CRIME ET DISCOURS DE HAINE
collectifvan.org
22-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Â" La vie et la vitalité
rayonnaient sur les visages des écoliers et des écolières. Ne
mentons pas : je ne ressentais pas de l'admiration, mais de la
jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Des hommes venaient d'Amérique,
et de je ne sais où, pour créer des modèles de civilisation dans
les villages les plus reculés de Turquie. En tant qu'Ottoman, je suis
parti triste et honteux. Â" Ahmet Serif - un intellectuel ittihadiste,
journaliste, voyageur, faisant partie du gouvernement ottoman - a
écrit ses mots après avoir visité Marsovan (aujourd'hui Merzifon
près de la mer Noire en Turquie). Pour Ayse Gunaysu, nier ce qu'il
leur est arrivé (aux Arméniens) est un crime de haine et tout
mot utilisé pour atténuer le crime est un discours de haine. Le
Collectif Van vous livre la traduction de cet article paru le 11
aoÃ"t 2011 sur ArmenianWeekly.
Gunaysu : le négationnisme est un crime de haine et le discours
négationniste un discours de haine
11 aoÃ"t 2011 Par Ayse Gunaysu
Â" C'est comme si un sentiment général ressemblant a celui d'un
orphelin flottait sur le quartier [musulman]. La paresse, une attitude
apathique envers la vie, est un trait de caractère des musulmans. Au
contraire, si vous entrez dans le quartier des chrétiens, votre cÅ"ur
ressent le bonheur ; vous trouvez des maisons superbement construites,
qui témoignent de l'intérêt des propriétaires pour la vie, et des
rues propres et larges. Contrairement a l'immobilisme des musulmans,
les chrétiens sont toujours en mouvement. La différence est encore
plus évidente en ce qui concerne l'éducation. Alors que les citoyens
chrétiens savent généralement lire et écrire, les musulmans sont
très loin derrière. Â"1
Jacquette du livre de Kieser 'Nearest East'
Ahmet Serif - un intellectuel ittihadiste, journaliste, voyageur,
faisant partie du gouvernement ottoman - a écrit ses mots après
avoir visité Marsovan (aujourd'hui Merzifon près de la mer Noire
en Turquie) ; ses notes de voyages ont été publiées dans Tanin,
un journal proche du Comité Union et Progrès (CUP). C'était en
1911 -- quatre ans avant que le premier génocide "moderne" ne soit
commis grâce a un plan soigneusement élaboré.
Et que pense Ahmet Serif de cette image qu'il illustre de facon si
vivante ? Â" La vie et la vitalité rayonnaient sur les visages des
écoliers et des écolières. Ne mentons pas : je ne ressentais pas de
l'admiration, mais de la jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Des
hommes venaient d'Amérique, et de je ne sais où, pour créer
des modèles de civilisation dans les villages les plus reculés
de Turquie.
En tant qu'Ottoman, je suis parti triste et honteux Â", a-t-il écrit
après sa visite a l'école américaine de la ville de Hajin a Adana.2
La population arménienne était importante a Hajin, et l'école avait
été fondée par un missionnaire américain protestant, comme bien
d'autres dans l'ancienne Arménie.
Je suis reconnaissante a Hans-Lukas Kieser d'avoir mis en lumière
ces citations, d'avoir montré la confession aussi scandaleusement
éhontée, aussi audacieusement directe, sans réserve et sincère,
confession de la haine d'un intellectuel ittihadiste envers tout ce
qui était bien et qui n'appartenait pas aux musulmans ottomans.
Dans son livre paru en 2010, Nearest East, Kieser cite Serif pour
montrer combien les intellectuels musulmans et les membres des
cercles ittihadiste se sentaient humiliés, exclus et menacés par
cette renaissance que des missionnaires protestants exportaient dans
les vilayets orientaux de l'Empire ottoman, où les communautés
arméniennes étaient prêtes a absorber et a apprendre pour des
raisons sociales, intellectuelles, émotionnelles, religieuses et
historiques. Ce qui m'a le plus frappée, cependant, c'est cette
expression sans réserve de jalousie qui, comme nous le savons, a
ouvert la voie a la haine : Â" Je ne ressentais pas de l'admiration,
mais de la jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Â" C'était de la
haine, due non seulement a des raisons religieuses et ethniques, mais
également sociales et économiques, et elle a joué un grand rôle
dans l'intention génocidaire d'une grande partie de l'establishment
et de la population locale.
