DERSIM: LA TURQUIE SUR LE CHEMIN DE LA REPENTANCE
Le Monde
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/29/dersim-la-turquie-sur-le-chemin-de-la-repentance/
29 Nov 2011
France
"S'il y a des excuses a présenter au nom de l'Etat, alors je présente
mes excuses". Par ces mots, le premier ministre turc Recep Tayyip
Erdogan a reconnu officiellement les massacres du Dersim commis par
l'armée turque en 1937-38, au cours d'une campagne de répression
particulièrement sanglante. "L'incident le plus tragique de notre
passé récent", selon Erdogan, qui répondait a une demande de son
opposant Kemal Kilicdaroglu, qui demandait que "la Turquie affronte
son passé". Ces déclarations de M. Erdogan, la semaine dernière,
au Parlement, documents a la main (voir la vidéo), ont fait couler
beaucoup d'encre. Mais c'est surtout la polémique politicienne qui
occupe les commentateurs, prenant le pas sur la dimension historique
de cet acte de repentance, même incomplet.
Les réactions ont d'abord été sceptiques. Ses détracteurs et le
parti kémaliste CHP, taxent M. Erdogan d'"hypocrisie". Le premier
ministre a bien sÃ"r son propre agenda. Et cette reconnaissance
surprise lui permet de discréditer un peu plus le CHP, son principal
parti d'opposition, empêtré dans ses contradictions, incapable de
solder un héritage encombrant. Le CHP, parti fondé par Ataturk
et parti unique jusqu'en 1945... A la fin des années 30, sous la
présidence d'Ataturk, les chefs du gouvernement, Ismet Inönu puis
Celal Bayar, ont eux-même supervisé les opérations du Dersim.
Des opérations planifiées depuis la fin des années 20 pour écraser
dans le sang cette région rebelle, peuplée de Kurdes et de Zazas,
alévis, mais aussi d'Arméniens, islamisés ou non, qui y avaient
trouvé refuge au moment du génocide de 1915. La petite ville de
Dersim est alors rebaptisée Tunceli, la main de bronze, du nom
de l'opération militaire. Le nom d'usage jusqu'a aujourd'hui pour
cette province.
Erdogan s'est en fait engouffré dans une brèche ouverte par le CHP
lui-même. Le 9 novembre, le député CHP de Tunceli, Huseyin Aygun,
(photo) brise la glace et met en cause une politique d'Etat. "Pas
vraiment un scoop, écrit Jean Marcou sur le blog de l'Ovipot. "Mais
venant d'un député du CHP, même de Tunceli, il surprend, bien
sÃ"r, et fait l'événement". Ces déclarations ont provoqué des
remous jusqu'au sein du parti. Un groupe de députés a demandé
l'exclusion d'Aygun. Le président du CHP, Kemal Kilicdaroglu est
lui-même originaire de Nazimiye, dans la région de Tunceli et des
membres de sa propre famille ont été victimes des massacres et
des déportations. En novembre 2009, le vice président du CHP de
l'époque, le diplomate Onur Oymen, avait soulevé la réprobation
après une sortie, justifiant les massacres de 1937-38.
A trop se laisser distraire par cette polémique, on en aurait
presque oublié que ce n'est pas seulement M. Erdogan qui a reconnu
les massacres, mais, fait beaucoup plus signifiant, a travers lui, la
République turque. "La portée d'un tel geste dépasse très largement
son auteur : il est difficile de refermer la boîte de Pandore, une
fois qu'on l'a ouverte...", écrit encore Jean Marcou. Bien sÃ"r, cette
reconnaissance a minima, validant les chiffres officiels de 13.806
morts, recensés par la gendarmerie, la où selon les historiens,
on pourrait plutôt parler de 30.000 a 50.000 morts, est largement
insuffisante. Bien sÃ"r il faudra encore d'autres étapes pour parvenir
a la vérité historique: sur l'emploi d'armes chimiques contre des
civils, gazés dans les grottes. Ou sur le rôle, par exemple de
Sabiha Gökcen, fille adoptive d'Ataturk et première femme pilote
de l'armée turque, qui fut envoyée pour arroser la région de bombes.
Mais un processus est enclenché et il dépasse très probablement
les intentions du premier ministre. Le journal Radikal et le reste
de la presse pro gouvernementale (Sabah, Zaman, etc) publient depuis
deux semaines documents et articles sur les massacres du Dersim. Les
librairies débordent d'ouvrages abordant la question et les chercheurs
se lancent dans l'étude des documents d'archives.
Les éditorialistes s'emballent, questionnent, critiquent : quelques
exemples avec Mehmet Ali Birand, pour qui il faut maintenant affronter
le tabou de 1915, Orhan Kemal Cengiz, ou encore Koray Caliskan.
D'autres, comme Pinar Ogunc, dans Radikal, font remarquer que c'est
l'AKP qui avait fait interdire un documentaire sur le Dersim.
L'universitaire Bilgin Ayata souligne que la politique de l'Etat turc,
sous Erdogan, reste peu différente de celle de ses prédécesseurs,
prenant pour exemple le projet de 10 barrages autour du Dersim...
Le génocide arménien de 1915, après les massacres des années 30
que les Dersimis qualifient volontiers de "jenosid", peut-il être la
prochaine étape de ce travail de mémoire? Les réactions a courte
vue de Tayyip Erdogan peuvent laisser penser le contraire. Mais c'est
la République qui parle.
