas
aussi borne, ne vous attendez pas a fermer les yeux au reste du
monde, comme vous fermez les vôtres. De semblables crimes reclament
justice. Pouvais-je en avoir connaissance, sans en faire part a mon
gouvernement ? N'oubliez pas que des missionnaires allemands, tout
autant que leurs collègues americains, m'envoient des renseignements
sur les supplices des Armeniens.
- Tout cela est peut etre vrai, repliqua mon interlocuteur : mais le
grand probl ème pour nous est de gagner cette guerre (sic). Les Turcs
ont liquide leurs ennemis etrangers aux Dardanelles et a Gallipoli ;
ils s'efforcent maintenant d'affermir leur situation a l'interieur.
Ils craignent encore qu'on leur impose les Capitulations et, dans ce
but, ils se proposent de rendre impossible toute ingerence etrangère
dans leurs affaires domestiques ; Talaat m'a dit qu'il etait resolu
a achever cette tâche avant la fin de la guerre. Dorenavant, ils ne
veulent plus reconnaître aux Russes le droit d'intervenir dans les
questions armeniennes, parce qu'il y a en Russie un grand nombre
d'Armeniens qui ressentent les souffrances de leur coreligionnaires
en Turquie. C'etait ce que faisait Giers, et les Turcs ne veulent plus
le permettre a aucun ambassadeur russe ou d'aucun autre pays. En tout
cas, ce n'est pas une race interessante. Vous basez votre opinion
sur ceux d'après les echantillons des classes superieures que vous
rencontrez ici ; mais ils ne sont pas tous ainsi. J'avoue cependant
qu'ils ont ete affreusement traites. Une personne, que j'ai envoyee
pour faire une enquete a ce sujet, m'a raconte que les crimes les
plus monstrueux n'ont pas ete commis par les fonctionnaires turcs,
mais par les brigands.
Il me suggera encore une fois l'idee d'emmener les Armeniens aux
etats-Unis, et je dus repeter les raisons pour lesquelles c'etait
impossible.
- ecartons toutes ces considerations, lui dis-je, et laissons de côte
toute necessite militaire, politique d'etat et autre; ne regardons
ce problème qu'au point de vue humanitaire. Rappelez-vous que la
plupart des victimes sont des vieillards, des femmes et des enfants
sans defense. Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'ils ont tous droit
a la vie ?
- Au degre où en sont les affaires domestiques de la Turquie, je
n'interviendrai pas, repliqua-t il.
Il etait donc inutile d'insister ; mon interlocuteur n'avait ni pitie,
ni generosite, il me repugnait litteralement. Enfin il se leva pour
partir, mais la respiration lui manqua et ses jambes plièrent sous
lui. Je me precipitai pour le retenir ; pendant une minute, il parut
plonge dans une sorte de stupeur ; puis il me regarda egare et,
faisant un effort, retrouva son equilibre. Je le pris alors par le
bras et le conduisit jusqu'a sa voiture; il semblait etre revenu de
son etourdissement et arriva chez lui sain et sauf. Deux jours plus
tard, tandis qu'il dînait,, il eut une attaque d'apoplexie ; on le
transporta sur son lit, mais il ne reprit pas connaissance. Le 24
octobre, on m'annonca officiellement sa mort.
Mon dernier souvenir de lui est lorsque, assis dans mon bureau a
l'ambassade, il refusait energiquement de faire quoi que ce fût en
faveur d'une nation vouee au massacre ; et cependant, il etait le
seul homme, tout comme son gouvernement etait la seule autorite, qui
eussent pu arreter ces crimes : or ne m'avait-il pas repete plusieurs
fois que leur seul but etait de gagner cette guerre ?
Quelques jours après, les milieux officiels et diplomatiques rendirent
un dernier hommage a cette personnification accomplie du système
prussien. Les funerailles eurent lieu a l'ambassade allemande a Pera,
dans les jardins qui disparaissaient litteralement sous les fleurs.
Toute l'assistance, a l'exception de la famille, des ambassadeurs et
des representants du Sultan, resta debout pendant l'impressionnante,
mais simple ceremonie. Ensuite le cortège se forma. Des marins
allemands portaient le cercueil sur leurs epaules, d'autres venaient
derrière, les bras pleins de fleurs, tandis que les membres du corps
diplomatique et du gouverne ment ottoman suivaient a pied.
Le Grand Vizir etait au premier rang. Je fis le chemin entier aux côtes
d'Enver. Tous les officiers du G~\ben et du Breslau, ainsi que les
generaux allemands etaient la, en grand uniforme. Tout Constantinople
faisait la haie et l'on respirait une atmosphère de fete. Nous nous
acheminâmes a travers le parc de Dolma Bagtche, palais du Sultan,
en passant par la porte que les ambassadeurs franchissent quand ils
viennent presenter leurs lettres de creance. Un canot a vapeur nous
attendait sur les rives du Bosphore ; Neurath, le conseiller allemand,
se trouvait la, pret a recevoir la depouille mortelle de son chef. La
bière, entièrement couverte de fleurs, fut glissee dans le bateau et,
lorsque la chaloupe appareilla, nous eûmes la vision symbolique de
Neurath, ce Prussien de haute stature, debout a l'arrière, raide et
silencieux, en grand uniforme, coiffe de son casque orne de plumes
blanches qui ondulaient au vent.
Wangenheim fut enterre dans le parc de la residence d'ete de
l'ambassade, a Therapia, près de son camarade, le colonel Leipzig.
Aucun lieu de repos n'etait mieux approprie ; car, la, il avait
remporte ses succès diplomatiques, la encore, deux ans auparavant, il
avait guide par telegraphie sans fil le Goeben et le Breslau jusqu'a
Constantinople, rendant ainsi l'alliance de la Turquie inevitable, et
preparant tous les triomphes et toutes les horreurs qui s'ensuivirent.