Bien que je vienne tout juste de commencer a lire Ugur Umit Ungor
et le livre révolutionnaire de Mehmet Polatel Confiscation et
Destruction, qui traite du pillage des biens arméniens pendant et
après le génocide, je suis déja tombée par hasard sur plusieurs
références a cette jalousie exprimée. Ungor et Polatel citent Joseph
Pomiankowski (1866-1929), l'attaché militaire des Habsbourg qui a
servi dans l'Empire ottoman pendant la Première guerre mondiale. Â"
Il a remarqué - avec ironie - qu'après que les Jeunes Turcs
aient établi que les Arméniens 's'enrichissaient', leur discours
a mené a 'un déplacement violent des Grecs et des Arméniens de
toutes professions, ce qui a offert une occasion d'acquisition et
d'enrichissement (Bereicherung)' Â", écrivent-ils. Â" Pomiankowski
a compris très clairement que les Turcs regardaient avec envie et
colère les installations des Arméniens en Anatolie orientale et en
Cilicie (Neid und Wut)', car en comparaison, les villages musulmans
formaient presque partout une image de pauvreté et de misère. Â"3
Au risque de dévier du sujet principal, je ne peux m'empêcher de me
souvenir que la gauche turque a toujours soutenu que l'impérialisme
était responsable du retard économique et social de la Turquie. C'est
une idée partagée par quasiment tous les secteurs de la société
turque, des socialistes aux nationalistes et ceux qui préconisent une
synthèse Turc-Islam. Cependant, la majorité de l'intelligentsia
turque et la gauche, n'ont jamais établi aucun lien entre le
sous-développement de la Turquie et la destruction d'une bourgeoisie
commerciale florissante qui se serait éventuellement transformée
en une bourgeoisie industrielle qui aurait généré l'accumulation
d'un capital nécessaire au fondement d'un développement capitaliste
plus ou moins sain, pour surmonter les obstacles précapitalistes au
développement. Blâmer les autres plutôt que soi-même est toujours
plus facile, plus soulageant et sans danger.
Ungor et Polatel mentionnent l'étendue de la destruction économique
des Arméniens comme suit : Â" Dans ce processus de persécution,
l'univers économique ottoman ethniquement hétérogène a été soumis
a des formes totales et violentes d'homogénéisation ethnique. La
distribution de la richesse arménienne était une partie centrale
de ce processus. Le génocide a déchiré le tissu des économies
urbaines, provinciales et nationales, détruisant les relations du
marché et mutilant les modèles économiques qui avaient perduré
pendant des siècles dans l'Empire. Â"4
Juste pour donner quelques statistiques, afin de rappeler aux
lecteurs ce que signifie l'extermination des affaires et du commerce
chrétiens pour l'économie de l'Empire Ottoman, je vais de nouveau
citer Confiscation et Destruction : Â" Le commerce intérieur était
en grande partie aux mains des Arméniens a l'est (et des Grecs a
l'ouest), bien que les Turcs aient aussi été impliqués dans le
commerce domestique.
Par exemple, en 1884, sur les 110 marchands de la capitale de la
province du nord-est, Trabzon, un port vital pour le commerce national
et international, 40 étaient des Arméniens et 42 des Grecs Pontiques.
Selon une étude de 1913 sur l'Anatolie, du parlementaire et écrivain
arménien Krikor Zohrab, sur les 166 importateurs, 141 étaient des
Arméniens et 13 des Turcs. Sur les 9°800 propriétaires de bateaux
et les artisans, 6°800 étaient des Arméniens et 2 550 des Turcs ;
sur les 150 exportateurs, 127 étaient des Arméniens et 23 des Turcs ;
sur les 153 industriels, 130 étaient des Arméniens et 20 des Turcs ;
et finalement, sur 37 banquiers, 32 étaient des Arméniens. Dans les
six provinces orientales, 32 prêteurs sur gages arméniens exercaient
ce métier contre seulement 5 Turcs. Ã~@ la veille du génocide,
début 1915, sur les 264 établissements des industriels ottomans,
seuls 42 appartenaient aux musulmans et 172 aux non musulmans. Â"5
Ces seuls chiffres indiquent l'étendue de la destruction économique
effectuée intentionnellement par le gouvernement ottoman, qui
retarde le développement du pays d'un siècle - un fait oublié par
les antagonistes de l'impérialisme en Turquie qui sont, bien sÃ"r,
contre le nationalisme, mais incapables de regarder et de voir au-dela
de l'horizon du nationalisme turc.
