L'ASSASSINAT D'UNE NATION
Imprescriptible.fr
17-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite à lire des Extraits des Mémoires de l'Ambassadeur Henri
Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople de 1913 à 1916,
publiés sur le site d~RImprescriptible.fr. Avocat d'origine juive,
Henri Morgenthau s~Rest employé en vain pendant toute la durée de
son mandat dans l'Empire ottoman, à contacter personnellement les
chefs turcs du Comité Union et Progrès, les « Jeunes Turcs » Enver,
Djemal et Talaat, pour les appeler à faire cesser les déportations et
l'extermination de la population arménienne de Turquie. Il est l'un des
Justes qui a oeuvré pour défendre les victimes du génocide arménien.
Les Mémoires de l'Ambassadeur Morgenthau
CHAPITRE XXIV
L'extermination de la race arménienne en 1915 présentait certaines
difficultés qui ne s'étaient pas produites lors des massacres de
1895 et autres années. A cette époque, les Arméniens ne disposaient
guère de moyens de résistance, puisque le métier militaire leur
était interdit et qu'ils n'avaient même pas le droit de posséder des
armes ; on sait, qu'après la victoire des révolutionnaires en 1908,
la situation fut renversée et que désormais les autorités, dans la
sainte ardeur de leur enthousiasme pour la liberté et l'égalité,
appelèrent les Chrétiens sous les drapeaux. En conséquence, au début
de 1915, chaque ville turque contenait des milliers d'Arméniens qui
étaient autant de soldats exercés, munis de carabines, pistolets
et autres engins de guerre; les opérations de Van révélèrent que
ces hommes pouvaient faire bon usage de leurs armes. Il était aisé
de prévoir qu'un massacre des Arméniens prendrait, cette fois, le
caractère d'une lutte et non plus de ces boucheries de victimes sans
défense, qui avaient toujours été si sympathiques aux Turcs. Pour
l'accomplissement de ce dessein - l'extermination d'une race - il
était nécessaire de prendre deux mesures préliminaires : réduire
les soldats arméniens à l'impuissance et enlever leurs armes aux
Chrétiens dans chaque ville et chaque bourg. Avant de les égorger,
il fallait leur ôter tout moyen de défense.
Au début de 1915, les soldats arméniens furent soumis à un nouveau
régime dans l'armée turque. Jusqu'alors, la plupart d'entre eux étaient
des combattants; mais à présent, on les dépouilla de leurs armes, et
ils ne furent plus que des ouvriers. Au lieu de servir leur patrie dans
l'artillerie et la cavalerie, ils furent transformés en cantonniers,
voire en bêtes de somme. Portant des fournitures militaires de toutes
sortes sur leurs épaules, sous le poids desquelles ils chancelaient,
stimulés par le fouet et la baïonnette des Turcs, ils étaient forcés
de traîner dans les montagnes du Caucase leurs corps épuisés ; obligés
parfois, malgré leurs charges, de tracer leur chemin dans la neige où
ils enfonçaient presque jusqu'à mi-corps. Ils vivaient pour ainsi
dire en plein air, dormant sur la terre nue - quand l'aiguillon
incessant de leurs surveillants leur permettait de dormir ! Comme
aliments, on ne leur donnait que des restes ; s'ils tombaient malades
en route, on les abandonnait là où ils s'étaient laissés choir,
leurs oppresseurs turcs s'arrêtant peut-être assez longtemps pour
leur voler tout ce qu'ils possédaient - jusqu'à leurs vêtements. Des
efforts surhumains permettaient ils à quelques-uns de ces malheureux
d'arriver à destination, il n'était pas rare qu'ils fussent massacrés
ensuite. Dans certains cas, on se débarrassait des soldats arméniens
de façon plus sommaire encore ; en effet, cela devint maintenant un
usage presque courant de les tuer de sang-froid, en application d'une
unique méthode. Des escouades de 50 à 100 hommes étaient prises çà
et là, les victimes enchaînées par groupes de quatre et conduites
dans un lieu solitaire, à une petite distance de la ville ; soudain,
le crépitement des balles remplissait l'espace, et les soldats turcs,
qui avaient servi d'escorte, revenaient lugubrement au camp. Ceux qui
étaient envoyés pour enterrer les corps les trouvaient presque toujours
complètement nus, les Turcs les ayant, comme d'habitude, dépouillés
de leurs vêtements. Dans certains cas dont j'eus connaissance,
les meurtriers, par un raffinement de cruauté, avaient ajouté aux
souffrances de leurs victimes en les obligeant à creuser leurs tombes
avant d'être fusillées.
Je cite ici un simple épisode, contenu dans un des rapports de nos
consuls, et versé aujourd'hui aux Archives des Affaires étrangères
américaines. Au début de Juillet, 2.000 Arméniens amélés - nom sous
lequel les Turcs désignent les soldats rabaissés à l'emploi d'ouvriers
- furent renvoyés de Harpoot pour construire des routes. Les Arméniens
de cette ville, comprenant la signification de cet ordre, intercédèrent
auprès du gouverneur ; mais ce fonctionnaire soutint qu'il ne serait
pas fait de mal à ces hommes et il pria même le missionnaire allemand,
M. Ehemann, de calmer la panique, lui donnant sa parole d'honneur
que les ex-soldats seraient protégés. M. Ehemann crut le gouverneur
et apaisa la crainte populaire. Cependant, en réalité, la presque
totalité fut exterminée et les corps de ces victimes jetés dans une
fosse commune. Un petit nombre réussit, à s'échapper et c'est par
lui que la nouvelle du massacre fut répandue dans le monde. Quelques
jours plus tard, 2.000 autres soldats furent pareillement envoyés
à Diarbekir. Le seul but, en les expédiant en rase campagne, était
de pouvoir les tuer. Afin de leur rendre toute résistance ou fuite
impossibles, on laissait systématiquement ces pauvres créatures mourir
de faim ; des agents du gouvernement, prenant les devants sur la route,
annonçaient aux Kurdes l'approche de la caravane et leur commandait de
faire leur devoir. Non seulement les hommes descendaient en masses de
leurs montagnes pour tomber sur ce régiment affamé et affaibli, mais
les femmes venaient, armées de couteaux de boucher, afin d'acquérir
« aux yeux d'Allah le mérite d'avoir tué un Chrétien ».
Ces massacres n'étaient pas des incidents isolés, j'en pourrais citer
nombre d'autres tout aussi horribles que celui relaté ci-dessus ;
dans tout l'Empire ottoman, un système méthodique était appliqué,
en vue d'anéantir tous les hommes valides, autant pour supprimer ceux
qui auraient pu créer une nouvelle génération, que pour faire de la
partie la plus faible de la population une proie facile.
Si épouvantables que fussent ces massacres de soldats sans défense,
ils pouvaient être considérés comme la miséricorde et la justice
elles-mêmes, comparés au traitement infligé aux Arméniens soupçonnés de
cacher des armes. L'apposition d'affiches dans les villages et villes
commandant aux Chrétiens d'apporter leurs armes au Quartier Général les
alarma grandement ; cet ordre ne s'appliquant qu'à eux et non à leurs
voisins musulmans, ils comprirent le sort qui les attendait. Dans
bien des cas, toutefois, le peuple persécuté obéit passivement ;
les fonctionnaires turcs s'emparèrent joyeusement des carabines, qui
étaient la preuve qu'une « révolution » avait été projetée, et jetèrent
les victimes en prison, en les accusant de trahison. Des milliers
ne livrèrent pas d'armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient
pas, tandis qu'un nombre supérieur encore refusa obstinément de s'en
dessaisir, non parce qu'ils complotaient de se soulever, mais parce
qu'ils se proposaient de défendre leurs propres vies et l'honneur de
leurs femmes, menacé d'outrages, ils ne l'ignoraient pas. Les supplices
que subirent ces récalcitrants forment un des chapitres les plus hideux
de l'histoire contemporaine. Beaucoup d'entre nous s'imaginent que,
depuis longtemps, la torture a cessé d'être une mesure administrative
et judiciaire ; cependant je ne crois pas que les âges les plus
barbares présentèrent jamais de scènes plus horribles que celles
qui se déroulèrent maintenant d'un bout à l'autre de la Turquie. Les
gendarmes turcs ne respectaient rien ; sous le prétexte de rechercher
les armes cachées, ils saccageaient des églises, profanaient les
autels et les objets du culte et se divertissaient à parodier les
cérémonies chrétiennes. Ils battaient les prêtres jusqu'à ce que
ceux-ci perdissent connaissance, prétextant qu'ils encourageaient
la sédition. Quand ils ne pouvaient découvrir de munitions dans les
églises, ils armaient parfois les évêques et les prêtres de fusils,
de pistolets et d'épées, puis les traduisaient en conseil de guerre,
sous l'accusation de possession d'armes prohibées par la loi, et les
conduisaient ainsi dans les rues, dans le seul but de provoquer la
colère fanatique de la foule. Les gendarmes ne traitaient pas mieux les
femmes que les hommes. Tels cas sont enregistrés, où de malheureuses
Arméniennes accusées de dissimuler des armes, furent dépouillées de
leurs vêtements et fouettées avec des branches fraîchement coupées,
corrections qui n'étaient même pas épargnées à celles qui allaient être
mères. Les viols accompagnaient si communément ces perquisitions, qu'à
l'approche de la police, les femmes et les jeunes filles arméniennes
se réfugiaient dans les forêts ou les antres des montagnes.
Comme mesure préliminaire à ces opérations, les hommes robustes des
villages et des villes étaient arrêtés et conduits en prison. Là,
leurs bourreaux mettaient une habileté infernale à les amener à se
déclarer eux-mêmes « révolutionnaires » et à révéler la cachette de
leurs armes. Une pratique courante consistait à placer le prisonnier
dans une pièce dont les issues étaient gardées par des Turcs. La
procédure commençait souvent par la bastonnade. Cette forme de torture
est assez fréquente en Orient : le bourreau frappe la plante des
pieds du patient avec une mince baguette ; tout d'abord, la douleur
n'est pas trop forte, mais à mesure que le supplice se poursuit avec
lenteur, elle devient terrible ; les chairs gonflent, éclatent, et
il n'est pas rare, qu'après avoir été soumis à pareil traitement les
pieds doivent être amputés. Les gendarmes l'infligeaient à la victime
jusqu'à ce qu'elle s'évanouît ; ils la ranimaient en lui jetant
de l'eau au visage et recommençaient. S'ils ne réussissaient pas à
faire parler le malheureux, ils avaient beaucoup d'autres moyens de
persuasion ; ils lui arrachaient les sourcils et la barbe, puis les
ongles; ils lui appliquaient sur la poitrine des fers rougis au feu,
enlevaient les chairs avec des pinces chauffées à blanc et versaient
ensuite du beurre bouillant dans les blessures. Parfois, les gendarmes
clouaient les mains et les pieds du condamné sur des pièces de bois -
évidemment en imitation de la crucifixion, et pendant que le martyr
se tordait dans la douleur, ils lui criaient : « Dis maintenant à
ton Christ de venir te secourir ! »
Ces tourments barbares - et nombre d'autres que je renonce à décrire -
étaient généralement pratiqués pendant la nuit. On postait à l'entour
des prisons des Turcs qui battaient du tambour et lançaient des coups
de sifflet, afin que les cris perçants des victimes ne fussent pas
entendus des voisins.