Henri Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis a Constantinople
Avocat d'origine Juive, Morgenthau est ne a Mannheim en 1856. En 1913
il est nomme Ambassadeur des Etats-Unis auprès de la Sublime Porte
a Constantinople.
Pendant toute la duree de son mandat il s'emploie a contacter
personnellement les chefs du Comite Union et Progrès, " Jeunes Turcs
" comme Enver, Djemal et Talaat, les appelant a faire cesser les
deportations et l'extermination de la population armenienne de Turquie.
En 1916 il retourne en Amerique où il consacre ses efforts au
rassemblement de fonds pour des survivants Armeniens. En 1918 il
organise des conferences sur l'extermination des Armeniens et publie
son livre de memoires "Ambassador Morgenthau's Story". Avant l'entree
en guerre des Etats-Unis ce livre est censure. Il avait titre le
chapitre sur les Armeniens "le Meurtre d'une Nation" et analyse
la manière dont le genocide a ete mene a celle preconisee par les
conseillers allemands.
Il tient des conferences sur la question armenienne, appelant le
public a faire pression pour la creation de la Societe des Nations. Il
soutient les actions humanitaires de "Committee for Relief in the
Near East", destine a retrouver les orphelins armeniens errants dans
le desert ou reduits a l'esclavage.
A partir de 1919 il devient membre d'une mission d'enquete sur les
pogroms contre les Juifs de Pologne, travaillant parallèlement pour
le rapatriement des survivants armeniens en proie a la famine et
aux epidemies. Il se bat pour la creation de l'Armenie de Wilson,
la grande Armenie Anatolienne sous mandat et protection americaine ;
mandat, qui, cependant, n'a jamais ete ratifie par les Etats-Unis.
Henry Morgenthau meurt a New-York en 1946.
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Imprescriptible.fr
Publie le : 05-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire des Extraits des Memoires de l'Ambassadeur Henri
Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis a Constantinople de 1913 a 1916,
publies sur le site d'Imprescriptible.fr. Avocat d'origine juive,
Henri Morgenthau s'est employe en vain pendant toute la duree de
son mandat dans l'Empire ottoman, a contacter personnellement les
chefs turcs du Comite Union et Progrès, les " Jeunes Turcs " Enver,
Djemal et Talaat, pour les appeler a faire cesser les deportations et
l'extermination de la population armenienne de Turquie. Il est l'un des
Justes qui a oeuvre pour defendre les victimes du genocide armenien.
Au moment où la question armenienne atteignit son point culminant,
il est interessant de se demander ce que fut le rôle de l'Allemagne :
jusqu'a quel point le Kaiser fut-il responsable des massacres?
Favorisa t-il ces persecutions ? les tolera-t-il simplement ? ou enfin
s'y opposa-t-il ? L'Allemagne, pendant ces quatre dernières annees, a
rempli de ses crimes les pages les plus noires de l'histoire ; faut-il
ajouter a son actif celle-ci, incontestablement la plus sombre ?
Je presume que beaucoup de personnes trouveront dans les theories
des gouvernants turcs, plus d'une ressemblance avec la philosophie de
guerre allemande. Il me suffira de repeter quelques phrases d'Enver
et de ses collègues, au cours de nos discussions a ce sujet : " Les
Armeniens sont cause de tous leurs maux ". " Je les en avais dûment
avertis. " " Nous luttions alors pour notre propre existence. " " Nous
avions le droit d'avoir recours aux moyens susceptibles de realiser
nos buts. " " Nous n'avons pas le temps de distinguer l'innocent
du coupable. " " Actuellement, la Turquie n'a qu'un devoir : etre
victorieuse ", etc., etc.
Ces phrases ont un son familier, n'est-ce pas ? En verite, je pourrais,
en transcrivant ces citations, mettre ces propos dans la bouche d'un
general allemand et nous aurions un expose presque identique des
methodes germaniques envers les nations conquises.
L'enseignement prussien va plus loin, car les systèmes appliques
aux Armeniens avaient un trait nouveau : ils n'etaient point turcs du
tout. Depuis des siècles, les Mahometans avaient persecute leurs sujets
armeniens et autres peuples assujettis avec une barbarie inconcevable ;
mais de facon grossière, maladroite et peu scientifique : par exemple,
ils excellaient a faire jaillir a coups de massue la cervelle d'un
Armenien, detail penible qui illustre d'une facon parfaite les procedes
primitifs et feroces qu'ils employaient alors.
Ils admettaient l'usage du meurtre, sans penser a l'eriger en
institution. En 1915 et 1916, ils s'inspirèrent d'une toute autre
mentalite, dont le resultat fut la deportation. Les Turcs, pendant
cinq cents ans, avaient invente des moyens innombrables de torturer
physiquement leurs sujets chretiens ; cependant il ne leur etait jamais
venu a l'esprit de les arracher en masse aux foyers fondes par leurs
ancetres depuis des siècles et des siècles et de les envoyer au loin,
dans le desert. Où prirent-ils cette idee ? J'ai deja raconte comment,
en 1914, peu de temps avant la guerre europeenne, le gouvernement
expulsa environ 100.000 Grecs de leurs vieilles demeures, le long
de la côte d'Asie, et les transporta dans certaines îles de la mer
Egee. J'ai dit egalement que l'amiral Usedom, l'un des grands experts
navals allemands en Turquie, me revela que c'etaient ses compatriotes
eux-memes qui en avaient demontre l'utilite aux Turcs. Il importe
d'etablir qu'aujourd'hui semblables methodes sont exclusivement
allemandes. Quiconque a lu la litterature des Pangermanistes le sait
; ces fanatiques ont projete, de propos delibere, l'expulsion des
Francais de certaines parties de la France, des Belges de la Belgique,
des Polonais de la Pologne, des Slaves de Russie, et autres peuples
indigènes des territoires qu'ils ont habites pendant des milliers
d'annees, et l'installation a leurs places d'Allemands serieux et
loyaux. Il serait superflu de prouver qu'ils ont preche cette theorie
comme politique d'Etat, et qu'ils viennent de la mettre en pratique
ces quatre dernières annees, en enlevant a leur pays natal plusieurs
milliers de Belges et de Francais, tandis que l'Autriche-Hongrie
massacrait une grande partie de la population serbe et transferait
des milliers d'enfants serbes sur son sol, pour en faire des sujets
soumis a ses lois ! Et la fin de la guerre seule nous dira toute
l'importance de ces mouvements de population!
