Courrier International
1 Décembre 2011
TURQUIE;
Sortir du négationnisme
par Ali Bayramoglu, Yeni Safak (Istanbul)
ENCART: En présentant des excuses aux Kurdes alévis pour un massacre
commis en 1937, le Premier ministre Erdogan donne l'espoir aux
Arméniens et aux autres minorités spoliées de voir leurs droits
reconnus.
Le 23 novembre 2011 est une date qu'il faudra marquer d'une pierre
blanche. C'est ce jour-là en effet que, pour la première fois en
Turquie, un Premier ministre a dévoilé au nom de l'Etat, en s'appuyant
sur des archives, une page sombre de notre histoire qui nous fait
honte. Et le plus important, c'est que, en prime, il a demandé pardon
pour cela. Même si cet événement s'inscrit dans un contexte de
politique politicienne - donnant au parti au pouvoir, l'AKP,
l'occasion de mettre le principal parti d'opposition, le CHP, en
difficulté -, on peut néanmoins dire qu'avec cette déclaration un
seuil très important a été franchi.
Chez nous, en Orient, la formation de bon nombre d'Etats-nations s'est
faite sur fond de nettoyage ethnique et religieux, et
d'homogénéisation de la société. Les Etats issus de ce processus
perpétuent d'ailleurs un système fondé sur une politique
négationniste, sur l'oubli et le rejet de tout travail de mémoire.
Dans un tel contexte, ces sociétés se retrouvent à stagner et à avoir
peur. D'autres sociétés, en revanche, parce qu'elles ont placé l'être
humain au centre de leurs valeurs, ont réussi à ouvrir la porte à la
possibilité d'assumer leur passé. Y a-t-il encore quelqu'un chez nous
qui ignore ce qui s'est passé en 1937-1938 dans la région du Dersim
[est de l'Anatolie] ? Selon les documents officiels, 13 000 personnes
y ont été assassinées et 11 000 autres déportées par l'armée, qui
appliquait les ordres d'un gouvernement dont l'objectif n'était autre
alors que l'anéantissement de ce particularisme local. Cette politique
n'était pas une réaction à un quelconque soulèvement local : il
s'agissait d'un massacre planifié dès 1926.
Mais il y a d'autres parts d'ombre dans notre histoire pour lesquelles
nous devrions également demander pardon et qui concernent la période
républicaine [à partir de 1923] : les événements de 1934 qui ont
abouti à l'expulsion des Juifs de Thrace [partie européenne de la
Turquie], l'impôt sur le revenu [varlik vergisi] en 1942
[discriminatoire à l'égard des non- - musulmans], les événements de
septembre 1955 [pogroms visant - principalement les Grecs, les
Arméniens et les Juifs d'Istanbul], la spoliation des biens des Grecs
en 1963, la prison de Diyarbakir en 1980 [où la torture fut
massivement pratiquée] ou encore les exécutions illégales commanditées
par l'Etat pendant les années 1990... Les occasions de se confronter à
un passé douloureux ne manquent donc pas.
La société turque n'ignore pas que ces pages sombres de notre histoire
ne sont pas seulement l'apanage de la période républicaine.
L'incroyable tragédie qui commence à la fin du XIXe siècle et qui
culmine avec un génocide [le génocide arménien] flagrant en 1915
n'a-t-elle pas, de par sa dimension idéologique, rendu possible
l'usage d'une brutalité qui a pu être pratiquée aussi après
l'instauration de la république et qui nous ramène aujourd'hui à cette
époque ? Nous savons désormais ce qui s'est passé, mais nous
persistons à le nier. Souhaitons que les excuses présentées par Tayyip
Erdogan marquent vraiment le début d'une nouvelle ère.
1 Décembre 2011
TURQUIE;
Sortir du négationnisme
par Ali Bayramoglu, Yeni Safak (Istanbul)
ENCART: En présentant des excuses aux Kurdes alévis pour un massacre
commis en 1937, le Premier ministre Erdogan donne l'espoir aux
Arméniens et aux autres minorités spoliées de voir leurs droits
reconnus.
Le 23 novembre 2011 est une date qu'il faudra marquer d'une pierre
blanche. C'est ce jour-là en effet que, pour la première fois en
Turquie, un Premier ministre a dévoilé au nom de l'Etat, en s'appuyant
sur des archives, une page sombre de notre histoire qui nous fait
honte. Et le plus important, c'est que, en prime, il a demandé pardon
pour cela. Même si cet événement s'inscrit dans un contexte de
politique politicienne - donnant au parti au pouvoir, l'AKP,
l'occasion de mettre le principal parti d'opposition, le CHP, en
difficulté -, on peut néanmoins dire qu'avec cette déclaration un
seuil très important a été franchi.
Chez nous, en Orient, la formation de bon nombre d'Etats-nations s'est
faite sur fond de nettoyage ethnique et religieux, et
d'homogénéisation de la société. Les Etats issus de ce processus
perpétuent d'ailleurs un système fondé sur une politique
négationniste, sur l'oubli et le rejet de tout travail de mémoire.
Dans un tel contexte, ces sociétés se retrouvent à stagner et à avoir
peur. D'autres sociétés, en revanche, parce qu'elles ont placé l'être
humain au centre de leurs valeurs, ont réussi à ouvrir la porte à la
possibilité d'assumer leur passé. Y a-t-il encore quelqu'un chez nous
qui ignore ce qui s'est passé en 1937-1938 dans la région du Dersim
[est de l'Anatolie] ? Selon les documents officiels, 13 000 personnes
y ont été assassinées et 11 000 autres déportées par l'armée, qui
appliquait les ordres d'un gouvernement dont l'objectif n'était autre
alors que l'anéantissement de ce particularisme local. Cette politique
n'était pas une réaction à un quelconque soulèvement local : il
s'agissait d'un massacre planifié dès 1926.
Mais il y a d'autres parts d'ombre dans notre histoire pour lesquelles
nous devrions également demander pardon et qui concernent la période
républicaine [à partir de 1923] : les événements de 1934 qui ont
abouti à l'expulsion des Juifs de Thrace [partie européenne de la
Turquie], l'impôt sur le revenu [varlik vergisi] en 1942
[discriminatoire à l'égard des non- - musulmans], les événements de
septembre 1955 [pogroms visant - principalement les Grecs, les
Arméniens et les Juifs d'Istanbul], la spoliation des biens des Grecs
en 1963, la prison de Diyarbakir en 1980 [où la torture fut
massivement pratiquée] ou encore les exécutions illégales commanditées
par l'Etat pendant les années 1990... Les occasions de se confronter à
un passé douloureux ne manquent donc pas.
La société turque n'ignore pas que ces pages sombres de notre histoire
ne sont pas seulement l'apanage de la période républicaine.
L'incroyable tragédie qui commence à la fin du XIXe siècle et qui
culmine avec un génocide [le génocide arménien] flagrant en 1915
n'a-t-elle pas, de par sa dimension idéologique, rendu possible
l'usage d'une brutalité qui a pu être pratiquée aussi après
l'instauration de la république et qui nous ramène aujourd'hui à cette
époque ? Nous savons désormais ce qui s'est passé, mais nous
persistons à le nier. Souhaitons que les excuses présentées par Tayyip
Erdogan marquent vraiment le début d'une nouvelle ère.