Dans des milliers de cas, les Arméniens torturés ainsi avaient refusé
de livrer leurs armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient pas.
Toutefois, ne pouvant convaincre leurs bourreaux, ils prirent
l'habitude, à leur approche, d'acheter des armes à leurs voisins
turcs, afin de pouvoir les remettre et échapper à ces épouvantables
représailles. Un jour, je discutai ces procédés avec Bedri Bey,
le préfet de police de Constantinople. Bedri décrivit avec un
plaisir répugnant les tortures infligées ; il ne cachait pas que le
gouvernement en était l'instigateur et, comme tous les fonctionnaires
turcs, il approuvait ce traitement de la race abhorrée. Il me raconta
que les détails des opérations étaient discutés aux réunions du
Comité Union et Progrès. Chaque nouvelle méthode de martyre était
saluée comme une découverte magnifique, et les membres assistant
régulièrement à ces conseils se perdaient en efforts pour inventer
quelque chose d'original. Il me révéla ainsi qu'ils étudiaient
passionnément les rapports de l'Inquisition espagnole et autres
monuments classiques de torture et adoptaient toutes les suggestions
qu'ils y découvraient. Bedri ne me communiqua pas le nom de celui qui
remporta le prix dans ce triste concours, mais en Arménie, Djevdet
Bey, le Vali de Van dont j'ai signalé plus haut l'activité, avait
la réputation d'être le plus infâme parmi les bourreaux ; dans tout
le pays, il reçut le sobriquet de « maréchal ferrant de Bashkalé »,
car ce connaisseur en cruautés avait inventé, ce qui était peut-être
le chef-d'oeuvre suprême - de clouer des fers à cheval aux pieds de
ses victimes !
Cependant, ces exploits ne constituèrent pas, ce que les journaux
du temps dénommaient communément les « atrocités arméniennes » ; ils
n'étaient que les opérations préalables de l'extermination d'une race.
Les Jeunes Turcs déployèrent un génie supérieur à celui de leur
prédécesseur, Abdul Hamid. L'ordre du Sultan déposé était uniquement
: « tuer, tuer », alors que la démocratie ottomane imagina un plan
plus parfait. Au lieu de massacrer en bloc la nation arménienne, elle
résolut maintenant de la déporter. Dans la région sud et sud-est de
l'Empire se trouvent le désert syrien et la vallée de la Mésopotamie.
Bien qu'une partie de cette étendue ait présenté jadis l'aspect
d'une civilisation florissante, après cinq siècles de domination
turque, elle n'est plus aujourd'hui qu'une région inculte, triste,
désolée, sans villes ni bourgs, ni animation d'aucune sorte, peuplée
seulement par quelques tribus de Bédouins, sauvages et fanatiques
; seul un labeur assidu, poursuivi de nombreuses années, pourrait
la transformer en un lieu habitable pour une population de quelque
importance. Les chefs du gouvernement annoncèrent maintenant leur
intention de réunir les 2.000.000 d'Arméniens ou plus, résidant dans
les différentes parties de l'Empire, et de les conduire dans cette
contrée dévastée et inhospitalière. Cette mesure, prise de bonne foi,
eût déjà représenté le comble de la cruauté et de l'injustice. Les
Arméniens, pour la plupart, ne sont pas agriculteurs ; ils ont surtout
des aptitudes commerciales et industrielles ; quoiqu'un grand nombre
d'entre eux cultivent des fermes et se louent comme bergers, beaucoup
habitent les villes et les bourgs importants, et, comme je l'ai dit,
constituent la force économique du pays. S'emparer de ces peuples
par milliers et les envoyer dans une des régions les plus stériles de
l'Asie eût été une mesure spoliatrice des plus inhumaines. En réalité
les Turcs n'eurent jamais la moindre intention d'établir les Arméniens
dans ce nouveau pays. Ils savaient que la grande majorité des victimes
n'atteindrait pas sa destination et que la soif et l'inanition auraient
raison de ceux qui y parviendraient, ou bien encore qu'ils seraient
tués par les tribus mahométanes et peuplades sauvages du désert. Le
but véritable de la déportation était le vol et la destruction ;
elle n'était en fait qu'une nouvelle méthode d'extermination. Quand
les autorités ottomanes donnèrent l'ordre de ces déportations, elles
délivrèrent simplement l'arrêt de mort de toute une race ; elles le
comprenaient bien ainsi et dans nos entretiens ne cherchèrent pas à
s'en cacher.
Pendant le printemps et l'été de 1915, les opérations se
poursuivirent. Parmi les plus grandes villes, seules Constantinople,
Smyrne et Aleppo furent épargnées ; tous les autres endroits, habités
par une seule famille arménienne, devinrent aussitôt le théâtre de ces
tragédies indescriptibles. Rarement un Arménien, quels que fassent son
éducation, sa fortune ou son rang social, fut dispensé d'obéir. Dans
certains villages, des affiches furent placardées, enjoignant à
toute la population arménienne de se présenter à un lieu public,
à une heure déterminée - généralement, un ou deux jours d'avance -
; dans certains cas, le crieur de la ville parcourait les rues,
transmettant les instructions verbalement. Dans d'autres endroits
encore, pas le moindre avertissement n'était donné : les gendarmes
survenaient dans une maison arménienne et ordonnaient à tous les
habitants de les suivre ; ils emmenaient des femmes occupées à leurs
travaux domestiques, sans leur permettre de changer de vêtements. La
police tombait tout d'abord sur elles comme l'éruption du Vésuve
surprit Pompéi ; elles étaient forcées d'abandonner leur lessive,
les petits étaient arrachés du lit, le pain restait dans le four à
moitié cuit, le repas de famille mangé en partie, les enfants enlevés
de leur classe, leurs livres demeurant ouverts à la leçon du jour,
les hommes étaient obligés de laisser leur charrue dans les champs
et leur bétail sur le versant de la montagne. Des femmes mêmes,
qui venaient d'être mères, se voyaient contraintes de se lever et de
rejoindre la foule frappée de panique, leurs bébés dormant dans leur
bras. C'est à peine s'il leur était possible d'attraper à la hâte un
châle, une couverture, peut-être quelques miettes de nourriture ; et
c'était tout ce qu'elles emportaient de leur foyer ! A leurs questions
affolées : « où allons-nous ? » les gendarmes condescendaient seulement
à répondre : « A l'intérieur ».
Dans certains cas, il était accordé quelques heures aux expatriés,
exceptionnellement quelques jours, pour disposer de leurs biens et de
leurs ustensiles de ménage ; mais la chose se réduisait naturellement
à un simple vol. Ils ne pouvaient vendre qu'aux Turcs, et acheteurs
comme vendeurs, sachant qu'il leur fallait liquider en un jour ou
deux le produit d'entassements d'une vie entière, les prix obtenus
n'atteignaient qu'une faible fraction de la valeur des objets ; des
machines à coudre étaient payées un ou deux dollars, une vache se
vendait un dollar, l'ameublement suffisant pour toute une maison s'en
allait pour une bagatelle. Souvent défense était faite aux Arméniens
de vendre et aux Turcs d'acheter, même à ces conditions dérisoires ;
sous prétexte que le gouvernement se proposait de liquider leurs biens
pour payer les créanciers qu'ils laisseraient inévitablement derrière
eux, on mettait au garde-meuble leur mobilier ou on l'entassait sur
les places publiques, puis on le livrait simplement au pillage de la
population ottomane, hommes et femmes. Ou encore, les fonctionnaires
informaient les Arméniens qu'ils n'avaient pas le droit de vendre leur
maison, puisque leur déportation n'était que temporaire et qu'ils
reviendraient après la guerre. Mais à peine avaient-ils quitté le
village, que des mohadjirs mahométans - immigrants d'autres régions de
la Turquie - s'installaient dans leurs habitations. On les dépouillait
aussi de toutes leurs valeurs, argent, bagues, montres et bijoux pour
les mettre soi-disant « en sûreté » dans les postes de police, jusqu'à
leur retour; en vérité le tout était aussitôt distribué aux Turcs.
Cependant tous ces vols n'étaient rien à côté des scènes horribles
et angoissantes qui se déroulaient constamment.
L'extermination systématique des hommes se poursuivait : ceux, que
les persécutions décrites plus haut avaient épargnés, étaient alors
traités de façon plus odieuse. Avant le départ des caravanes, on
avait pris l'habitude de séparer les jeunes gens de leurs familles,
de les attacher ensemble par groupes de quatre et de les conduire
dans les faubourgs de la ville, pour être fusillés. Ou bien on les
pendait en public, sans les juger, pour le seul motif qu'ils étaient
Arméniens. Les gendarmes s'en prenaient surtout à ceux qui avaient
quelque éducation ou quelque influence. Je recevais sans cesse des
rapports de consuls américains et de missionnaires, au sujet de ces
exécutions, dont je n'oublierai jamais certains détails. A Angora,
tous les hommes de quinze à soixante-dix ans furent arrêtés, liés
par quatre et emmenés sur la route de Caesarea ; après avoir marché
pendant cinq ou six heures, ils arrivèrent dans une vallée retirée,
ou des bandes de paysans turcs les attaquèrent, armés de gourdins,
marteaux, haches, faux, bêches et scies, - instruments supérieurs
aux canons et pistolets, prolongeant non seulement l'agonie mais
encore ne dépensant ni obus, ni poudre, déclaraient les autorités
avec satisfaction. Ainsi fut exterminée toute la population mâle
d'Angora, y compris tous les hommes riches et de bonne éducation,
dont les corps mutilés furent abandonnés aux bêtes féroces de la
vallée. Le massacre terminé, paysans et gendarmes se réunirent dans
le cabaret de l'endroit, pour y comparer leurs rapports et se vanter
du nombre de « giaours » que chacun d'eux avaient tué.
A Trébizonde les victimes furent embarquées sur des bateaux et
expédiées dans la mer Noire, où des gendarmes les rejoignirent,
les tuèrent et jetèrent leur corps à la mer. Par conséquent, lorsque
l'ordre était donné aux caravanes de se mettre en route, elles ne se
composaient plus que de femmes, d'enfants et de vieillards. Tous ceux
qui auraient pu les secourir avaient été précédemment exécutés. Et
souvent lorsque la masse des exilés s'ébranlait, le préfet de la
cité leur souhaitait un ironique « bon voyage ». Avant de partir,
on offrait parfois aux femmes de se convertir au mahométisme ; or,
celles qui embrassaient la nouvelle religion n'étaient pas encore
au bout de leurs souffrances. On les forçait à abandonner leurs
enfants à un prétendu « Orphelinat mahométan » afin d'y être élevés
en disciples fidèles du Prophète ; tandis qu'elles-mêmes devaient
prouver la sincérité de leur conversion en renonçant à leurs maris
chrétiens pour épouser des Mahométans ; toutefois si le prétendant
n'était point foncièrement dévot, la nouvelle convertie était déportée
malgré ses protestations de foi islamique.