Certains ecrivains allemands ont meme conseille l'application de
ces principes aux Armeniens. Paul Rohrbach ecrit dans le Temps de
Paris " qu'a une conference, tenue a Berlin il y a quelque temps, on
recommandait l'evacuation totale de la nation armenienne ; celle-ci,
dispersee du côte de la Mesopotamie, serait remplacee par des Turcs,
afin de soustraire le pays a toute influence russe, tandis que la
Mesopotamie serait peuplee des fermiers dont elle a grand besoin
". Le but etait facile a comprendre : l'Allemagne etait en train
de construire le chemin de fer de Bagdad, qui traverse le desert de
Mesopotamie et joue un rôle essentiel dans l'etablissement du grand
et nouvel empire germanique, devant s'etendre de Hambourg au Golfe
Persique. Pour que cette voie ferree repondît a ce qu'on en attendait,
il fallait que tout alentour habitât une population industrieuse
et prospère. Or le Turc indolent ne pouvait se transformer en colon,
tandis que l'Armenien reunissait en lui toutes les qualites necessaires
a semblable entreprise. C'est ce qui fut execute en parfaite harmonie
avec la conception allemande de la politique gouvernementale, laquelle
ne s'embarrassait point du fait que cette race, habituee a vivre sous
un climat tempere, serait soudainement transportee dans un desert
brûlant et desole.
Je m'apercus en outre que l'Allemagne avait propage ces idees depuis
longtemps deja ; des savants avaient fait des conferences en Orient a
ce sujet. " Je me rappelle avoir assiste a une conference d'un celèbre
professeur allemand, me dit un Armenien, dont le thème principal etait
que, dans toute son histoire, la Turquie avait commis une grave faute,
en montrant trop de pitie envers la population non musulmane, et que
le seul moyen d'assurer la prosperite de l'Empire etait au contraire
de traiter sans menagement toutes les races et nations asservies,
en desaccord avec ses desseins. "
Les Pangermanistes ont eux aussi exprime leurs opinions sur la question
armenienne. Il me suffira de citer celle de l'auteur de la Mittel
Europa, Friedrich Naumann, l'un des plus capables vulgarisateurs de
leurs conceptions particulières. Dans la partie de son travail sur
l'Asie, Naumann, qui fut au debut de sa carrière pasteur evangelique,
traite de facon approfondie les massacres armeniens de 1895-96;
quelques passages devoileront le secret de la politique allemande,
en face de telles infamies : " Si nous considerons simplement,
ecrit-il, la brutale extermination de 80.000 a 100.000 Armeniens,
il n'y a pas plusieurs manières de voir ; nous devons condamner avec
indignation et vehemence, et les assassins et les instigateurs ;
ils ont commis les massacres les plus abominables, massacres plus
nombreux et plus affreux que ceux infliges aux Saxons par le grand
Charlemagne, car les tortures decrites par Lepsius n'ont point
d'equivalent. Quel sentiment nous empeche donc d'accabler le Turc et
de lui dire : " Va-t'en, miserable ! " Un seul motif nous retient,
car celui-ci nous repondrait : " Moi aussi, je me bats pour ma propre
existence ! " et, en verite, nous le croyons. Nous sommes convaincus,
en depit de la revolte que cette barbarie sanglante excite en nous,
que les Turcs se defendent legitimement, et que les massacres et la
question armeniens ne sont qu'une affaire de politique interieure,
un simple episode dans l'agonie d'un empire moribond, qui veut
encore essayer de se sauver en versant du sang humain. Toutes les
grandes puissances, sauf l'Allemagne, ont adopte une attitude qui
tend a renverser la situation actuelle de l'Etat ottoman, reclamant
pour les peuples asservis les droits de l'homme ou de l'humanite,
de la civilisation ou de la liberte civique, en un mot, ce qui en
ferait les egaux des Turcs. Mais pas plus que l'ancien Empire romain
despotique ne put tolerer la religion du Nazareen, l'Empire turc, qui
est le veritable successeur de l'Empire romain d'Orient, ne saurait
supporter, parmi ses sujets, des representants du christianisme
libre de l'Occident. Le problème armenien est donc pour les Ottomans
une question d'interet vital et c'est pourquoi ils ont recours a des
actes barbares et asiatiques : les Armeniens ont ete extermines dans
des conditions telles, qu'ils ne pourront d'ici longtemps se relever
et constituer une force organique. C'est, sans contredit, une action
desesperee, abominable et honteuse, mais surtout une triste page
de l'histoire universelle a la manière asiatique... Malgre donc le
degoût du chretien allemand en face de ces faits, il ne peut rien,
sinon panser les plaies de son mieux et laisser les choses suivre
leur cours fatal. Notre programme en Orient est depuis longtemps
determine, nous faisons partie du groupe qui protège la Turquie,
et d'après cela nous basons notre conduite... Nous n'empechons
pas des chretiens compatissants de s'occuper des victimes de ces
crimes affreux, d'elever les enfants et de soigner les adultes. Que
Dieu benisse ces bonnes oeuvres comme toute autre preuve de foi