Retournons a présent a Marsovan, quatre ans seulement après qu'Ahmet
Serif ait confessé sa jalousie de la vie arménienne. Les Arméniens
de Marsovan ont été éradiqués et leurs biens pillés. Il ne reste
rien de quoi Ahmet Serif puisse être jaloux. L'islam régnait partout.
L'extermination des Arméniens de Marsovan - la moitié de la
population totale s'élevant a 25°000 habitants en 1915 - a commencé
début mai par des recherches d'armes, accompagnées d'arrestations
et de tortures.
Â" Le samedi 26 juin, a environ 13h00, les gendarmes ont parcouru
la ville rassemblant tous les hommes arméniens qu'ils pouvaient
trouver, jeunes et vieux, riches et pauvres, malades et en bonne
santé. Dans quelques cas, les gendarmes ont fait irruption dans des
maisons et des hommes malades ont été tirés de leurs lits. Ils
ont été emprisonnés dans les casernes et lors des jours suivants
ils ont été envoyés vers Amasia par lot de trente a cent cinquante
personnes. Ils sont partis a pied et les chaussures et les vêtements
de certains ont été volés.
D'autres étaient enchaînés.6 Le 3 ou le 4 juillet, on a ordonné
aux femmes et aux enfants de la ville de se préparer a partir le
mercredi suivant. Mais cela a commencé avant. Le mardi, a environ
3h30 du matin, on a ordonné aux gens de partir immédiatement. Â"
Certains ont été arrachés de leur lit, sans même suffisamment de
vêtements. Â" La déportation a continué par intervalles pendant
environ deux semaines.
On estime qu'il n'est resté que quelques centaines d'Arméniens
seulement sur 12°000. Même les étudiantes arméniennes, les
professeurs et les responsables du collège américain ont dÃ"
partir. La majeure partie des déportés a été massacrée sur la
route vers Amasya, peu après leur départ.
Ce qu'Ahmet Serif admirait et détestait en même temps a été
détruit, et les propriétés ont changé de main aussi. Ce qu'ils
convoitaient tant étaient enfin a eux. Â" Ã~@ Merzifon les maisons
des déportés arméniens ont été occupées par les officiels du
gouvernement ottoman.
Bien souvent, le mobilier était volé pour meubler des résidences
privées et des bâtiments du gouvernement. Dans la mesure où la
Commission des Propriétés Abandonnées a pu fonctionner correctement,
elle a entreposé du mobilier pillé dans l'église arménienne. Les
objets plus ordinaires sont jetés sur une place et mis aux enchères
ou vendus pour une chanson. Â" 7
Oui, nous n'avons pas besoin d'un cadre de travail juridique quelconque
pour admettre que le négationnisme est un crime de haine et que le
discours négationniste est un discours de haine, mais cependant,
rappelons-nous ce que l'Union européenne - a la porte de laquelle la
Turquie frappe depuis des années, furieuse du manque d'hospitalité
de ses hôtes quand la porte n'est pas grande ouverte - a fixé en
ce qui concerne le discours de haine et le crime de haine. En 2009,
le Conseil de l'Europe a publié le Manuel sur le discours de haine
d'Anne Weber. L'objectif de ce manuel était Â" de clarifier le concept
du discours de haine et de guider les politiciens, les experts et la
société sur les critères que suit la Cour européenne des droits
de l'homme dans ses procès liés a la liberté d'expression et
de souligner ce qui ne doit pas être pris en considération dans
les limites du droit a la liberté d'expression. Â" Ce faisant, le
manuel se réfère a la Recommandation No.7 émise par la Commission
européenne contre le racisme et l'intolérance (CERI), et couvre les
recommandations adressées aux législations nationales des Ã~Itats
membres du Conseil européen (qui incluent la Turquie) pour combattre
l'expression du racisme. Â" L'expression publique, dans un but raciste,
d'une idéologie raciste, ou la négation publique, dans un but
raciste, de crimes de génocide ou de crimes contre l'humanité ou de
crimes de guerre doit aussi être pénalisée par la loi Â", indique
la Recommandation No. 7. Dans le manuel, on fait aussi référence
a l'Article 4 proposant un cadre de travail juridique pour combattre
le racisme et la xénophobie, où les actes intentionnels commis sont
listés comme étant des crimes sanctionnés par la loi. L'un de ces
crimes est Â" Apologie publique dans un but raciste ou xénophobe des
crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre
tels que définis dans les Articles 6, 7 et 8 des Statuts de la Cour
Criminelle Internationale. Â"8
Mais, ce genre de délit criminel punissable survient dans la vie
quotidienne en Turquie : dans les écoles, dans la rue, sur des
chaînes de télévision courantes et dans des journaux, commis par
des professeurs honorables, des journalistes renommés, des historiens,
des politiciens et même des membres du Parlement. Donner des exemples
pourrait être un autre sujet a traiter dans un autre article.