Tout d'abord, le gouvernement avait paru disposé à protéger ces masses
en route pour l'exil : les officiers les divisaient en convois de
plusieurs centaines ou de plusieurs milliers. De temps en temps, les
autorités civiles fournissaient des chars à boufs où s'entassaient les
meubles que les déportés avaient pu réunir à la hâte. Un détachement
de gendarmes escortait chaque convoi, en apparence pour le guider et
le protéger. Des femmes, peu vêtues, portant leurs enfants sur les
bras ou sur le dos, cheminaient à côté de vieillards qui marchaient
clopin-clopant, aidés de leur bâton. Des enfants couraient le long du
cortège, amusés par ce qui leur semblait un nouveau divertissement. çà
et là quelque particulier, favorisé de la fortune, emmenait avec lui
un cheval ou un âne ; parfois aussi un fermier avait pu sauver une
vache ou une brebis qui s'avançait péniblement à ses côtés, tandis
que tout un choix d'animaux domestiques, chiens, chats et oiseaux,
complétaient ce bizarre et lamentable assemblage.
Il en partait ainsi des milliers de villes et de villages arméniens,
couvrant toutes les routes dans la direction du sud, soulevant à
leur passage des nuages de sable et abandonnant sur leur parcours des
débris de toutes sortes : chaises, couvertures, draps, ustensiles de
cuisine et autres objets encombrants.
Au départ, ces malheureux ressemblaient encore à des créatures humaines
; mais après quelques heures, lorsque la poussière du chemin avait
flétri leur visage et leurs habits, et que la boue avait durci sur
leurs pieds, souvent harassés de fatigue ou annihilés par la brutalité
de leurs conducteurs, ils n'avaient plus l'air que d'animaux inconnus
et étranges. Néanmoins pendant près de six mois, d'avril à octobre
1915, presque toutes les grandes voies d'Asie Mineure débordèrent
de ces hordes d'exilés. On aurait pu les voir longeant les vallées,
ou grimpant les flancs de presque toutes les montagnes, marchant et
marchant encore sans savoir où, sinon que chaque sentier menait à la
mort. Villages après villages, villes après villes, furent dépouillés
de leur population arménienne, dans des conditions similaires. Pendant
ces six mois, autant qu'on en puisse juger, environ 1.200.000
personnes furent dirigées sur le désert de Syrie. « Priez pour nous
», disaient-ils en quittant les foyers que deux mille cinq cents ans
auparavant leurs ancêtres avaient fondés. « Nous ne vous reverrons
plus sur cette terre, mais nous vous retrouverons un jour. Priez pour
nous ! » Ils avaient à peine quitté le sol natal que les supplices
commençaient ; les chemins qu'ils devaient suivre n'étaient que des
sentiers de mulets où se disloquait la procession, transformée en
une cohue informe et confuse. Les femmes étaient séparées de leurs
enfants et les maris de leurs femmes. Les vieillards restaient derrière
épuisés, les pieds endoloris. D'un autre côté, les conducteurs de
chars à boufs, après avoir extorqué à leurs clients leur dernier sou,
les jetaient à terre, eux et leurs biens, faisaient demi tour et
s'en retournaient au village, en quête de nouvelles victimes. Ainsi
donc en peu de temps tous, jeunes et vieux, se trouvaient forcés de
voyager à pied; et les gendarmes, que le gouvernement avait envoyés
soi-disant pour protéger les exilés, se transformaient en véritables
bourreaux. Ils les suivaient baïonnette au canon, éperonnant quiconque
faisait mine de ralentir l'allure. Ceux qui essayaient de s'arrêter
pour reprendre haleine, ou qui tombaient sur la route, brisés de
fatigue, étaient brutalisés et contraints de rejoindre au plus vite
la masse houleuse. Ils maltraitaient même les femmes enceintes,
et si l'une d'elles, comme cela arriva plus d'une fois, accouchait
le long de la route, ils l'obligeaient à se lever immédiatement
et à rejoindre la caravane. D'autre part, pendant tout le voyage,
il fallut sans cesse se battre contre les habitants mahométans. Des
détachements de gendarmes partaient en tête, pour annoncer aux tribus
Kurdes que leurs victimes approchaient et aux paysans turcs que leur
désir était enfin réalisé. Le gouvernement lui-même ouvrit les prisons
et relâcha les criminels, à la condition qu'ils se conduiraient en bons
Mahométans à leur approche. Ainsi chaque convoi avait à défendre son
existence contre plusieurs catégories d'ennemis : les gendarmes qui
les escortaient, les paysans des villages turcs, les tribus kurdes
et les bandes de Chétés ou brigands. Et nous ne devons pas oublier
que les hommes, qui auraient pu protéger ces infortunés, avaient
presque tous été tués, ou avaient dû s'enrôler comme travailleurs,
et que les malheureux déportés avaient été systématiquement dépouillés
de leurs armes avant l'exode forcé !
A quelques heures de marche du point de départ, les Kurdes accouraient
du haut de leurs montagnes, se précipitaient sur les jeunes filles et,
relevant leurs voiles, enlevaient les plus jolies ainsi que les enfants
qui leur plaisaient, et pillaient sans pitié toute la caravane, volant
l'argent ou dérobant les provisions, abandonnant ainsi les malheureux
à la faim et à la détresse. Ils les dépouillaient de leurs vêtements
et laissaient parfois hommes et femmes complètement nus. Et tandis
qu'ils pillaient, tuaient et massacraient, les cris des vieillards et
des femmes augmentaient l'angoisse et l'épouvante générales. Tous ceux
qui échappaient aux attaques en rase campagne subissaient de nouvelles
horreurs dans les villages mahométans. Là des voyous turcs tombaient
sur les femmes qui, ne pouvant supporter leurs terribles épreuves,
mouraient ou devenaient folles. Après une nuit passée dans un hideux
campement de ce genre, les exilés (plutôt ceux qui avaient survécu
!) repartaient le lendemain matin. La férocité des gendarmes semblait
augmenter avec la durée du voyage, furieux de ce qu'une partie de la
caravane résistât encore. Les Arméniens mouraient par centaines de
faim et de soif, et même lorsqu'ils arrivaient près d'une rivière,
les gendarmes, pour le plaisir de les faire souffrir, refusaient de
les laisser boire. Le soleil ardent du désert dévorait leur corps à
travers leurs légers vêtements ; d'autres, à force de marcher pieds
nus sur le sable brûlant, tombaient inanimés par milliers, et malheur à
eux ! car ils étaient tués sur place ; de sorte qu'au bout de quelques
jours, la caravane n'était plus qu'une horde trébuchante de squelettes,
recouverts de poussière, dévorant tout ce qu'ils trouvaient sur leur
chemin, affolés par les spectacles affreux qui se déroulaient sans
cesse devant leurs yeux, épuisés par toutes les maladies qu'entraînent
de telles privations, et cependant obligés de marcher, et de marcher
toujours, sous les coups de fouet, de massue et les baïonnettes de
leurs bourreaux.
Ainsi une autre caravane s'égrenait derrière les misérables qui
avait encore la force d'avancer : celle des morts et des corps sans
sépulture, des vieillards et des femmes agonisantes, atteints du
typhus, de la dysenterie et du choléra, des petits enfants étendus
sur le dos, réclamant une, dernière fois de leurs cris plaintifs de
l'eau et un peu de nourriture. Il y eut des mères qui supplièrent des
étrangers de sauver leurs enfants et qui, sur un refus, les jetèrent
dans des puits, ou les abandonnèrent derrière des buissons pour
qu'ils puissent au moins y mourir en paix. Une troisième catégorie
de retardataires était formée par les jeunes filles vendues comme
esclaves, souvent pour un medjidie (environ 80 cent.) et qui, après
avoir assouvi les désirs brutaux de leurs acheteurs, étaient livrées
à la prostitution. Une file de campements, remplis de malades et de
moribonds mêlés aux cadavres sans sépulture, ou a demi-enterrés,
marquait la direction aux masses mouvantes qui avançaient. Des
essaims de vautours les suivaient dans l'air, et des chiens affamés
se disputaient les corps des morts.
Mais les scènes les plus horribles se déroulèrent au bord des rivières
et en particulier près de l'Euphrate. Quelquefois, en traversant ce
fleuve, les gendarmes y poussaient les femmes, tirant sur celles qui
essayaient de fuir à la nage. Souvent aussi, elles s'y précipitaient de
leur plein gré avec leurs enfants pour sauver leur honneur. « Dans la
dernière semaine de juin (je cite un rapport consulaire) un certain
nombre d'Arméniens d'Erzeroum furent déportés, sériés en plusieurs
convois, se suivant à peu de jours d'intervalle; ils moururent en
route, soit tués ou noyés. Une Mme Zaronhi, personne d'un certain âge
et assez riche, ayant été jetée dans l'Euphrate, réussit à s'accrocher
à une roche de la rivière, d'où elle gagna la rive et retourna à
Erzeroum pour se cacher chez un ami turc. Elle raconta au prince
Argoutinsky, le représentant de l'Union Urbaine russe d'Erzeroum,
qu'elle frissonnait encore au souvenir des centaines d'enfants
passés à la baïonnette par les Turcs et précipités dans l'Euphrate,
et des hommes et des femmes entièrement dépouillés de leurs vêtements,
attachés ensemble par centaines, fusillés et jetés dans le fleuve.
Près de Erzinghan, ajouta-t-elle, là où l'Euphrate forme une boucle,
des milliers de cadavres obstruaient à tel point le courant, que le
fleuve modifia son cours sur plus de 100 mètres. »
C'est absurde de la part du gouvernement turc d'affirmer qu'il fut
toujours guidé par l'intention sincère de « transporter les Arméniens
dans de nouveaux foyers », et ces détails navrants ne prouvent que
trop bien le but véritable d'Enver et de Talaat : l'extermination pure
et simple. Combien y en eut-il de ces malheureux qui atteignirent
leur destination? Les épreuves endurées par une seule caravane
montrent comment une prétendue déportation se changea vite en une
destruction complète. Je tiens ces renseignements directement du
consul américain à Aleppo ; ils sont maintenant versés aux Archives
de notre Ministère des Affaires étrangères à Washington. Le 1er
juin, un convoi de 3.000 Arméniens, pour la plupart des femmes, des
jeunes filles et des enfants quitta Harpoot. Suivant la coutume, le
gouvernement les fit escorter par 70 gendarmes, sous la direction d'un
chef turc... Bey, qui devinrent bientôt, non point leurs protecteurs,
mais leurs bourreaux. A peine les déportés s'étaient-ils mis en marche
que... Bey leur extorqua 400 livres, sous prétexte d'en prendre
soin jusqu'à leur arrivée à Malatia ; dès qu'il les eut dépouillés
de cet argent, qui aurait pu leur procurer un peu de nourriture,
il disparut, les abandonnant tous à la pitié généreuse des gendarmes
! Jusqu'à Ras-ul-Ain, première station sur la ligne de Bagdad, la vie
des voyageurs ne fut qu'une suite d'horreurs et de souffrances. Les
policiers partirent devant, pour annoncer aux tribus sauvages des
montagnes l'approche de plusieurs milliers de femmes et de jeunes
filles arméniennes. Les Arabes et les Kurdes enlevèrent ces dernières,
tandis que les montagnards s'attaquaient aux femmes et que l'escorte
prenait aussi part à l'orgie. L'un après l'autre, les quelques hommes
du convoi furent tués, Quelques femmes avaient réussi à soustraire,
dans leur bouche et leur chevelure, quelque argent à la cupidité
de leurs persécuteurs, et en achetèrent des chevaux que les Kurdes
finirent cependant par leur voler. Deux jours après, ces derniers
passèrent en revue la caravane, comptèrent les hommes qui restaient
et en ayant trouvé environ 150, de quinze à quatre-vingt-dix ans,
ils les emmenèrent et les massacrèrent jusqu'au dernier. Ce même
jour un autre convoi, parti de Sivas, se joignit à celui de Harpoot,
tous deux formant alors une agglomération de 18.000 personnes.