! Mais nous devons prendre garde que ce zèle charitable ne prenne
la forme d'actions politiques, capables d'entraver nos projets. L'
internationaliste, celui qui appartient au groupe ideologue anglais,
peut soutenir les Armeniens ; mais le nationaliste, celui qui ne
veut point sacrifier l'avenir de l'Allemagne a l'Angleterre, doit,
quand il s'agit de politique exterieure, suivre la route tracee par
Bismarck, serait-ce aux depens de toute pitie... Politique nationale,
voila la raison morale et profonde pour laquelle nous, hommes d'etat,
nous devons rester indifferents aux souffrances des peuples chretiens
en Turquie, quelque douloureux que ce soit pour nos sentiments
humains... C'est notre devoir, qu'il nous faut reconnaître et avouer
a Dieu et aux hommes. Si donc pour cette raison, nous soutenons
l'existence de l'Empire ottoman, nous le faisons dans notre propre
interet, pour notre grand avenir... D'un côte se trouvent nos devoirs,
en tant que nation, de l'autre nos obligations en tant qu'individus
; il y a des cas où, dans un conflit, il nous est permis de choisir
l'intermediaire, qui peut satisfaire le point de vue humain, rarement
le point de vue spirituel. Dans cette circonstance, comme dans des
situations analogues, il nous faut voir clairement de quel côte est
la plus haute et la plus importante obligation morale ; et quand le
choix est fait, aucune hesitation n'est permise. Guillaume II s'est
prononce : il est devenu l'ami du Sultan, car il reve d'une Allemagne
plus grande et independante ".
Telle etait la philosophie etatiste allemande et j'eus l'occasion
d'en observer la realisation pratique a propos des Armeniens. Dès que
les premiers echos de leur martyre arrivèrent a Constantinople, il me
vint a l'esprit que le meilleur moyen d'arreter ces tueries serait que
les representants diplomatiques de tous les pays s'unissent pour en
appeler au gouvernement ottoman lui-meme. J'en parlai a Wangenheim
vers la fin de mars ; il se montra categoriquement hostile a mes
proteges, les accusant en termes grossiers de tous les defauts,
traita, a l'instar de Talaat et d'Enver, l'episode de Van de revolte
injustifiee et me declara que, pour lui, ils n'etaient que des traîtres
et des miserables.
" Je viendrai en aide aux Sionistes, continua-t-il, pensant me faire
plaisir ; mais je ne ferai rien pour les Armeniens. "
Il affectait de considerer cette question comme touchant
particulièrement les etats-Unis et mon intervention constante lui
donnait a penser que toute pitie a l'egard de cette race serait une
faveur accordee au gouvernement americain, ce qu'en ce moment il
n'etait nullement dispose a faire.
" Les etats-Unis semblent etre le seul pays qui s'interesse aux
Armeniens, commenca-t-il ; ceux-ci ont des amis dans vos missionnaires
et des protecteurs dans vos compatriotes ; leur venir en aide est
donc uniquement du ressort americain. Comment pouvez-vous esperer
que je fasse quoi que ce soit, quand votre pays vend des armes a
nos ennemis ? M. Bryan vient de declarer que ce n'est pas sortir
de la neutralite que de vendre des munitions a l'Angleterre et a
la France. Tant que votre gouvernement conservera cette attitude,
nous ne nous interesserons pas a vos proteges. "
Sans aucun doute personne, sauf un logicien allemand, n'aurait
decouvert de rapport entre notre vente de materiel de guerre aux allies
et les attaques turques contre des centaines de milliers de femmes
et d'enfants armeniens ! Ce fut tout ce que j'obtins de Wangenheim
pour le moment. Je revins souvent a la charge, mais il repoussait
chaque fois mes prières, alleguant l'emploi d'obus americains aux
Dardanelles. Puis il y eut un froid entre nous, parce que je lui
refusais le " credit " d'avoir empeche la deportation des civils
francais et anglais dans la peninsule de Gallipoli, et après une
conversation telephonique quelque peu aigre, dans laquelle il me
demandait de telegraphier a Washington qu'il n'avait pas hetzed les
Turcs a ce sujet, nos visites reciproques cessèrent plusieurs semaines.
Il y avait a Constantinople certains Allemands influents, qui ne
partageaient pas la manière de voir Wangenheim, entre autre Paul Weitz,
le correspondant depuis trente ans de la Frankfurter Zeitung et qui
connaissait sans doute, mieux qu'aucun de ses compatriotes, l'etat
des affaires en Orient. Bien que Wangenheim en appelât constamment
a lui pour des renseignements divers, il ne suivait pas toujours
ses conseils, car Weitz n'etait pas sans critiquer l'attitude
imperiale vis-a-vis de l'Armenie, persuade que le refus de son pays
d'intervenir lui ferait un tort irreparable. Il le disait d'ailleurs
a l'ambassadeur, helas ! sans aucun succès. Il m'en parla lui-meme
en janvier 1916, quelques semaines avant mon depart de Turquie ;
je cite ses propres paroles :
" Je me rappelle ce que vous m'avez dit, il y a quelque temps, que mon
pays commettait une grave faute, au sujet de la question armenienne.