Le génocide n'est pas uniquement la mort, n'est pas uniquement le
pillage, n'est pas uniquement le viol ; c'est une condamnation a mort,
dans des conditions inhumaines inimaginables, et c'est être obligé
d'assister a cette condamnation. Voici le rapport d'un témoin oculaire
a Alep, l'une des destinations des déportés : Â" On peut les voir a
Alep sur des terrains vagues, dans de vieux bâtiments, dans les cours
et les ruelles et leur condition est tout simplement indescriptible.
Ils n'ont aucune nourriture et meurent de faim. Si quelqu'un regarde
un de ces endroits où ils vivent, il ne voit qu'un amas de mourants
et de morts, un mélange de loques, de déchets et d'excréments
humains, et il est impossible d'apercevoir une portion de cet amas et
de la décrire comme étant une personne vivante. Un certain nombre de
chariots ouverts parcouraient les rues, a la recherche de cadavres, et
c'était un spectacle ordinaire de voir l'un de ces charriots passer,
contenant jusqu'a 10 ou 12 corps, tous terriblement émaciés. Â"9
Ces gens étaient ceux qu'Ahmet Serif avait admiré, envié et haï -
pour Â" la vie et la vitalité qui rayonnaient Â" sur leurs visages
et pour leur capacité a apprécier Â" beaucoup plus les bonnes choses
de la vie.
Â" Nier ce qu'il leur est arrivé est un crime de haine et tout mot
utilisé pour atténuer le crime est un discours de haine.
©Traduction de l'anglais C.Gardon pour le Collectif VAN 22 aoÃ"t
2011 - 07:20 - www.collectifvan.org
1. Hans-Lukas Kieser, Nearest East-American Millennialism and Mission
to the Middle East, Temple University Press, Philadelphia, Pa., 2010,
p. 77. The quotation is from Tanin, July 27, 1911; transliterated ed.,
Ahmet Å~^erif, Tanin, ed. Mehmed C. Börekci (Ankara, Turkey: TTK,
1999), vol. 1, 257-58, "A Turkish Correspondent's Views" in the Orient
(April 27, 1910).
2. Kieser, Nearest East, pp. 76-77. Serif, Tanin, vol. 1, 186-87.
3. Ugur Umit Ungor and Mehmet Polatel, Confiscation and Destruction:
The Young Turk Seizure of Armenian Property, Continuum International
Publishing Group, London, New York, 2011, p.26.
4. ibid., preface, p. X.
5. ibid., pp. 18-19.
6. Toynbee and Bryce, The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire,
1915-1916, ed., Ara Sarafian, Gomidas Institute, 2005.
"Marsovan: Narrative of the Principal of the College at Marsovan,"
communicated by the American Committee for Armenian and Syrian Relief,
p. 354.