Un autre bey kurde prit le commandement, ce qui, à ses yeux, n'était
comme pour ses collègues qu'une simple occasion de piller, d'outrager
et de tuer. Ce chef de bande convoqua tous ses compagnons et les invita
à faire ce qu'il leur plairait de cette masse d'exilés. Chaque jour et
chaque nuit, les plus jolies filles disparaissaient ; quelquefois elles
revenaient dans un état lamentable qui révélait leurs souffrances. Les
traînards, que l'âge, les infirmités et la maladie empêchaient de
suivre étaient massacrés sur le champ. Chaque fois qu'ils arrivaient
dans un nouveau village, les vagabonds de l'endroit étaient autorisés
à s'emparer des jeunes Arméniennes. Lorsque les rangs éclaircis
des exilés atteignirent l'Euphrate, ils aperçurent 200 cadavres qui
flottaient à la surface de l'eau ; ils avaient successivement été
dépouillés de tout, sauf de quelques haillons que les Kurdes leur
enlevèrent plus tard ; le convoi tout entier marcha pendant cinq
jours, sans vêtements, sous le soleil brûlant du désert ; pendant
cinq autres jours ils n'eurent pas un seul morceau de pain et pas
une goutte d'eau ! « Des centaines tombaient morts sur la route, dit
le rapport. Leur langue était noire comme du charbon et lorsqu'ils
aperçurent enfin une fontaine, il s'y précipitèrent tous d'un seul
coup ; mais les agents, leur barrant la route, leur défendirent de se
désaltérer, car leur intention était de vendre l'eau à raison de une
à trois lires la tasse et quelquefois même ils la refusaient, après
avoir accepté l'argent. A un autre endroit, où il y avait des puits,
quelques femmes s'y précipitèrent, n'ayant ni seau, ni corde pour
puiser. Elles s'y noyèrent, ce qui n'empêcha pas leurs compagnons
de boire de cette eau empoisonnée par les cadavres. Parfois aussi,
quand les puits étaient peu profonds et qu'elles pouvaient y descendre
et remonter, les autres se jetaient sur elles pour lécher ou sucer
leurs vêtements humides et sales, tant ils avaient soif. Quelquefois
les habitants des villages avaient pitié d'eux, leur donnaient de
vieux morceaux de toile pour se couvrir, tandis que ceux qui avaient
encore de l'argent achetaient des vêtements ; mais il y en eut qui
durent marcher ainsi jusqu'à la ville d'Aleppo. Les pauvres femmes
honteuses osaient à peine marcher et avançaient courbées en deux. »
Le dix-septième jour, quelques-uns seulement arrivèrent à Aleppo. Des
deux convois réunissant 18.000 exilés, exactement 150 femmes et
enfants parvinrent à destination. Quelques-unes des autres, les
plus séduisantes, vivaient encore captives des Kurdes et des Turcs ;
tout le reste était mort.
Mon seul but en insistant sur ces horribles faits est que, sans
détails, les lecteurs anglais ne pourraient se faire une idée exacte
de cette nation que l'on appelle la Turquie, et encore j'ai omis les
éléments les plus affreux, car un récit complet des orgies sadiques,
dont ces hommes et femmes arméniens furent victimes, ne saurait
être publié en Amérique1. Les crimes que l'instinct le plus pervers
peut imaginer, les raffinements de persécution et d'injustice que
l'imagination la plus vile peut concevoir, devinrent les malheurs
journaliers de ce peuple infortuné. Je suis convaincu que l'histoire
universelle ne contient pas de plus affreux épisode. Les grandes
persécutions des temps passés semblent presque insignifiantes à côté
des souffrances endurées par la race arménienne en 1915. Le massacre
des Albigeois, au début du XIIIe siècle, a toujours été regardé comme
l'un des événements les plus tristes de l'histoire, car environ 60.000
personnes en furent victimes ; dans celui de la Saint-Barthélémy,
environ 30.000 créatures humaines périrent ; les Vêpres Siciliennes,
qui ont toujours passé pour être l'un des plus démoniaques transports
de fanatisme, causèrent la mort de 8.000 personnes. On a écrit
des volumes sur l'Inquisition en Espagne au temps de Torquemada et
cependant, durant les dix-huit années de son omnipotence, un peu plus
seulement de 8.000 hérétiques furent suppliciés. Le seul précédent
dans l'histoire, qui ressemble le plus aux déportations arméniennes,
semble être l'expulsion des Juifs d'Espagne par Ferdinand et Isabelle.
Selon Prescott, 160.000 Juifs furent arrachés à leurs foyers et
disséminés au hasard par toute l'Afrique et l'Europe. Et cependant,
toutes ces persécutions ne sont rien comparées à celles des Arméniens,
qui causèrent la mort d'au moins 600.000 et peut-être même 1.000.000 de
personnes. Mais l'idéal qui inspira ces barbares exécutions pouvait
être une excuse; elles étaient le résultat du prosélytisme et la
plupart des instigateurs croyaient sincèrement qu'ils servaient
fidèlement leur Créateur. Sans aucun doute, la populace turque et
kurde immolait les Arméniens pour plaire au Dieu de Mahomet, elle y
était poussée par leur zèle religieux; mais les hommes qui conçurent
le crime avaient un tout autre but : étant presque tous athées, ne
respectant pas plus le Mahométisme que le Christianisme, leur unique
raison fut une question de politique d'Etat, préméditée et impitoyable.
Les Arméniens ne furent pas la seule race qui eut à souffrir de ce
projet : « La Turquie aux Turcs ». Ce que je viens de raconter peut
également, avec quelques modifications, s'appliquer aux Grecs et aux
Syriens. En fait, les Grecs furent les premières victimes de ce projet
de nationalisation; j'ai décrit comment, dans les quelques mois qui
précédèrent la guerre européenne, le gouvernement ottoman commença
à déporter ses sujets grecs le long de la côte d'Asie Mineure. Ces
violences ne semblèrent pas intéresser beaucoup l'Europe, ni les
états-Unis ; cependant, dans l'espace de trois ou quatre mois, environ
400.000 Grecs furent arrachés du littoral méditerranéen où ils avaient
vécu si longtemps, et dirigés vers les îles grecques de la mer Egée.
En général ces déportations méritaient ce nom, car elles ne furent
pour les condamnés qu'un changement de pays effectué sans massacres.
Ce fut sans doute l'indifférence du monde civilisé qui encouragea
les Turcs à user plus tard de ces procédés en grand, non seulement
avec les Grecs, mais encore avec les Arméniens, avec les Syriens,
Nestoriens et autres peuples. Bedri Bey avoua même à un de mes
secrétaires, que la méthode ayant si bien réussi pour les Grecs,
on avait décidé de l'étendre aux autres races de l'Empire.
Le martyre des Grecs se déroula en deux phases, la première avant la
guerre, l'autre au début de 1915. Dans la première, les opérations se
limitèrent aux Grecs de la côte maritime d'Asie Mineure; dans l'autre,
on s'attaqua à ceux qui vivaient en Thrace et dans les territoires
environnant la mer de Marmara, les Dardanelles, le Bosphore et la
côte de la Mer Noire, et qui furent envoyés, par centaines de mille,
vers l'intérieur de l'Asie Mineure. Ils furent traités d'une façon
presque analogue aux Arméniens. Ils furent d'abord incorporés à l'armée
ottomane, formant des bataillons de travailleurs pour la construction
de routes dans le Caucase et autres zones de combat. Tout comme les
Arméniens, ces soldats moururent par milliers de faim, de froid ou
privations. Toutes les maisons des villages furent fouillées, les unes
après les autres, pour y prendre les armes cachées, et les habitants
furent maltraités et torturés comme leurs compagnons arméniens. Ils
eurent également à subir des réquisitions forcées, qui n'étaient
qu'un pillage à peine dissimulé. Les Turcs voulurent les obliger à
se convertir au Mahométisme, enlevèrent les jeunes Grecques, comme
les Arméniennes, pour leurs harems, et les petits garçons pour les
cacher chez des Mahométans. Ils les accusaient également de n'être pas
fidèles au gouvernement ottoman de ravitailler les sous-marins anglais
dans la mer de Marmara et d'espionner ; enfin de pousser la traîtrise
jusqu'à attendre avec impatience le jour, où, délivrés du joug ottoman,
ils retourneraient à leur véritable Patrie ! Cette dernière plainte
était incontestablement fondée et il était bien naturel, qu'après
avoir supporté pendant cinq siècles les pires calamités, cette race
rêvât de libération. Les Turcs, comme dans le cas des Arméniens,
s'armèrent donc de cette excuse, pour se défaire du peuple tout
entier et le conduire par groupes, sous la prétendue protection de
gendarmes turcs, vers l'intérieur, la plupart du temps à pied. Il
est difficile d'évaluer le nombre exact des exilés ; les estimations
varient de 200.000 à 1.000.000. Ces caravanes endurèrent de grandes
privations, mais ne furent point soumises à un massacre général comme
les Arméniens, ce qui explique l'ignorance du monde extérieur à cet
égard. Et cependant ce semblant de considération n'était point de la
pitié : les Grecs, au contraire des Arméniens, avaient un gouvernement
pour qui le sort de la race était une question d'intérêt vital. A
cette époque, les alliés des Allemands craignaient généralement que
la Grèce ne se mît du côté de l'Entente ; l'extermination des Grecs
en Asie Mineure aurait certainement provoqué un état d'esprit tel,
que le roi germanophile aurait été incapable d'empêcher son pays
d'entrer en guerre. Ce fut donc par pure raison d'ordre politique
que les Grecs, soumis au joug turc, échappèrent aux tourments affreux
qu'endurèrent les Arméniens. Mais néanmoins leurs souffrances furent
grandes et constituent un autre chapitre de la longue série de crimes,
dont la Turquie aura à répondre devant le monde civilisé.
1) Voir sur cette question : Dr Johannès Lepsius, Président de la
Deutsche Orient-Mission et de la Société Germano-Américaine. Le ra
pport secret sur les massacres d'Arménie, publié avec une préface
par René Pinon, 1 vol. in-16 ; Payot éditeur.