Je suis tout a fait de votre avis, mais quand j'ai presente ce point
de vue a Wangenheim, il m'a mis deux fois a la porte ! "
Un autre Allemand oppose aux atrocites etait Neurath, le Conseiller de
l'Ambassade allemande, dont l'indignation se manifesta envers Talaat
et Enver en termes peu diplomatiques. Il me confessa lui aussi qu'il
n'avait pas reussi a les influencer. " Ils sont insensibles et resolus
a poursuivre leur but. "
Il etait donc evident qu'aucun Allemand ne pourrait agir sur le
gouvernement turc, tant que l'ambassadeur refuserait d'intervenir
et celui-ci, a mesure que le temps passait, n'en manifestait aucune
envie. Desirant toutefois renouer avec moi des relations amicales,
il envoya des tiers me demander pourquoi je ne le voyais plus, et,
sans une circonstance douloureuse qui se produisit alors, il est fort
douteux que nous nous fussions rencontres a nouveau. Au mois de juin,
le lieutenant-colonel Leipzig, l'attache militaire allemand, mourut
dans les circonstances les plus tragiques et les plus mysterieuses,
a la gare de Lule Bourgas, tue d'un coup de revolver ; les uns disent
que l'arme fut dechargee par accident, certains que le colonel se
suicida, d'autres enfin qu'il fut assassine par des Turcs l'ayant
pris pour Liman von Sanders. C'etait un ami intime de Wangenheim,
son compagnon de regiment quand ils etaient jeunes officiers, et
camarades inseparables a Constantinople. Je lui rendis donc visite
immediatement, pour lui exprimer mes condoleances ; je le trouvai très
deprime et soucieux ; il me confia qu'il avait une maladie de coeur,
etait presque a bout de forces et qu'il venait de demander un conge
de quelques semaines. Je savais que la mort de son ami n'etait pas le
seul souci qui l'obsedât ; des missionnaires allemands inondaient sa
patrie de rapports sur les Armeniens, sollicitant l'intervention du
gouvernement. Mais Wangenheim, bien qu'abattu et nerveux se montra
ce jour-la aussi inflexible militariste qu'a l'ordinaire. Quelques
jours après, me rendant ma visite, il me demanda a brûle-pourpoint :
" Où est l'armee de Kitchener ? " Puis il poursuivit : " Nous sommes
disposes a abandonner la Belgique maintenant ; l'Allemagne se propose
de construire une immense flotte de sous-marins, capable d'agir sur un
vaste champ d'operations. Nous pourrons donc dans la prochaine guerre
isoler entièrement l'Angleterre ; nous n'avons, par consequent, pas
besoin de la Belgique comme base de sous-marins ; nous la rendrons
aux Belges et prendrons le Congo en echange. "
Je hasardai encore une prière en faveur des Chretiens persecutes et
la discussion s'elargit :
" Les Armeniens, dit Wangenheim, se sont dans cette guerre reveles
les ennemis des Turcs, et il est evident que ces deux peuples ne
peuvent vivre ensemble dans le meme pays. Les Americains devraient
en emmener un certain nombre chez eux, tandis que nous en enverrions
en Pologne et les remplacerions par des Juifs polonais, a condition
qu'ils promettent d'abandonner leurs plans sionistes. "
Mais, en depit de mon insistance particulière, le representant de
Guillaume II refusa de m'ecouter.
Toutefois, le 4 juillet, il presenta une protestation formelle, non
point a Talaat ou Enver, les seuls capables d'agir, mais au grand
Vizir qui n'etait qu'une ombre insignifiante ; demarche pro forma,
analogue a celle produite contre l'envoi des civils francais et
anglais a Gallipoli, pour servir de cibles a la flotte britannique.
Mais son but veritable etait de donner a la communication allemande
un caractère officiel. Son hypocrisie me trompa d'ailleurs moins
que personne, car au moment precis où il remettait sa soi-disant
reclamation, il m'expliquait les motifs pour lesquels son pays ne
pouvait intervenir d'une manière efficace dans ces persecutions
! Peu après cette entrevue, Wangenheim recut son conge et partit
en Allemagne.
Son compatriote, l'attache naval a Constantinople, Humann, etait encore
plus implacable que lui a propos de cette question. Il passait pour
avoir beaucoup d'influence et sa position en Turquie correspondait
a celle de Boy-Ed, aux etats-Unis. Un diplomate allemand, en me
parlant de~ lui, me dit un jour qu'il etait plus Turc qu'Enver et
Talaat eux-memes ; mais, en depit de cette reputation, j'essayai de
le gagner a la cause de mes proteges. Je le sollicitai donc, d'abord
parce qu'il etait un ami d'Enver et que ses fonctions consistaient a
relier l'ambassade allemande avec les autorites militaires turques,
aussi parce qu'etant l'envoye special du Kaiser, il etait en
communication constante avec Berlin et que son attitude refletait
celle des gouvernants allemands. Il discuta le problème armenien avec
franchise et brutalite. " J'ai passe en Turquie la majeure partie de
mon existence, me dit-il, et je connais cette race.
Je sais egalement qu'elle ne peut vivre dans le meme pays que la race
turque, il faut qu'une des deux disparaisse. En verite je ne blâme
pas les procedes employes par les Turcs, lesquels, a mon avis, sont
parfaitement justifies. La nation la plus faible doit succomber. Les
Armeniens veulent demembrer la Turquie ; ils sont contre elle et contre
l'Allemagne dans cette guerre ; ils n'ont par consequent aucun droit
a demeurer ici. Dr plus, je crois que Wangenheim a ete trop loin en
protestant ; du moins, a sa place, ne l'au-rais-je pas fait. "
Je ne dissimulai point mon indignation, mais Humann continua a accuser
le peuple armenien et a innocenter ses bourreaux.
"C'est une question de precaution, poursuivit-il ; les Turcs doivent
se proteger et ce qu'ils font dans ce but est extremement juste.