7. Ungor and Polatel, p. 26.
8. See http://book.coe.int/ftp/3342.pdf.
9. Toynbee and Bryce, p. 559.
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Source/Lien : Armenian Weekly
From: Baghdasarian
collectifvan.org
22-08-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Â" La vie et la vitalité
rayonnaient sur les visages des écoliers et des écolières. Ne
mentons pas : je ne ressentais pas de l'admiration, mais de la
jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Des hommes venaient d'Amérique,
et de je ne sais où, pour créer des modèles de civilisation dans
les villages les plus reculés de Turquie. En tant qu'Ottoman, je suis
parti triste et honteux. Â" Ahmet Serif - un intellectuel ittihadiste,
journaliste, voyageur, faisant partie du gouvernement ottoman - a
écrit ses mots après avoir visité Marsovan (aujourd'hui Merzifon
près de la mer Noire en Turquie). Pour Ayse Gunaysu, nier ce qu'il
leur est arrivé (aux Arméniens) est un crime de haine et tout
mot utilisé pour atténuer le crime est un discours de haine. Le
Collectif Van vous livre la traduction de cet article paru le 11
aoÃ"t 2011 sur ArmenianWeekly.
Gunaysu : le négationnisme est un crime de haine et le discours
négationniste un discours de haine
11 aoÃ"t 2011 Par Ayse Gunaysu
Â" C'est comme si un sentiment général ressemblant a celui d'un
orphelin flottait sur le quartier [musulman]. La paresse, une attitude
apathique envers la vie, est un trait de caractère des musulmans. Au
contraire, si vous entrez dans le quartier des chrétiens, votre cÅ"ur
ressent le bonheur ; vous trouvez des maisons superbement construites,
qui témoignent de l'intérêt des propriétaires pour la vie, et des
rues propres et larges. Contrairement a l'immobilisme des musulmans,
les chrétiens sont toujours en mouvement. La différence est encore
plus évidente en ce qui concerne l'éducation. Alors que les citoyens
chrétiens savent généralement lire et écrire, les musulmans sont
très loin derrière. Â"1
Jacquette du livre de Kieser 'Nearest East'
Ahmet Serif - un intellectuel ittihadiste, journaliste, voyageur,
faisant partie du gouvernement ottoman - a écrit ses mots après
avoir visité Marsovan (aujourd'hui Merzifon près de la mer Noire
en Turquie) ; ses notes de voyages ont été publiées dans Tanin,
un journal proche du Comité Union et Progrès (CUP). C'était en
1911 -- quatre ans avant que le premier génocide "moderne" ne soit
commis grâce a un plan soigneusement élaboré.
Et que pense Ahmet Serif de cette image qu'il illustre de facon si
vivante ? Â" La vie et la vitalité rayonnaient sur les visages des
écoliers et des écolières. Ne mentons pas : je ne ressentais pas de
l'admiration, mais de la jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Des
hommes venaient d'Amérique, et de je ne sais où, pour créer
des modèles de civilisation dans les villages les plus reculés
de Turquie.
En tant qu'Ottoman, je suis parti triste et honteux Â", a-t-il écrit
après sa visite a l'école américaine de la ville de Hajin a Adana.2
La population arménienne était importante a Hajin, et l'école avait
été fondée par un missionnaire américain protestant, comme bien
d'autres dans l'ancienne Arménie.
Je suis reconnaissante a Hans-Lukas Kieser d'avoir mis en lumière
ces citations, d'avoir montré la confession aussi scandaleusement
éhontée, aussi audacieusement directe, sans réserve et sincère,
confession de la haine d'un intellectuel ittihadiste envers tout ce
qui était bien et qui n'appartenait pas aux musulmans ottomans.
Dans son livre paru en 2010, Nearest East, Kieser cite Serif pour
montrer combien les intellectuels musulmans et les membres des
cercles ittihadiste se sentaient humiliés, exclus et menacés par
cette renaissance que des missionnaires protestants exportaient dans
les vilayets orientaux de l'Empire ottoman, où les communautés
arméniennes étaient prêtes a absorber et a apprendre pour des
raisons sociales, intellectuelles, émotionnelles, religieuses et
historiques. Ce qui m'a le plus frappée, cependant, c'est cette
expression sans réserve de jalousie qui, comme nous le savons, a
ouvert la voie a la haine : Â" Je ne ressentais pas de l'admiration,
mais de la jalousie. Je ne voulais pas voir cela. Â" C'était de la
haine, due non seulement a des raisons religieuses et ethniques, mais
également sociales et économiques, et elle a joué un grand rôle
dans l'intention génocidaire d'une grande partie de l'establishment
et de la population locale.