Le Monde
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/29/dersim-la-turquie-sur-le-chemin-de-la-repentance/
29 Nov 2011
France
"S'il y a des excuses a présenter au nom de l'Etat, alors je présente
mes excuses". Par ces mots, le premier ministre turc Recep Tayyip
Erdogan a reconnu officiellement les massacres du Dersim commis par
l'armée turque en 1937-38, au cours d'une campagne de répression
particulièrement sanglante. "L'incident le plus tragique de notre
passé récent", selon Erdogan, qui répondait a une demande de son
opposant Kemal Kilicdaroglu, qui demandait que "la Turquie affronte
son passé". Ces déclarations de M. Erdogan, la semaine dernière,
au Parlement, documents a la main (voir la vidéo), ont fait couler
beaucoup d'encre. Mais c'est surtout la polémique politicienne qui
occupe les commentateurs, prenant le pas sur la dimension historique
de cet acte de repentance, même incomplet.
Les réactions ont d'abord été sceptiques. Ses détracteurs et le
parti kémaliste CHP, taxent M. Erdogan d'"hypocrisie". Le premier
ministre a bien sÃ"r son propre agenda. Et cette reconnaissance
surprise lui permet de discréditer un peu plus le CHP, son principal
parti d'opposition, empêtré dans ses contradictions, incapable de
solder un héritage encombrant. Le CHP, parti fondé par Ataturk
et parti unique jusqu'en 1945... A la fin des années 30, sous la
présidence d'Ataturk, les chefs du gouvernement, Ismet Inönu puis
Celal Bayar, ont eux-même supervisé les opérations du Dersim.
Des opérations planifiées depuis la fin des années 20 pour écraser
dans le sang cette région rebelle, peuplée de Kurdes et de Zazas,
alévis, mais aussi d'Arméniens, islamisés ou non, qui y avaient
trouvé refuge au moment du génocide de 1915. La petite ville de
Dersim est alors rebaptisée Tunceli, la main de bronze, du nom
de l'opération militaire. Le nom d'usage jusqu'a aujourd'hui pour
cette province.
Erdogan s'est en fait engouffré dans une brèche ouverte par le CHP
lui-même. Le 9 novembre, le député CHP de Tunceli, Huseyin Aygun,
(photo) brise la glace et met en cause une politique d'Etat. "Pas
vraiment un scoop, écrit Jean Marcou sur le blog de l'Ovipot. "Mais
venant d'un député du CHP, même de Tunceli, il surprend, bien
sÃ"r, et fait l'événement". Ces déclarations ont provoqué des
remous jusqu'au sein du parti. Un groupe de députés a demandé
l'exclusion d'Aygun. Le président du CHP, Kemal Kilicdaroglu est
lui-même originaire de Nazimiye, dans la région de Tunceli et des
membres de sa propre famille ont été victimes des massacres et
des déportations. En novembre 2009, le vice président du CHP de
l'époque, le diplomate Onur Oymen, avait soulevé la réprobation
après une sortie, justifiant les massacres de 1937-38.
A trop se laisser distraire par cette polémique, on en aurait
presque oublié que ce n'est pas seulement M. Erdogan qui a reconnu
les massacres, mais, fait beaucoup plus signifiant, a travers lui, la
République turque. "La portée d'un tel geste dépasse très largement
son auteur : il est difficile de refermer la boîte de Pandore, une
fois qu'on l'a ouverte...", écrit encore Jean Marcou. Bien sÃ"r, cette
reconnaissance a minima, validant les chiffres officiels de 13.806
morts, recensés par la gendarmerie, la où selon les historiens,
on pourrait plutôt parler de 30.000 a 50.000 morts, est largement
insuffisante. Bien sÃ"r il faudra encore d'autres étapes pour parvenir
a la vérité historique: sur l'emploi d'armes chimiques contre des
civils, gazés dans les grottes. Ou sur le rôle, par exemple de
Sabiha Gökcen, fille adoptive d'Ataturk et première femme pilote
de l'armée turque, qui fut envoyée pour arroser la région de bombes.
Mais un processus est enclenché et il dépasse très probablement
les intentions du premier ministre. Le journal Radikal et le reste
de la presse pro gouvernementale (Sabah, Zaman, etc) publient depuis
deux semaines documents et articles sur les massacres du Dersim. Les
librairies débordent d'ouvrages abordant la question et les chercheurs
se lancent dans l'étude des documents d'archives.
Les éditorialistes s'emballent, questionnent, critiquent : quelques
exemples avec Mehmet Ali Birand, pour qui il faut maintenant affronter
le tabou de 1915, Orhan Kemal Cengiz, ou encore Koray Caliskan.
D'autres, comme Pinar Ogunc, dans Radikal, font remarquer que c'est
l'AKP qui avait fait interdire un documentaire sur le Dersim.
L'universitaire Bilgin Ayata souligne que la politique de l'Etat turc,
sous Erdogan, reste peu différente de celle de ses prédécesseurs,
prenant pour exemple le projet de 10 barrages autour du Dersim...
Le génocide arménien de 1915, après les massacres des années 30
que les Dersimis qualifient volontiers de "jenosid", peut-il être la
prochaine étape de ce travail de mémoire? Les réactions a courte
vue de Tayyip Erdogan peuvent laisser penser le contraire. Mais c'est
la République qui parle.