Tenez, nous avons decouvert a Kadi-keuy 7.000 canons appartenant
aux Armeniens. Tout d'abord, Enver voulut qu'on les traitât avec la
pîûVgrande moderation et, il y a quatre mois, insista pour qu'on leur
fournît une nouvelle occasion de prouver leur loyaute, mais, après
ce qu'ils firent a Van, il dut se rendre aux raisons de l'armee, qui
n'avait cesse de reclamer le contrôle de l'arrière. Le Comite decida de
les deporter et Enver donna son contentement a contre-coeur. Tous les
Armeniens travaillent au renversement de l'autorite turque ; il n'y a
qu'une chose a faire : les chasser du pays. Enver est reellement très
bon, il ne saurait faire de mal a une mouche ! Mais quand il s'agit
de soutenir une idee dans laquelle il a foi, il n'hesite devant aucun
moyen. De plus, les Jeunes Turcs sont obliges de se debarrasser des
Armeniens, pour un simple motif de legitime defense ; car le Comite
n'est puissant qu'a Constantinople et dans quelques autres grandes
villes. Partout ailleurs, le peuple est encore partisan obstine
de l'ancien regime, et ce sont des fanatiques, en opposition avec
le gouvernement actuel et qui, par consequent, obligent le Comite
a s'entourer de precautions. N'allez pas croire qu'on touchera aux
autres Chretiens ; un Ottoman peut aisement distinguer trois Armeniens
au milieu d'un millier de Turcs. "
Mais Humann n'etait pas le seul Allemand influent de cette opinion, et
j'appris bien vite de divers côtes, que mon " intervention " en faveur
des Armeniens n'avait fait qu'accroître mon impopularite dans les
milieux officiels allemands. Un jour d'octobre, Neurath, le conseiller
allemand, vint me montrer un telegramme qu'il venait de recevoir de
son Ministre de la Guerre, disant que Lord Crew et Lord Cromer, au
cours de declarations sur les massacres armeniens a la Chambre des
Lords, en avaient rendu les Allemands responsables, ajoutant qu'ils
tenaient leurs renseignements d'un temoin americain. Ce telegramme
faisait egalement allusion a un article de la Westminster Gazette
qui relatait, qu'en certains endroits, les consuls allemands avaient
provoque et dirige les persecutions, citant entre autre le nom de
Resler, d'Aleppo. Neurath venait donc m'informer que son gouvernement
le sommait d'obtenir de l'ambassadeur americain a Constantinople le
dementi de ces accusations. Mais je refusai, objectant qu'il n'etait
pas en mon pouvoir de decider, d'une facon officielle, lequel des
deux pays, la Turquie ou l'Allemagne, etait responsable de ces crimes.
Et cependant, dans tous les cercles diplomatiques, on m'attribuait la
divulgation de ces massacres en Europe et aux Etats-Unis, accusation
dont je n'essayerai pas de me disculper.
Au mois de decembre, mon fils, Henri Morgenthau, fit une excursion
dans la peninsule de Gallipoli, où il fut l'hôte du general Liman von
Sanders. A peine avait-il mis le pied au quartier general allemand,
qu'un officier vint a lui et lui dit :
- Votre père publie des articles bien interessants sur la question
armenienne, dans les journaux americains.
- Mon père n'a rien ecrit de ce genre, repondit mon fils.
- Oh ! repliqua l'Allemand, ce n'est pas parce que les articles ne
sont pas signes qu'ils ne sont pas de lui.
Von Sanders ajouta a son tour :
- Votre père commet une grave erreur en revelant la facon dont les
Turcs agissent a l'egard des Armeniens, ce n'est point son affaire.
Comme je me souciais fort peu de ces insinuations malveillantes, on
eut recours aux menaces. Au debut de l'au-tomne, un certain Dr Nossig
arriva de Berlin ; c'etait un Juif allemand, venu a Constantinople
dans le but evident de lutter contre les Sionistes. Après qu'il m'eut
entretenu quelques instants des affaires auxquelles il s'interessait,
je m'apercus vite qu'il n'etait qu'un agent politique allemand. Je le
recus deux fois ; a sa première visite, sa conversation me parut sans
grande coherence, il voulait me connaître et gagner mes bonnes grâces
; a la seconde, après quelques phrases vagues sur differents sujets,
il decouvrit ses batteries, rapprocha sa chaise de la mienne et se
mit a me parler de la facon la plus amicale et la plus confidentielle.
- Monsieur l'Ambassadeur, commenca-t-il, nous sommes tous deux Juifs,
je vous parlerai donc comme a un frère, et j'espère que vous ne vous
offenserez pas si j'en prolite pour vous donner un petit conseil. Vous
avez pris a coeur la cause des Armeniens, et je ne crois pas que vous
vous rendiez compte de l'impopularite que cela vous attire auprès des
autorites de ce pays. En fait, je considère; de mon devoir de vous dire
que le gouvernement turc envisage votre rappel ; toute protestation
sera vaine ; les Allemands ne veulent point s'eriger en champions des
Armeniens, et vous etes en train de compromettre plus d'une occasion de
vous rendre utile, tout en courant le risque de ruiner votre carrière.
- Me donnez-vous cet avis, lui demandai-je, parce que vous vous
interessez reellement a ma personne ?
- Sans aucun doute, repondit-il ; nous, Juifs, sommes tous fiers
de ce que vous avez fait et serions desoles que toute votre oeuvre
s'ecroulât maintenant.
- En ce cas, repliquai-je, retournez a l'ambassade allemande et dites
a Wangenheim de ne pas hesiter a demander mon rappel. Si je dois
etre victime de mon devouement, il n'est pas de plus belle cause que
celle-ci et j'accepterais meme le sacrifice avec joie, car pour moi,
Juif, ce serait un immense honneur que d'etre rappele, pour avoir
tout tente afin de sauver la vie a des milliers de Chretiens.