Imprescriptible.fr
17-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite à lire des Extraits des Mémoires de l'Ambassadeur Henri
Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople de 1913 à 1916,
publiés sur le site d~RImprescriptible.fr. Avocat d'origine juive,
Henri Morgenthau s~Rest employé en vain pendant toute la durée de
son mandat dans l'Empire ottoman, à contacter personnellement les
chefs turcs du Comité Union et Progrès, les « Jeunes Turcs » Enver,
Djemal et Talaat, pour les appeler à faire cesser les déportations et
l'extermination de la population arménienne de Turquie. Il est l'un des
Justes qui a oeuvré pour défendre les victimes du génocide arménien.
Les Mémoires de l'Ambassadeur Morgenthau
CHAPITRE XXIV
L'extermination de la race arménienne en 1915 présentait certaines
difficultés qui ne s'étaient pas produites lors des massacres de
1895 et autres années. A cette époque, les Arméniens ne disposaient
guère de moyens de résistance, puisque le métier militaire leur
était interdit et qu'ils n'avaient même pas le droit de posséder des
armes ; on sait, qu'après la victoire des révolutionnaires en 1908,
la situation fut renversée et que désormais les autorités, dans la
sainte ardeur de leur enthousiasme pour la liberté et l'égalité,
appelèrent les Chrétiens sous les drapeaux. En conséquence, au début
de 1915, chaque ville turque contenait des milliers d'Arméniens qui
étaient autant de soldats exercés, munis de carabines, pistolets
et autres engins de guerre; les opérations de Van révélèrent que
ces hommes pouvaient faire bon usage de leurs armes. Il était aisé
de prévoir qu'un massacre des Arméniens prendrait, cette fois, le
caractère d'une lutte et non plus de ces boucheries de victimes sans
défense, qui avaient toujours été si sympathiques aux Turcs. Pour
l'accomplissement de ce dessein - l'extermination d'une race - il
était nécessaire de prendre deux mesures préliminaires : réduire
les soldats arméniens à l'impuissance et enlever leurs armes aux
Chrétiens dans chaque ville et chaque bourg. Avant de les égorger,
il fallait leur ôter tout moyen de défense.
Au début de 1915, les soldats arméniens furent soumis à un nouveau
régime dans l'armée turque. Jusqu'alors, la plupart d'entre eux étaient
des combattants; mais à présent, on les dépouilla de leurs armes, et
ils ne furent plus que des ouvriers. Au lieu de servir leur patrie dans
l'artillerie et la cavalerie, ils furent transformés en cantonniers,
voire en bêtes de somme. Portant des fournitures militaires de toutes
sortes sur leurs épaules, sous le poids desquelles ils chancelaient,
stimulés par le fouet et la baïonnette des Turcs, ils étaient forcés
de traîner dans les montagnes du Caucase leurs corps épuisés ; obligés
parfois, malgré leurs charges, de tracer leur chemin dans la neige où
ils enfonçaient presque jusqu'à mi-corps. Ils vivaient pour ainsi
dire en plein air, dormant sur la terre nue - quand l'aiguillon
incessant de leurs surveillants leur permettait de dormir ! Comme
aliments, on ne leur donnait que des restes ; s'ils tombaient malades
en route, on les abandonnait là où ils s'étaient laissés choir,
leurs oppresseurs turcs s'arrêtant peut-être assez longtemps pour
leur voler tout ce qu'ils possédaient - jusqu'à leurs vêtements. Des
efforts surhumains permettaient ils à quelques-uns de ces malheureux
d'arriver à destination, il n'était pas rare qu'ils fussent massacrés
ensuite. Dans certains cas, on se débarrassait des soldats arméniens
de façon plus sommaire encore ; en effet, cela devint maintenant un
usage presque courant de les tuer de sang-froid, en application d'une
unique méthode. Des escouades de 50 à 100 hommes étaient prises çà
et là, les victimes enchaînées par groupes de quatre et conduites
dans un lieu solitaire, à une petite distance de la ville ; soudain,
le crépitement des balles remplissait l'espace, et les soldats turcs,
qui avaient servi d'escorte, revenaient lugubrement au camp. Ceux qui
étaient envoyés pour enterrer les corps les trouvaient presque toujours
complètement nus, les Turcs les ayant, comme d'habitude, dépouillés
de leurs vêtements. Dans certains cas dont j'eus connaissance,
les meurtriers, par un raffinement de cruauté, avaient ajouté aux
souffrances de leurs victimes en les obligeant à creuser leurs tombes
avant d'être fusillées.
Je cite ici un simple épisode, contenu dans un des rapports de nos
consuls, et versé aujourd'hui aux Archives des Affaires étrangères
américaines. Au début de Juillet, 2.000 Arméniens amélés - nom sous
lequel les Turcs désignent les soldats rabaissés à l'emploi d'ouvriers
- furent renvoyés de Harpoot pour construire des routes. Les Arméniens
de cette ville, comprenant la signification de cet ordre, intercédèrent
auprès du gouverneur ; mais ce fonctionnaire soutint qu'il ne serait
pas fait de mal à ces hommes et il pria même le missionnaire allemand,
M. Ehemann, de calmer la panique, lui donnant sa parole d'honneur
que les ex-soldats seraient protégés. M. Ehemann crut le gouverneur
et apaisa la crainte populaire. Cependant, en réalité, la presque
totalité fut exterminée et les corps de ces victimes jetés dans une
fosse commune. Un petit nombre réussit, à s'échapper et c'est par
lui que la nouvelle du massacre fut répandue dans le monde. Quelques
jours plus tard, 2.000 autres soldats furent pareillement envoyés
à Diarbekir. Le seul but, en les expédiant en rase campagne, était
de pouvoir les tuer. Afin de leur rendre toute résistance ou fuite
impossibles, on laissait systématiquement ces pauvres créatures mourir
de faim ; des agents du gouvernement, prenant les devants sur la route,
annonçaient aux Kurdes l'approche de la caravane et leur commandait de
faire leur devoir. Non seulement les hommes descendaient en masses de
leurs montagnes pour tomber sur ce régiment affamé et affaibli, mais
les femmes venaient, armées de couteaux de boucher, afin d'acquérir
« aux yeux d'Allah le mérite d'avoir tué un Chrétien ».
Ces massacres n'étaient pas des incidents isolés, j'en pourrais citer
nombre d'autres tout aussi horribles que celui relaté ci-dessus ;
dans tout l'Empire ottoman, un système méthodique était appliqué,
en vue d'anéantir tous les hommes valides, autant pour supprimer ceux
qui auraient pu créer une nouvelle génération, que pour faire de la
partie la plus faible de la population une proie facile.
Si épouvantables que fussent ces massacres de soldats sans défense,
ils pouvaient être considérés comme la miséricorde et la justice
elles-mêmes, comparés au traitement infligé aux Arméniens soupçonnés de
cacher des armes. L'apposition d'affiches dans les villages et villes
commandant aux Chrétiens d'apporter leurs armes au Quartier Général les
alarma grandement ; cet ordre ne s'appliquant qu'à eux et non à leurs
voisins musulmans, ils comprirent le sort qui les attendait. Dans
bien des cas, toutefois, le peuple persécuté obéit passivement ;
les fonctionnaires turcs s'emparèrent joyeusement des carabines, qui
étaient la preuve qu'une « révolution » avait été projetée, et jetèrent
les victimes en prison, en les accusant de trahison. Des milliers
ne livrèrent pas d'armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient
pas, tandis qu'un nombre supérieur encore refusa obstinément de s'en
dessaisir, non parce qu'ils complotaient de se soulever, mais parce
qu'ils se proposaient de défendre leurs propres vies et l'honneur de
leurs femmes, menacé d'outrages, ils ne l'ignoraient pas. Les supplices
que subirent ces récalcitrants forment un des chapitres les plus hideux
de l'histoire contemporaine. Beaucoup d'entre nous s'imaginent que,
depuis longtemps, la torture a cessé d'être une mesure administrative
et judiciaire ; cependant je ne crois pas que les âges les plus
barbares présentèrent jamais de scènes plus horribles que celles
qui se déroulèrent maintenant d'un bout à l'autre de la Turquie. Les
gendarmes turcs ne respectaient rien ; sous le prétexte de rechercher
les armes cachées, ils saccageaient des églises, profanaient les
autels et les objets du culte et se divertissaient à parodier les
cérémonies chrétiennes. Ils battaient les prêtres jusqu'à ce que
ceux-ci perdissent connaissance, prétextant qu'ils encourageaient
la sédition. Quand ils ne pouvaient découvrir de munitions dans les
églises, ils armaient parfois les évêques et les prêtres de fusils,
de pistolets et d'épées, puis les traduisaient en conseil de guerre,
sous l'accusation de possession d'armes prohibées par la loi, et les
conduisaient ainsi dans les rues, dans le seul but de provoquer la
colère fanatique de la foule. Les gendarmes ne traitaient pas mieux les
femmes que les hommes. Tels cas sont enregistrés, où de malheureuses
Arméniennes accusées de dissimuler des armes, furent dépouillées de
leurs vêtements et fouettées avec des branches fraîchement coupées,
corrections qui n'étaient même pas épargnées à celles qui allaient être
mères. Les viols accompagnaient si communément ces perquisitions, qu'à
l'approche de la police, les femmes et les jeunes filles arméniennes
se réfugiaient dans les forêts ou les antres des montagnes.
Comme mesure préliminaire à ces opérations, les hommes robustes des
villages et des villes étaient arrêtés et conduits en prison. Là,
leurs bourreaux mettaient une habileté infernale à les amener à se
déclarer eux-mêmes « révolutionnaires » et à révéler la cachette de
leurs armes. Une pratique courante consistait à placer le prisonnier
dans une pièce dont les issues étaient gardées par des Turcs. La
procédure commençait souvent par la bastonnade. Cette forme de torture
est assez fréquente en Orient : le bourreau frappe la plante des
pieds du patient avec une mince baguette ; tout d'abord, la douleur
n'est pas trop forte, mais à mesure que le supplice se poursuit avec
lenteur, elle devient terrible ; les chairs gonflent, éclatent, et
il n'est pas rare, qu'après avoir été soumis à pareil traitement les
pieds doivent être amputés. Les gendarmes l'infligeaient à la victime
jusqu'à ce qu'elle s'évanouît ; ils la ranimaient en lui jetant
de l'eau au visage et recommençaient. S'ils ne réussissaient pas à
faire parler le malheureux, ils avaient beaucoup d'autres moyens de
persuasion ; ils lui arrachaient les sourcils et la barbe, puis les
ongles; ils lui appliquaient sur la poitrine des fers rougis au feu,
enlevaient les chairs avec des pinces chauffées à blanc et versaient
ensuite du beurre bouillant dans les blessures. Parfois, les gendarmes
clouaient les mains et les pieds du condamné sur des pièces de bois -
évidemment en imitation de la crucifixion, et pendant que le martyr
se tordait dans la douleur, ils lui criaient : « Dis maintenant à
ton Christ de venir te secourir ! »
Ces tourments barbares - et nombre d'autres que je renonce à décrire -
étaient généralement pratiqués pendant la nuit. On postait à l'entour
des prisons des Turcs qui battaient du tambour et lançaient des coups
de sifflet, afin que les cris perçants des victimes ne fussent pas
entendus des voisins.