Bien que je vienne tout juste de commencer a lire Ugur Umit Ungor
et le livre révolutionnaire de Mehmet Polatel Confiscation et
Destruction, qui traite du pillage des biens arméniens pendant et
après le génocide, je suis déja tombée par hasard sur plusieurs
références a cette jalousie exprimée. Ungor et Polatel citent Joseph
Pomiankowski (1866-1929), l'attaché militaire des Habsbourg qui a
servi dans l'Empire ottoman pendant la Première guerre mondiale. Â"
Il a remarqué - avec ironie - qu'après que les Jeunes Turcs
aient établi que les Arméniens 's'enrichissaient', leur discours
a mené a 'un déplacement violent des Grecs et des Arméniens de
toutes professions, ce qui a offert une occasion d'acquisition et
d'enrichissement (Bereicherung)' Â", écrivent-ils. Â" Pomiankowski
a compris très clairement que les Turcs regardaient avec envie et
colère les installations des Arméniens en Anatolie orientale et en
Cilicie (Neid und Wut)', car en comparaison, les villages musulmans
formaient presque partout une image de pauvreté et de misère. Â"3
Au risque de dévier du sujet principal, je ne peux m'empêcher de me
souvenir que la gauche turque a toujours soutenu que l'impérialisme
était responsable du retard économique et social de la Turquie. C'est
une idée partagée par quasiment tous les secteurs de la société
turque, des socialistes aux nationalistes et ceux qui préconisent une
synthèse Turc-Islam. Cependant, la majorité de l'intelligentsia
turque et la gauche, n'ont jamais établi aucun lien entre le
sous-développement de la Turquie et la destruction d'une bourgeoisie
commerciale florissante qui se serait éventuellement transformée
en une bourgeoisie industrielle qui aurait généré l'accumulation
d'un capital nécessaire au fondement d'un développement capitaliste
plus ou moins sain, pour surmonter les obstacles précapitalistes au
développement. Blâmer les autres plutôt que soi-même est toujours
plus facile, plus soulageant et sans danger.
Ungor et Polatel mentionnent l'étendue de la destruction économique
des Arméniens comme suit : Â" Dans ce processus de persécution,
l'univers économique ottoman ethniquement hétérogène a été soumis
a des formes totales et violentes d'homogénéisation ethnique. La
distribution de la richesse arménienne était une partie centrale
de ce processus. Le génocide a déchiré le tissu des économies
urbaines, provinciales et nationales, détruisant les relations du
marché et mutilant les modèles économiques qui avaient perduré
pendant des siècles dans l'Empire. Â"4
Juste pour donner quelques statistiques, afin de rappeler aux
lecteurs ce que signifie l'extermination des affaires et du commerce
chrétiens pour l'économie de l'Empire Ottoman, je vais de nouveau
citer Confiscation et Destruction : Â" Le commerce intérieur était
en grande partie aux mains des Arméniens a l'est (et des Grecs a
l'ouest), bien que les Turcs aient aussi été impliqués dans le
commerce domestique.
Par exemple, en 1884, sur les 110 marchands de la capitale de la
province du nord-est, Trabzon, un port vital pour le commerce national
et international, 40 étaient des Arméniens et 42 des Grecs Pontiques.
Selon une étude de 1913 sur l'Anatolie, du parlementaire et écrivain
arménien Krikor Zohrab, sur les 166 importateurs, 141 étaient des
Arméniens et 13 des Turcs. Sur les 9°800 propriétaires de bateaux
et les artisans, 6°800 étaient des Arméniens et 2 550 des Turcs ;
sur les 150 exportateurs, 127 étaient des Arméniens et 23 des Turcs ;
sur les 153 industriels, 130 étaient des Arméniens et 20 des Turcs ;
et finalement, sur 37 banquiers, 32 étaient des Arméniens. Dans les
six provinces orientales, 32 prêteurs sur gages arméniens exercaient
ce métier contre seulement 5 Turcs. Ã~@ la veille du génocide,
début 1915, sur les 264 établissements des industriels ottomans,
seuls 42 appartenaient aux musulmans et 172 aux non musulmans. Â"5
Ces seuls chiffres indiquent l'étendue de la destruction économique
effectuée intentionnellement par le gouvernement ottoman, qui
retarde le développement du pays d'un siècle - un fait oublié par
les antagonistes de l'impérialisme en Turquie qui sont, bien sÃ"r,
contre le nationalisme, mais incapables de regarder et de voir au-dela
de l'horizon du nationalisme turc.