La-dessus, mon interlocuteur me quitta en hâte et je ne le revis plus.
Rencontrant Enver peu de temps après, je lui parlai des bruits qui
circulaient sur l'intention du gouvernement turc de demander mon
rappel ; il les denonca d'ailleurs d'une manière fort emphatique. "
Nous ne voudrions pas commettre une erreur aussi ridicule ", dit-il.
Il n'y avait donc pas le moindre doute que cette machination n'eût
pris naissance a l'ambassade allemande.
Wangenheim rejoignit son poste au debut d'octobre et je fus
extremement surpris des changements qui s'etaient operes en lui ;
ainsi que je l'ecrivis dans mon journal : " Il est la parfaite image
de Wotan. " Ses traits etaient constamment crispes, l' ~\il droit
protege par un bandeau noir, son air nerveux et deprime, le rendaient
presque meconnaissable. Il m'apprit alors qu'il s'etait peu repose,
ayant ete oblige de rester la plupart du temps a Berlin pour ses
affaires. Quelques jours après son retour, je le rencontrai en allant
a Haskeuy, et comme il se rendait a mon ambassade, je l'y accompagnai.
Talaat venait de m'avertir de son intention de deporter tous les
Armeniens restant en Turquie, declaration qui me poussa a implorer
une dernière fois la seule personne a Constantinople qui pût mettre
fin a ces horreurs. Je conduisis donc mon compagnon au second etage
de l'ambassade pour y etre entièrement seuls et tranquilles ; et la,
pendant plus d'une heure, en prenant le the, nous eûmes notre dernière
conversation a ce sujet :
- On me telegraphie de Berlin, dit-il, que votre Secretaire d'etat,
sur vos renseignements, a fait savoir que les massacres ont atteint
leur maximum, depuis que la Bulgarie s'est mise de notre côte.
- Non, repondis-je, je n'ai rien dit de la sorte. J'avoue que j'ai
adresse de nombreuses informations a Washington, entre autres des
copies de chaque rapport et declaration ; elles sont en sûrete dans
nos archives diplomatiques et, quoi qu'il m'arrive, toutes les preuves
sont la ; le peuple americain n'attend pas que je les confirme de vive
voix pour croire a leur veracite. Ce que l'on vous a telegraphie n'est
pas entièrement exact, car j'ai simplement fait savoir a M. Lansing
que la Bulgarie, en devenant l'alliee de la Turquie, ne disposait
plus d'aucune influence pour arreter ces atrocites.
Nous discutâmes encore la question des deportations.
- L'Allemagne n'en est pas responsable, me dit-il.
- Vous pourrez l'affirmer toute l'eternite, personne ne vous croira,
lui repondis-je. Le monde en rejettera toujours la faute sur votre
pays, et vous serez a jamais coupables de ces crimes. Je sais que
vous avez dans vos dossiers certaine protestation ecrite ; a quoi
cela rimera-t-il ? Vous savez mieux que moi que le resultat sera
nul. Je ne veux pas dire que l'Allemagne est responsable dans le
sens qu'elle fut l'instigatrice de ces massacres, mais parce qu'elle
pouvait les empecher et n'en fit rien. D'ailleurs, elle ne le sera
pas seulement aux yeux de l'Amerique et de vos ennemis actuels
; le peuple allemand lui-meme vous demandera des comptes. Vous
etes une nation chretienne et un jour viendra où vos compatriotes
s'apercevront que vous avez laisse un peuple musulman detruire une
race chretienne. Comme vous etes stupide de me reprocher de fournir
des renseignements au Departement d'Etat! Croyez-vous qu'il vous
soit possible de tenir cachees semblables horreurs ? Ne soyez pas
aussi borne, ne vous attendez pas a fermer les yeux au reste du
monde, comme vous fermez les vôtres. De semblables crimes reclament
justice. Pouvais-je en avoir connaissance, sans en faire part a mon
gouvernement ? N'oubliez pas que des missionnaires allemands, tout
autant que leurs collègues americains, m'envoient des renseignements
sur les supplices des Armeniens.
- Tout cela est peut etre vrai, repliqua mon interlocuteur : mais le
grand probl ème pour nous est de gagner cette guerre (sic). Les Turcs
ont liquide leurs ennemis etrangers aux Dardanelles et a Gallipoli ;
ils s'efforcent maintenant d'affermir leur situation a l'interieur.
Ils craignent encore qu'on leur impose les Capitulations et, dans ce
but, ils se proposent de rendre impossible toute ingerence etrangère
dans leurs affaires domestiques ; Talaat m'a dit qu'il etait resolu
a achever cette tâche avant la fin de la guerre. Dorenavant, ils ne
veulent plus reconnaître aux Russes le droit d'intervenir dans les
questions armeniennes, parce qu'il y a en Russie un grand nombre
d'Armeniens qui ressentent les souffrances de leur coreligionnaires
en Turquie. C'etait ce que faisait Giers, et les Turcs ne veulent plus
le permettre a aucun ambassadeur russe ou d'aucun autre pays. En tout
cas, ce n'est pas une race interessante. Vous basez votre opinion
sur ceux d'après les echantillons des classes superieures que vous
rencontrez ici ; mais ils ne sont pas tous ainsi. J'avoue cependant
qu'ils ont ete affreusement traites. Une personne, que j'ai envoyee
pour faire une enquete a ce sujet, m'a raconte que les crimes les
plus monstrueux n'ont pas ete commis par les fonctionnaires turcs,
mais par les brigands.