Dans des milliers de cas, les Arméniens torturés ainsi avaient refusé
de livrer leurs armes, simplement parce qu'ils n'en possédaient pas.
Toutefois, ne pouvant convaincre leurs bourreaux, ils prirent
l'habitude, à leur approche, d'acheter des armes à leurs voisins
turcs, afin de pouvoir les remettre et échapper à ces épouvantables
représailles. Un jour, je discutai ces procédés avec Bedri Bey,
le préfet de police de Constantinople. Bedri décrivit avec un
plaisir répugnant les tortures infligées ; il ne cachait pas que le
gouvernement en était l'instigateur et, comme tous les fonctionnaires
turcs, il approuvait ce traitement de la race abhorrée. Il me raconta
que les détails des opérations étaient discutés aux réunions du
Comité Union et Progrès. Chaque nouvelle méthode de martyre était
saluée comme une découverte magnifique, et les membres assistant
régulièrement à ces conseils se perdaient en efforts pour inventer
quelque chose d'original. Il me révéla ainsi qu'ils étudiaient
passionnément les rapports de l'Inquisition espagnole et autres
monuments classiques de torture et adoptaient toutes les suggestions
qu'ils y découvraient. Bedri ne me communiqua pas le nom de celui qui
remporta le prix dans ce triste concours, mais en Arménie, Djevdet
Bey, le Vali de Van dont j'ai signalé plus haut l'activité, avait
la réputation d'être le plus infâme parmi les bourreaux ; dans tout
le pays, il reçut le sobriquet de « maréchal ferrant de Bashkalé »,
car ce connaisseur en cruautés avait inventé, ce qui était peut-être
le chef-d'oeuvre suprême - de clouer des fers à cheval aux pieds de
ses victimes !
Cependant, ces exploits ne constituèrent pas, ce que les journaux
du temps dénommaient communément les « atrocités arméniennes » ; ils
n'étaient que les opérations préalables de l'extermination d'une race.
Les Jeunes Turcs déployèrent un génie supérieur à celui de leur
prédécesseur, Abdul Hamid. L'ordre du Sultan déposé était uniquement
: « tuer, tuer », alors que la démocratie ottomane imagina un plan
plus parfait. Au lieu de massacrer en bloc la nation arménienne, elle
résolut maintenant de la déporter. Dans la région sud et sud-est de
l'Empire se trouvent le désert syrien et la vallée de la Mésopotamie.
Bien qu'une partie de cette étendue ait présenté jadis l'aspect
d'une civilisation florissante, après cinq siècles de domination
turque, elle n'est plus aujourd'hui qu'une région inculte, triste,
désolée, sans villes ni bourgs, ni animation d'aucune sorte, peuplée
seulement par quelques tribus de Bédouins, sauvages et fanatiques
; seul un labeur assidu, poursuivi de nombreuses années, pourrait
la transformer en un lieu habitable pour une population de quelque
importance. Les chefs du gouvernement annoncèrent maintenant leur
intention de réunir les 2.000.000 d'Arméniens ou plus, résidant dans
les différentes parties de l'Empire, et de les conduire dans cette
contrée dévastée et inhospitalière. Cette mesure, prise de bonne foi,
eût déjà représenté le comble de la cruauté et de l'injustice. Les
Arméniens, pour la plupart, ne sont pas agriculteurs ; ils ont surtout
des aptitudes commerciales et industrielles ; quoiqu'un grand nombre
d'entre eux cultivent des fermes et se louent comme bergers, beaucoup
habitent les villes et les bourgs importants, et, comme je l'ai dit,
constituent la force économique du pays. S'emparer de ces peuples
par milliers et les envoyer dans une des régions les plus stériles de
l'Asie eût été une mesure spoliatrice des plus inhumaines. En réalité
les Turcs n'eurent jamais la moindre intention d'établir les Arméniens
dans ce nouveau pays. Ils savaient que la grande majorité des victimes
n'atteindrait pas sa destination et que la soif et l'inanition auraient
raison de ceux qui y parviendraient, ou bien encore qu'ils seraient
tués par les tribus mahométanes et peuplades sauvages du désert. Le
but véritable de la déportation était le vol et la destruction ;
elle n'était en fait qu'une nouvelle méthode d'extermination. Quand
les autorités ottomanes donnèrent l'ordre de ces déportations, elles
délivrèrent simplement l'arrêt de mort de toute une race ; elles le
comprenaient bien ainsi et dans nos entretiens ne cherchèrent pas à
s'en cacher.
Pendant le printemps et l'été de 1915, les opérations se
poursuivirent. Parmi les plus grandes villes, seules Constantinople,
Smyrne et Aleppo furent épargnées ; tous les autres endroits, habités
par une seule famille arménienne, devinrent aussitôt le théâtre de ces
tragédies indescriptibles. Rarement un Arménien, quels que fassent son
éducation, sa fortune ou son rang social, fut dispensé d'obéir. Dans
certains villages, des affiches furent placardées, enjoignant à
toute la population arménienne de se présenter à un lieu public,
à une heure déterminée - généralement, un ou deux jours d'avance -
; dans certains cas, le crieur de la ville parcourait les rues,
transmettant les instructions verbalement. Dans d'autres endroits
encore, pas le moindre avertissement n'était donné : les gendarmes
survenaient dans une maison arménienne et ordonnaient à tous les
habitants de les suivre ; ils emmenaient des femmes occupées à leurs
travaux domestiques, sans leur permettre de changer de vêtements. La
police tombait tout d'abord sur elles comme l'éruption du Vésuve
surprit Pompéi ; elles étaient forcées d'abandonner leur lessive,
les petits étaient arrachés du lit, le pain restait dans le four à
moitié cuit, le repas de famille mangé en partie, les enfants enlevés
de leur classe, leurs livres demeurant ouverts à la leçon du jour,
les hommes étaient obligés de laisser leur charrue dans les champs
et leur bétail sur le versant de la montagne. Des femmes mêmes,
qui venaient d'être mères, se voyaient contraintes de se lever et de
rejoindre la foule frappée de panique, leurs bébés dormant dans leur
bras. C'est à peine s'il leur était possible d'attraper à la hâte un
châle, une couverture, peut-être quelques miettes de nourriture ; et
c'était tout ce qu'elles emportaient de leur foyer ! A leurs questions
affolées : « où allons-nous ? » les gendarmes condescendaient seulement
à répondre : « A l'intérieur ».
Dans certains cas, il était accordé quelques heures aux expatriés,
exceptionnellement quelques jours, pour disposer de leurs biens et de
leurs ustensiles de ménage ; mais la chose se réduisait naturellement
à un simple vol. Ils ne pouvaient vendre qu'aux Turcs, et acheteurs
comme vendeurs, sachant qu'il leur fallait liquider en un jour ou
deux le produit d'entassements d'une vie entière, les prix obtenus
n'atteignaient qu'une faible fraction de la valeur des objets ; des
machines à coudre étaient payées un ou deux dollars, une vache se
vendait un dollar, l'ameublement suffisant pour toute une maison s'en
allait pour une bagatelle. Souvent défense était faite aux Arméniens
de vendre et aux Turcs d'acheter, même à ces conditions dérisoires ;
sous prétexte que le gouvernement se proposait de liquider leurs biens
pour payer les créanciers qu'ils laisseraient inévitablement derrière
eux, on mettait au garde-meuble leur mobilier ou on l'entassait sur
les places publiques, puis on le livrait simplement au pillage de la
population ottomane, hommes et femmes. Ou encore, les fonctionnaires
informaient les Arméniens qu'ils n'avaient pas le droit de vendre leur
maison, puisque leur déportation n'était que temporaire et qu'ils
reviendraient après la guerre. Mais à peine avaient-ils quitté le
village, que des mohadjirs mahométans - immigrants d'autres régions de
la Turquie - s'installaient dans leurs habitations. On les dépouillait
aussi de toutes leurs valeurs, argent, bagues, montres et bijoux pour
les mettre soi-disant « en sûreté » dans les postes de police, jusqu'à
leur retour; en vérité le tout était aussitôt distribué aux Turcs.
Cependant tous ces vols n'étaient rien à côté des scènes horribles
et angoissantes qui se déroulaient constamment.
L'extermination systématique des hommes se poursuivait : ceux, que
les persécutions décrites plus haut avaient épargnés, étaient alors
traités de façon plus odieuse. Avant le départ des caravanes, on
avait pris l'habitude de séparer les jeunes gens de leurs familles,
de les attacher ensemble par groupes de quatre et de les conduire
dans les faubourgs de la ville, pour être fusillés. Ou bien on les
pendait en public, sans les juger, pour le seul motif qu'ils étaient
Arméniens. Les gendarmes s'en prenaient surtout à ceux qui avaient
quelque éducation ou quelque influence. Je recevais sans cesse des
rapports de consuls américains et de missionnaires, au sujet de ces
exécutions, dont je n'oublierai jamais certains détails. A Angora,
tous les hommes de quinze à soixante-dix ans furent arrêtés, liés
par quatre et emmenés sur la route de Caesarea ; après avoir marché
pendant cinq ou six heures, ils arrivèrent dans une vallée retirée,
ou des bandes de paysans turcs les attaquèrent, armés de gourdins,
marteaux, haches, faux, bêches et scies, - instruments supérieurs
aux canons et pistolets, prolongeant non seulement l'agonie mais
encore ne dépensant ni obus, ni poudre, déclaraient les autorités
avec satisfaction. Ainsi fut exterminée toute la population mâle
d'Angora, y compris tous les hommes riches et de bonne éducation,
dont les corps mutilés furent abandonnés aux bêtes féroces de la
vallée. Le massacre terminé, paysans et gendarmes se réunirent dans
le cabaret de l'endroit, pour y comparer leurs rapports et se vanter
du nombre de « giaours » que chacun d'eux avaient tué.
A Trébizonde les victimes furent embarquées sur des bateaux et
expédiées dans la mer Noire, où des gendarmes les rejoignirent,
les tuèrent et jetèrent leur corps à la mer. Par conséquent, lorsque
l'ordre était donné aux caravanes de se mettre en route, elles ne se
composaient plus que de femmes, d'enfants et de vieillards. Tous ceux
qui auraient pu les secourir avaient été précédemment exécutés. Et
souvent lorsque la masse des exilés s'ébranlait, le préfet de la
cité leur souhaitait un ironique « bon voyage ». Avant de partir,
on offrait parfois aux femmes de se convertir au mahométisme ; or,
celles qui embrassaient la nouvelle religion n'étaient pas encore
au bout de leurs souffrances. On les forçait à abandonner leurs
enfants à un prétendu « Orphelinat mahométan » afin d'y être élevés
en disciples fidèles du Prophète ; tandis qu'elles-mêmes devaient
prouver la sincérité de leur conversion en renonçant à leurs maris
chrétiens pour épouser des Mahométans ; toutefois si le prétendant
n'était point foncièrement dévot, la nouvelle convertie était déportée
malgré ses protestations de foi islamique.