Retournons a présent a Marsovan, quatre ans seulement après qu'Ahmet
Serif ait confessé sa jalousie de la vie arménienne. Les Arméniens
de Marsovan ont été éradiqués et leurs biens pillés. Il ne reste
rien de quoi Ahmet Serif puisse être jaloux. L'islam régnait partout.
L'extermination des Arméniens de Marsovan - la moitié de la
population totale s'élevant a 25°000 habitants en 1915 - a commencé
début mai par des recherches d'armes, accompagnées d'arrestations
et de tortures.
Â" Le samedi 26 juin, a environ 13h00, les gendarmes ont parcouru
la ville rassemblant tous les hommes arméniens qu'ils pouvaient
trouver, jeunes et vieux, riches et pauvres, malades et en bonne
santé. Dans quelques cas, les gendarmes ont fait irruption dans des
maisons et des hommes malades ont été tirés de leurs lits. Ils
ont été emprisonnés dans les casernes et lors des jours suivants
ils ont été envoyés vers Amasia par lot de trente a cent cinquante
personnes. Ils sont partis a pied et les chaussures et les vêtements
de certains ont été volés.
D'autres étaient enchaînés.6 Le 3 ou le 4 juillet, on a ordonné
aux femmes et aux enfants de la ville de se préparer a partir le
mercredi suivant. Mais cela a commencé avant. Le mardi, a environ
3h30 du matin, on a ordonné aux gens de partir immédiatement. Â"
Certains ont été arrachés de leur lit, sans même suffisamment de
vêtements. Â" La déportation a continué par intervalles pendant
environ deux semaines.
On estime qu'il n'est resté que quelques centaines d'Arméniens
seulement sur 12°000. Même les étudiantes arméniennes, les
professeurs et les responsables du collège américain ont dÃ"
partir. La majeure partie des déportés a été massacrée sur la
route vers Amasya, peu après leur départ.
Ce qu'Ahmet Serif admirait et détestait en même temps a été
détruit, et les propriétés ont changé de main aussi. Ce qu'ils
convoitaient tant étaient enfin a eux. Â" Ã~@ Merzifon les maisons
des déportés arméniens ont été occupées par les officiels du
gouvernement ottoman.
Bien souvent, le mobilier était volé pour meubler des résidences
privées et des bâtiments du gouvernement. Dans la mesure où la
Commission des Propriétés Abandonnées a pu fonctionner correctement,
elle a entreposé du mobilier pillé dans l'église arménienne. Les
objets plus ordinaires sont jetés sur une place et mis aux enchères
ou vendus pour une chanson. Â" 7
Oui, nous n'avons pas besoin d'un cadre de travail juridique quelconque
pour admettre que le négationnisme est un crime de haine et que le
discours négationniste est un discours de haine, mais cependant,
rappelons-nous ce que l'Union européenne - a la porte de laquelle la
Turquie frappe depuis des années, furieuse du manque d'hospitalité
de ses hôtes quand la porte n'est pas grande ouverte - a fixé en
ce qui concerne le discours de haine et le crime de haine. En 2009,
le Conseil de l'Europe a publié le Manuel sur le discours de haine
d'Anne Weber. L'objectif de ce manuel était Â" de clarifier le concept
du discours de haine et de guider les politiciens, les experts et la
société sur les critères que suit la Cour européenne des droits
de l'homme dans ses procès liés a la liberté d'expression et
de souligner ce qui ne doit pas être pris en considération dans
les limites du droit a la liberté d'expression. Â" Ce faisant, le
manuel se réfère a la Recommandation No.7 émise par la Commission
européenne contre le racisme et l'intolérance (CERI), et couvre les
recommandations adressées aux législations nationales des Ã~Itats
membres du Conseil européen (qui incluent la Turquie) pour combattre
l'expression du racisme. Â" L'expression publique, dans un but raciste,
d'une idéologie raciste, ou la négation publique, dans un but
raciste, de crimes de génocide ou de crimes contre l'humanité ou de
crimes de guerre doit aussi être pénalisée par la loi Â", indique
la Recommandation No. 7. Dans le manuel, on fait aussi référence
a l'Article 4 proposant un cadre de travail juridique pour combattre
le racisme et la xénophobie, où les actes intentionnels commis sont
listés comme étant des crimes sanctionnés par la loi. L'un de ces
crimes est Â" Apologie publique dans un but raciste ou xénophobe des
crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre
tels que définis dans les Articles 6, 7 et 8 des Statuts de la Cour
Criminelle Internationale. Â"8
Mais, ce genre de délit criminel punissable survient dans la vie
quotidienne en Turquie : dans les écoles, dans la rue, sur des
chaînes de télévision courantes et dans des journaux, commis par
des professeurs honorables, des journalistes renommés, des historiens,
des politiciens et même des membres du Parlement. Donner des exemples
pourrait être un autre sujet a traiter dans un autre article.