Il me suggera encore une fois l'idee d'emmener les Armeniens aux
etats-Unis, et je dus repeter les raisons pour lesquelles c'etait
impossible.
- ecartons toutes ces considerations, lui dis-je, et laissons de côte
toute necessite militaire, politique d'etat et autre; ne regardons
ce problème qu'au point de vue humanitaire. Rappelez-vous que la
plupart des victimes sont des vieillards, des femmes et des enfants
sans defense. Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'ils ont tous droit
a la vie ?
- Au degre où en sont les affaires domestiques de la Turquie, je
n'interviendrai pas, repliqua-t il.
Il etait donc inutile d'insister ; mon interlocuteur n'avait ni pitie,
ni generosite, il me repugnait litteralement. Enfin il se leva pour
partir, mais la respiration lui manqua et ses jambes plièrent sous
lui. Je me precipitai pour le retenir ; pendant une minute, il parut
plonge dans une sorte de stupeur ; puis il me regarda egare et,
faisant un effort, retrouva son equilibre. Je le pris alors par le
bras et le conduisit jusqu'a sa voiture; il semblait etre revenu de
son etourdissement et arriva chez lui sain et sauf. Deux jours plus
tard, tandis qu'il dînait,, il eut une attaque d'apoplexie ; on le
transporta sur son lit, mais il ne reprit pas connaissance. Le 24
octobre, on m'annonca officiellement sa mort.
Mon dernier souvenir de lui est lorsque, assis dans mon bureau a
l'ambassade, il refusait energiquement de faire quoi que ce fût en
faveur d'une nation vouee au massacre ; et cependant, il etait le
seul homme, tout comme son gouvernement etait la seule autorite, qui
eussent pu arreter ces crimes : or ne m'avait-il pas repete plusieurs
fois que leur seul but etait de gagner cette guerre ?
Quelques jours après, les milieux officiels et diplomatiques rendirent
un dernier hommage a cette personnification accomplie du système
prussien. Les funerailles eurent lieu a l'ambassade allemande a Pera,
dans les jardins qui disparaissaient litteralement sous les fleurs.
Toute l'assistance, a l'exception de la famille, des ambassadeurs et
des representants du Sultan, resta debout pendant l'impressionnante,
mais simple ceremonie. Ensuite le cortège se forma. Des marins
allemands portaient le cercueil sur leurs epaules, d'autres venaient
derrière, les bras pleins de fleurs, tandis que les membres du corps
diplomatique et du gouverne ment ottoman suivaient a pied.
Le Grand Vizir etait au premier rang. Je fis le chemin entier aux côtes
d'Enver. Tous les officiers du G~\ben et du Breslau, ainsi que les
generaux allemands etaient la, en grand uniforme. Tout Constantinople
faisait la haie et l'on respirait une atmosphère de fete. Nous nous
acheminâmes a travers le parc de Dolma Bagtche, palais du Sultan,
en passant par la porte que les ambassadeurs franchissent quand ils
viennent presenter leurs lettres de creance. Un canot a vapeur nous
attendait sur les rives du Bosphore ; Neurath, le conseiller allemand,
se trouvait la, pret a recevoir la depouille mortelle de son chef. La
bière, entièrement couverte de fleurs, fut glissee dans le bateau et,
lorsque la chaloupe appareilla, nous eûmes la vision symbolique de
Neurath, ce Prussien de haute stature, debout a l'arrière, raide et
silencieux, en grand uniforme, coiffe de son casque orne de plumes
blanches qui ondulaient au vent.
Wangenheim fut enterre dans le parc de la residence d'ete de
l'ambassade, a Therapia, près de son camarade, le colonel Leipzig.
Aucun lieu de repos n'etait mieux approprie ; car, la, il avait
remporte ses succès diplomatiques, la encore, deux ans auparavant, il
avait guide par telegraphie sans fil le Goeben et le Breslau jusqu'a
Constantinople, rendant ainsi l'alliance de la Turquie inevitable, et
preparant tous les triomphes et toutes les horreurs qui s'ensuivirent.
Henri Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis a Constantinople
Avocat d'origine Juive, Morgenthau est ne a Mannheim en 1856. En 1913
il est nomme Ambassadeur des Etats-Unis auprès de la Sublime Porte
a Constantinople.
Pendant toute la duree de son mandat il s'emploie a contacter
personnellement les chefs du Comite Union et Progrès, " Jeunes Turcs
" comme Enver, Djemal et Talaat, les appelant a faire cesser les
deportations et l'extermination de la population armenienne de Turquie.
En 1916 il retourne en Amerique où il consacre ses efforts au
rassemblement de fonds pour des survivants Armeniens. En 1918 il
organise des conferences sur l'extermination des Armeniens et publie
son livre de memoires "Ambassador Morgenthau's Story". Avant l'entree
en guerre des Etats-Unis ce livre est censure. Il avait titre le
chapitre sur les Armeniens "le Meurtre d'une Nation" et analyse
la manière dont le genocide a ete mene a celle preconisee par les
conseillers allemands.
Il tient des conferences sur la question armenienne, appelant le
public a faire pression pour la creation de la Societe des Nations. Il
soutient les actions humanitaires de "Committee for Relief in the
Near East", destine a retrouver les orphelins armeniens errants dans
le desert ou reduits a l'esclavage.
A partir de 1919 il devient membre d'une mission d'enquete sur les
pogroms contre les Juifs de Pologne, travaillant parallèlement pour
le rapatriement des survivants armeniens en proie a la famine et
aux epidemies. Il se bat pour la creation de l'Armenie de Wilson,
la grande Armenie Anatolienne sous mandat et protection americaine ;
mandat, qui, cependant, n'a jamais ete ratifie par les Etats-Unis.
Henry Morgenthau meurt a New-York en 1946.
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