Tout d'abord, le gouvernement avait paru disposé à protéger ces masses
en route pour l'exil : les officiers les divisaient en convois de
plusieurs centaines ou de plusieurs milliers. De temps en temps, les
autorités civiles fournissaient des chars à boufs où s'entassaient les
meubles que les déportés avaient pu réunir à la hâte. Un détachement
de gendarmes escortait chaque convoi, en apparence pour le guider et
le protéger. Des femmes, peu vêtues, portant leurs enfants sur les
bras ou sur le dos, cheminaient à côté de vieillards qui marchaient
clopin-clopant, aidés de leur bâton. Des enfants couraient le long du
cortège, amusés par ce qui leur semblait un nouveau divertissement. çà
et là quelque particulier, favorisé de la fortune, emmenait avec lui
un cheval ou un âne ; parfois aussi un fermier avait pu sauver une
vache ou une brebis qui s'avançait péniblement à ses côtés, tandis
que tout un choix d'animaux domestiques, chiens, chats et oiseaux,
complétaient ce bizarre et lamentable assemblage.
Il en partait ainsi des milliers de villes et de villages arméniens,
couvrant toutes les routes dans la direction du sud, soulevant à
leur passage des nuages de sable et abandonnant sur leur parcours des
débris de toutes sortes : chaises, couvertures, draps, ustensiles de
cuisine et autres objets encombrants.
Au départ, ces malheureux ressemblaient encore à des créatures humaines
; mais après quelques heures, lorsque la poussière du chemin avait
flétri leur visage et leurs habits, et que la boue avait durci sur
leurs pieds, souvent harassés de fatigue ou annihilés par la brutalité
de leurs conducteurs, ils n'avaient plus l'air que d'animaux inconnus
et étranges. Néanmoins pendant près de six mois, d'avril à octobre
1915, presque toutes les grandes voies d'Asie Mineure débordèrent
de ces hordes d'exilés. On aurait pu les voir longeant les vallées,
ou grimpant les flancs de presque toutes les montagnes, marchant et
marchant encore sans savoir où, sinon que chaque sentier menait à la
mort. Villages après villages, villes après villes, furent dépouillés
de leur population arménienne, dans des conditions similaires. Pendant
ces six mois, autant qu'on en puisse juger, environ 1.200.000
personnes furent dirigées sur le désert de Syrie. « Priez pour nous
», disaient-ils en quittant les foyers que deux mille cinq cents ans
auparavant leurs ancêtres avaient fondés. « Nous ne vous reverrons
plus sur cette terre, mais nous vous retrouverons un jour. Priez pour
nous ! » Ils avaient à peine quitté le sol natal que les supplices
commençaient ; les chemins qu'ils devaient suivre n'étaient que des
sentiers de mulets où se disloquait la procession, transformée en
une cohue informe et confuse. Les femmes étaient séparées de leurs
enfants et les maris de leurs femmes. Les vieillards restaient derrière
épuisés, les pieds endoloris. D'un autre côté, les conducteurs de
chars à boufs, après avoir extorqué à leurs clients leur dernier sou,
les jetaient à terre, eux et leurs biens, faisaient demi tour et
s'en retournaient au village, en quête de nouvelles victimes. Ainsi
donc en peu de temps tous, jeunes et vieux, se trouvaient forcés de
voyager à pied; et les gendarmes, que le gouvernement avait envoyés
soi-disant pour protéger les exilés, se transformaient en véritables
bourreaux. Ils les suivaient baïonnette au canon, éperonnant quiconque
faisait mine de ralentir l'allure. Ceux qui essayaient de s'arrêter
pour reprendre haleine, ou qui tombaient sur la route, brisés de
fatigue, étaient brutalisés et contraints de rejoindre au plus vite
la masse houleuse. Ils maltraitaient même les femmes enceintes,
et si l'une d'elles, comme cela arriva plus d'une fois, accouchait
le long de la route, ils l'obligeaient à se lever immédiatement
et à rejoindre la caravane. D'autre part, pendant tout le voyage,
il fallut sans cesse se battre contre les habitants mahométans. Des
détachements de gendarmes partaient en tête, pour annoncer aux tribus
Kurdes que leurs victimes approchaient et aux paysans turcs que leur
désir était enfin réalisé. Le gouvernement lui-même ouvrit les prisons
et relâcha les criminels, à la condition qu'ils se conduiraient en bons
Mahométans à leur approche. Ainsi chaque convoi avait à défendre son
existence contre plusieurs catégories d'ennemis : les gendarmes qui
les escortaient, les paysans des villages turcs, les tribus kurdes
et les bandes de Chétés ou brigands. Et nous ne devons pas oublier
que les hommes, qui auraient pu protéger ces infortunés, avaient
presque tous été tués, ou avaient dû s'enrôler comme travailleurs,
et que les malheureux déportés avaient été systématiquement dépouillés
de leurs armes avant l'exode forcé !
A quelques heures de marche du point de départ, les Kurdes accouraient
du haut de leurs montagnes, se précipitaient sur les jeunes filles et,
relevant leurs voiles, enlevaient les plus jolies ainsi que les enfants
qui leur plaisaient, et pillaient sans pitié toute la caravane, volant
l'argent ou dérobant les provisions, abandonnant ainsi les malheureux
à la faim et à la détresse. Ils les dépouillaient de leurs vêtements
et laissaient parfois hommes et femmes complètement nus. Et tandis
qu'ils pillaient, tuaient et massacraient, les cris des vieillards et
des femmes augmentaient l'angoisse et l'épouvante générales. Tous ceux
qui échappaient aux attaques en rase campagne subissaient de nouvelles
horreurs dans les villages mahométans. Là des voyous turcs tombaient
sur les femmes qui, ne pouvant supporter leurs terribles épreuves,
mouraient ou devenaient folles. Après une nuit passée dans un hideux
campement de ce genre, les exilés (plutôt ceux qui avaient survécu
!) repartaient le lendemain matin. La férocité des gendarmes semblait
augmenter avec la durée du voyage, furieux de ce qu'une partie de la
caravane résistât encore. Les Arméniens mouraient par centaines de
faim et de soif, et même lorsqu'ils arrivaient près d'une rivière,
les gendarmes, pour le plaisir de les faire souffrir, refusaient de
les laisser boire. Le soleil ardent du désert dévorait leur corps à
travers leurs légers vêtements ; d'autres, à force de marcher pieds
nus sur le sable brûlant, tombaient inanimés par milliers, et malheur à
eux ! car ils étaient tués sur place ; de sorte qu'au bout de quelques
jours, la caravane n'était plus qu'une horde trébuchante de squelettes,
recouverts de poussière, dévorant tout ce qu'ils trouvaient sur leur
chemin, affolés par les spectacles affreux qui se déroulaient sans
cesse devant leurs yeux, épuisés par toutes les maladies qu'entraînent
de telles privations, et cependant obligés de marcher, et de marcher
toujours, sous les coups de fouet, de massue et les baïonnettes de
leurs bourreaux.
Ainsi une autre caravane s'égrenait derrière les misérables qui
avait encore la force d'avancer : celle des morts et des corps sans
sépulture, des vieillards et des femmes agonisantes, atteints du
typhus, de la dysenterie et du choléra, des petits enfants étendus
sur le dos, réclamant une, dernière fois de leurs cris plaintifs de
l'eau et un peu de nourriture. Il y eut des mères qui supplièrent des
étrangers de sauver leurs enfants et qui, sur un refus, les jetèrent
dans des puits, ou les abandonnèrent derrière des buissons pour
qu'ils puissent au moins y mourir en paix. Une troisième catégorie
de retardataires était formée par les jeunes filles vendues comme
esclaves, souvent pour un medjidie (environ 80 cent.) et qui, après
avoir assouvi les désirs brutaux de leurs acheteurs, étaient livrées
à la prostitution. Une file de campements, remplis de malades et de
moribonds mêlés aux cadavres sans sépulture, ou a demi-enterrés,
marquait la direction aux masses mouvantes qui avançaient. Des
essaims de vautours les suivaient dans l'air, et des chiens affamés
se disputaient les corps des morts.
Mais les scènes les plus horribles se déroulèrent au bord des rivières
et en particulier près de l'Euphrate. Quelquefois, en traversant ce
fleuve, les gendarmes y poussaient les femmes, tirant sur celles qui
essayaient de fuir à la nage. Souvent aussi, elles s'y précipitaient de
leur plein gré avec leurs enfants pour sauver leur honneur. « Dans la
dernière semaine de juin (je cite un rapport consulaire) un certain
nombre d'Arméniens d'Erzeroum furent déportés, sériés en plusieurs
convois, se suivant à peu de jours d'intervalle; ils moururent en
route, soit tués ou noyés. Une Mme Zaronhi, personne d'un certain âge
et assez riche, ayant été jetée dans l'Euphrate, réussit à s'accrocher
à une roche de la rivière, d'où elle gagna la rive et retourna à
Erzeroum pour se cacher chez un ami turc. Elle raconta au prince
Argoutinsky, le représentant de l'Union Urbaine russe d'Erzeroum,
qu'elle frissonnait encore au souvenir des centaines d'enfants
passés à la baïonnette par les Turcs et précipités dans l'Euphrate,
et des hommes et des femmes entièrement dépouillés de leurs vêtements,
attachés ensemble par centaines, fusillés et jetés dans le fleuve.
Près de Erzinghan, ajouta-t-elle, là où l'Euphrate forme une boucle,
des milliers de cadavres obstruaient à tel point le courant, que le
fleuve modifia son cours sur plus de 100 mètres. »
C'est absurde de la part du gouvernement turc d'affirmer qu'il fut
toujours guidé par l'intention sincère de « transporter les Arméniens
dans de nouveaux foyers », et ces détails navrants ne prouvent que
trop bien le but véritable d'Enver et de Talaat : l'extermination pure
et simple. Combien y en eut-il de ces malheureux qui atteignirent
leur destination? Les épreuves endurées par une seule caravane
montrent comment une prétendue déportation se changea vite en une
destruction complète. Je tiens ces renseignements directement du
consul américain à Aleppo ; ils sont maintenant versés aux Archives
de notre Ministère des Affaires étrangères à Washington. Le 1er
juin, un convoi de 3.000 Arméniens, pour la plupart des femmes, des
jeunes filles et des enfants quitta Harpoot. Suivant la coutume, le
gouvernement les fit escorter par 70 gendarmes, sous la direction d'un
chef turc... Bey, qui devinrent bientôt, non point leurs protecteurs,
mais leurs bourreaux. A peine les déportés s'étaient-ils mis en marche
que... Bey leur extorqua 400 livres, sous prétexte d'en prendre
soin jusqu'à leur arrivée à Malatia ; dès qu'il les eut dépouillés
de cet argent, qui aurait pu leur procurer un peu de nourriture,
il disparut, les abandonnant tous à la pitié généreuse des gendarmes
! Jusqu'à Ras-ul-Ain, première station sur la ligne de Bagdad, la vie
des voyageurs ne fut qu'une suite d'horreurs et de souffrances. Les
policiers partirent devant, pour annoncer aux tribus sauvages des
montagnes l'approche de plusieurs milliers de femmes et de jeunes
filles arméniennes. Les Arabes et les Kurdes enlevèrent ces dernières,
tandis que les montagnards s'attaquaient aux femmes et que l'escorte
prenait aussi part à l'orgie. L'un après l'autre, les quelques hommes
du convoi furent tués, Quelques femmes avaient réussi à soustraire,
dans leur bouche et leur chevelure, quelque argent à la cupidité
de leurs persécuteurs, et en achetèrent des chevaux que les Kurdes
finirent cependant par leur voler. Deux jours après, ces derniers
passèrent en revue la caravane, comptèrent les hommes qui restaient
et en ayant trouvé environ 150, de quinze à quatre-vingt-dix ans,
ils les emmenèrent et les massacrèrent jusqu'au dernier. Ce même
jour un autre convoi, parti de Sivas, se joignit à celui de Harpoot,
tous deux formant alors une agglomération de 18.000 personnes.