Le génocide n'est pas uniquement la mort, n'est pas uniquement le
pillage, n'est pas uniquement le viol ; c'est une condamnation a mort,
dans des conditions inhumaines inimaginables, et c'est être obligé
d'assister a cette condamnation. Voici le rapport d'un témoin oculaire
a Alep, l'une des destinations des déportés : Â" On peut les voir a
Alep sur des terrains vagues, dans de vieux bâtiments, dans les cours
et les ruelles et leur condition est tout simplement indescriptible.
Ils n'ont aucune nourriture et meurent de faim. Si quelqu'un regarde
un de ces endroits où ils vivent, il ne voit qu'un amas de mourants
et de morts, un mélange de loques, de déchets et d'excréments
humains, et il est impossible d'apercevoir une portion de cet amas et
de la décrire comme étant une personne vivante. Un certain nombre de
chariots ouverts parcouraient les rues, a la recherche de cadavres, et
c'était un spectacle ordinaire de voir l'un de ces charriots passer,
contenant jusqu'a 10 ou 12 corps, tous terriblement émaciés. Â"9
Ces gens étaient ceux qu'Ahmet Serif avait admiré, envié et haï -
pour Â" la vie et la vitalité qui rayonnaient Â" sur leurs visages
et pour leur capacité a apprécier Â" beaucoup plus les bonnes choses
de la vie.
Â" Nier ce qu'il leur est arrivé est un crime de haine et tout mot
utilisé pour atténuer le crime est un discours de haine.
©Traduction de l'anglais C.Gardon pour le Collectif VAN 22 aoÃ"t
2011 - 07:20 - www.collectifvan.org
1. Hans-Lukas Kieser, Nearest East-American Millennialism and Mission
to the Middle East, Temple University Press, Philadelphia, Pa., 2010,
p. 77. The quotation is from Tanin, July 27, 1911; transliterated ed.,
Ahmet Å~^erif, Tanin, ed. Mehmed C. Börekci (Ankara, Turkey: TTK,
1999), vol. 1, 257-58, "A Turkish Correspondent's Views" in the Orient
(April 27, 1910).
2. Kieser, Nearest East, pp. 76-77. Serif, Tanin, vol. 1, 186-87.
3. Ugur Umit Ungor and Mehmet Polatel, Confiscation and Destruction:
The Young Turk Seizure of Armenian Property, Continuum International
Publishing Group, London, New York, 2011, p.26.
4. ibid., preface, p. X.
5. ibid., pp. 18-19.
6. Toynbee and Bryce, The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire,
1915-1916, ed., Ara Sarafian, Gomidas Institute, 2005.
"Marsovan: Narrative of the Principal of the College at Marsovan,"
communicated by the American Committee for Armenian and Syrian Relief,
p. 354.
7. Ungor and Polatel, p. 26.
8. See http://book.coe.int/ftp/3342.pdf.
9. Toynbee and Bryce, p. 559.
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Source/Lien : Armenian Weekly
From: Baghdasarian