Un autre bey kurde prit le commandement, ce qui, à ses yeux, n'était
comme pour ses collègues qu'une simple occasion de piller, d'outrager
et de tuer. Ce chef de bande convoqua tous ses compagnons et les invita
à faire ce qu'il leur plairait de cette masse d'exilés. Chaque jour et
chaque nuit, les plus jolies filles disparaissaient ; quelquefois elles
revenaient dans un état lamentable qui révélait leurs souffrances. Les
traînards, que l'âge, les infirmités et la maladie empêchaient de
suivre étaient massacrés sur le champ. Chaque fois qu'ils arrivaient
dans un nouveau village, les vagabonds de l'endroit étaient autorisés
à s'emparer des jeunes Arméniennes. Lorsque les rangs éclaircis
des exilés atteignirent l'Euphrate, ils aperçurent 200 cadavres qui
flottaient à la surface de l'eau ; ils avaient successivement été
dépouillés de tout, sauf de quelques haillons que les Kurdes leur
enlevèrent plus tard ; le convoi tout entier marcha pendant cinq
jours, sans vêtements, sous le soleil brûlant du désert ; pendant
cinq autres jours ils n'eurent pas un seul morceau de pain et pas
une goutte d'eau ! « Des centaines tombaient morts sur la route, dit
le rapport. Leur langue était noire comme du charbon et lorsqu'ils
aperçurent enfin une fontaine, il s'y précipitèrent tous d'un seul
coup ; mais les agents, leur barrant la route, leur défendirent de se
désaltérer, car leur intention était de vendre l'eau à raison de une
à trois lires la tasse et quelquefois même ils la refusaient, après
avoir accepté l'argent. A un autre endroit, où il y avait des puits,
quelques femmes s'y précipitèrent, n'ayant ni seau, ni corde pour
puiser. Elles s'y noyèrent, ce qui n'empêcha pas leurs compagnons
de boire de cette eau empoisonnée par les cadavres. Parfois aussi,
quand les puits étaient peu profonds et qu'elles pouvaient y descendre
et remonter, les autres se jetaient sur elles pour lécher ou sucer
leurs vêtements humides et sales, tant ils avaient soif. Quelquefois
les habitants des villages avaient pitié d'eux, leur donnaient de
vieux morceaux de toile pour se couvrir, tandis que ceux qui avaient
encore de l'argent achetaient des vêtements ; mais il y en eut qui
durent marcher ainsi jusqu'à la ville d'Aleppo. Les pauvres femmes
honteuses osaient à peine marcher et avançaient courbées en deux. »
Le dix-septième jour, quelques-uns seulement arrivèrent à Aleppo. Des
deux convois réunissant 18.000 exilés, exactement 150 femmes et
enfants parvinrent à destination. Quelques-unes des autres, les
plus séduisantes, vivaient encore captives des Kurdes et des Turcs ;
tout le reste était mort.
Mon seul but en insistant sur ces horribles faits est que, sans
détails, les lecteurs anglais ne pourraient se faire une idée exacte
de cette nation que l'on appelle la Turquie, et encore j'ai omis les
éléments les plus affreux, car un récit complet des orgies sadiques,
dont ces hommes et femmes arméniens furent victimes, ne saurait
être publié en Amérique1. Les crimes que l'instinct le plus pervers
peut imaginer, les raffinements de persécution et d'injustice que
l'imagination la plus vile peut concevoir, devinrent les malheurs
journaliers de ce peuple infortuné. Je suis convaincu que l'histoire
universelle ne contient pas de plus affreux épisode. Les grandes
persécutions des temps passés semblent presque insignifiantes à côté
des souffrances endurées par la race arménienne en 1915. Le massacre
des Albigeois, au début du XIIIe siècle, a toujours été regardé comme
l'un des événements les plus tristes de l'histoire, car environ 60.000
personnes en furent victimes ; dans celui de la Saint-Barthélémy,
environ 30.000 créatures humaines périrent ; les Vêpres Siciliennes,
qui ont toujours passé pour être l'un des plus démoniaques transports
de fanatisme, causèrent la mort de 8.000 personnes. On a écrit
des volumes sur l'Inquisition en Espagne au temps de Torquemada et
cependant, durant les dix-huit années de son omnipotence, un peu plus
seulement de 8.000 hérétiques furent suppliciés. Le seul précédent
dans l'histoire, qui ressemble le plus aux déportations arméniennes,
semble être l'expulsion des Juifs d'Espagne par Ferdinand et Isabelle.
Selon Prescott, 160.000 Juifs furent arrachés à leurs foyers et
disséminés au hasard par toute l'Afrique et l'Europe. Et cependant,
toutes ces persécutions ne sont rien comparées à celles des Arméniens,
qui causèrent la mort d'au moins 600.000 et peut-être même 1.000.000 de
personnes. Mais l'idéal qui inspira ces barbares exécutions pouvait
être une excuse; elles étaient le résultat du prosélytisme et la
plupart des instigateurs croyaient sincèrement qu'ils servaient
fidèlement leur Créateur. Sans aucun doute, la populace turque et
kurde immolait les Arméniens pour plaire au Dieu de Mahomet, elle y
était poussée par leur zèle religieux; mais les hommes qui conçurent
le crime avaient un tout autre but : étant presque tous athées, ne
respectant pas plus le Mahométisme que le Christianisme, leur unique
raison fut une question de politique d'Etat, préméditée et impitoyable.
Les Arméniens ne furent pas la seule race qui eut à souffrir de ce
projet : « La Turquie aux Turcs ». Ce que je viens de raconter peut
également, avec quelques modifications, s'appliquer aux Grecs et aux
Syriens. En fait, les Grecs furent les premières victimes de ce projet
de nationalisation; j'ai décrit comment, dans les quelques mois qui
précédèrent la guerre européenne, le gouvernement ottoman commença
à déporter ses sujets grecs le long de la côte d'Asie Mineure. Ces
violences ne semblèrent pas intéresser beaucoup l'Europe, ni les
états-Unis ; cependant, dans l'espace de trois ou quatre mois, environ
400.000 Grecs furent arrachés du littoral méditerranéen où ils avaient
vécu si longtemps, et dirigés vers les îles grecques de la mer Egée.
En général ces déportations méritaient ce nom, car elles ne furent
pour les condamnés qu'un changement de pays effectué sans massacres.
Ce fut sans doute l'indifférence du monde civilisé qui encouragea
les Turcs à user plus tard de ces procédés en grand, non seulement
avec les Grecs, mais encore avec les Arméniens, avec les Syriens,
Nestoriens et autres peuples. Bedri Bey avoua même à un de mes
secrétaires, que la méthode ayant si bien réussi pour les Grecs,
on avait décidé de l'étendre aux autres races de l'Empire.
Le martyre des Grecs se déroula en deux phases, la première avant la
guerre, l'autre au début de 1915. Dans la première, les opérations se
limitèrent aux Grecs de la côte maritime d'Asie Mineure; dans l'autre,
on s'attaqua à ceux qui vivaient en Thrace et dans les territoires
environnant la mer de Marmara, les Dardanelles, le Bosphore et la
côte de la Mer Noire, et qui furent envoyés, par centaines de mille,
vers l'intérieur de l'Asie Mineure. Ils furent traités d'une façon
presque analogue aux Arméniens. Ils furent d'abord incorporés à l'armée
ottomane, formant des bataillons de travailleurs pour la construction
de routes dans le Caucase et autres zones de combat. Tout comme les
Arméniens, ces soldats moururent par milliers de faim, de froid ou
privations. Toutes les maisons des villages furent fouillées, les unes
après les autres, pour y prendre les armes cachées, et les habitants
furent maltraités et torturés comme leurs compagnons arméniens. Ils
eurent également à subir des réquisitions forcées, qui n'étaient
qu'un pillage à peine dissimulé. Les Turcs voulurent les obliger à
se convertir au Mahométisme, enlevèrent les jeunes Grecques, comme
les Arméniennes, pour leurs harems, et les petits garçons pour les
cacher chez des Mahométans. Ils les accusaient également de n'être pas
fidèles au gouvernement ottoman de ravitailler les sous-marins anglais
dans la mer de Marmara et d'espionner ; enfin de pousser la traîtrise
jusqu'à attendre avec impatience le jour, où, délivrés du joug ottoman,
ils retourneraient à leur véritable Patrie ! Cette dernière plainte
était incontestablement fondée et il était bien naturel, qu'après
avoir supporté pendant cinq siècles les pires calamités, cette race
rêvât de libération. Les Turcs, comme dans le cas des Arméniens,
s'armèrent donc de cette excuse, pour se défaire du peuple tout
entier et le conduire par groupes, sous la prétendue protection de
gendarmes turcs, vers l'intérieur, la plupart du temps à pied. Il
est difficile d'évaluer le nombre exact des exilés ; les estimations
varient de 200.000 à 1.000.000. Ces caravanes endurèrent de grandes
privations, mais ne furent point soumises à un massacre général comme
les Arméniens, ce qui explique l'ignorance du monde extérieur à cet
égard. Et cependant ce semblant de considération n'était point de la
pitié : les Grecs, au contraire des Arméniens, avaient un gouvernement
pour qui le sort de la race était une question d'intérêt vital. A
cette époque, les alliés des Allemands craignaient généralement que
la Grèce ne se mît du côté de l'Entente ; l'extermination des Grecs
en Asie Mineure aurait certainement provoqué un état d'esprit tel,
que le roi germanophile aurait été incapable d'empêcher son pays
d'entrer en guerre. Ce fut donc par pure raison d'ordre politique
que les Grecs, soumis au joug turc, échappèrent aux tourments affreux
qu'endurèrent les Arméniens. Mais néanmoins leurs souffrances furent
grandes et constituent un autre chapitre de la longue série de crimes,
dont la Turquie aura à répondre devant le monde civilisé.
1) Voir sur cette question : Dr Johannès Lepsius, Président de la
Deutsche Orient-Mission et de la Société Germano-Américaine. Le ra
pport secret sur les massacres d'Arménie, publié avec une préface
par René Pinon, 1 vol. in-16 ; Payot éditeur.