TURQUIE: PRIER NE PEUT PAS FAIRE DE MAL (1)
Source/Lien : susam-sokak.fr
13-12-2011
Legende photo: Le president Suleyman Demirel en prière est l'image
iconique de la defaite de la >, image destinee
a rassurer les croyants, et qui colle parfaitement a la realite de
la >.
La repression qui s'opère sous nos yeux en Turquie m'enrage. Dans
Le Monde du 3 novembre 2011, Guillaume Perrier ecrivait : precedentes (17 a 19), j'ai relate
l'acharnement avec lequel l'establishment kemaliste avait poursuivi
des responsables municipaux, parmi lesquels l'actuel premier ministre
R.T. Erdogan. J'ai fait observer que l'acharnement portait sur les
signes et les symboles, bien plus que sur la politique elle-meme.
Decidement, cette periode de l'histoire de la Turquie illustre
l'importance de la part symbolique de toute lutte politique. Evoquant
les travaux de Norbert Elias, Patrick Champagne ecrivait en 1990 : > La lutte politique, dans cette
Turquie des annees 1990, prend toutes les apparences d'une guerre des
signes, et l'examen des signes permet a son tour d'entre en profondeur
dans la politique.
A la fin de l'> sur la chute de R.T. Erdogan, je signalais
un article de Cumhuriyet concernant ce dernier, intitule >, illustre d'un portrait le montrant en attitude de
prière, attitude censee le discrediter. La mise en avant du caractère
pieux, religieux ou bigot d'un personnage public, plutôt que celle
de son eventuelle mauvaise gestion ou de sa politique, semblait plus
appropriee pour le devaloriser. Alors que le texte de l'article entrait
plus avant dans l'analyse, l'illustration et la titraille utilisaient
le ressort symbolique, comme il avait ete fait precedemment avec le
premier ministre Necmettin Erbakan(cf. mon > n° 12).
Par definition, un signe doit etre perceptible : visible, lisible
ou audible, image, attitude corporelle, vetement, parole, mot. Par
exemple, pour > la religion musulmane, les reporters
radiophoniques francais utilisent systematiquement un signe sonore,
l'appel a la prière. Rares sont les reportages venant de Turquie,
du Maghreb, de Libye, d'Egypte qui ne comportent en fond sonore la
voix d'un muezzin. Il s'agit pour le reporter d'attester qu'il est
bien la où il est cense etre. Mais il s'agit aussi de signifier la
supposee omnipresence de la religion dans les societes musulmanes,
et, par voie de consequence, une >. Or, les
Occidentaux comprennent mal que l'islam est souvent percu comme un
element de la nation. D'ailleurs, l'islamo-conservatisme turc invoque
souvent une equivalence symbolique entre l'ezan (l'appel a la prière)
et le drapeau national.
Si l'on veut rendre visible le fait religieux, un des signes les plus
utilises est le lieu de culte : eglise, mosquee, temple... a condition
qu'il soit bien identifiable. Le clocher et le minaret, qui ne sont
pourtant pas essentiels au culte, jouent un rôle fondamental dans
cette identification : ils signalent un signe.
L'autre signe visuel dominant est la representation de la piete par
l'image du croyant en prière. Prier, c'est, pour un temps, se retirer
du monde. Meme dans les cas où la prière ne requiert aucun geste
specifique, un orant se reconnaît aisement sur une photographie
: air absent, concentre, regard fervent dirige vers le ciel ou
paupières baissees. Pour la gestuelle, mains jointes pour les uns,
paumes tournees vers le haut pour les autres ; posture agenouillee
ou prosternee, tete baissee, marques d'humilite reelle ou feinte :
il existe une multitude de signes proprement corporels qui ne trompent
pas et sont immediatement identifies.
La figure de l'orant est très efficace comme signe politique. Car ce
qui importe n'est pas seulement le signifiant (la posture corporelle)
ni meme le signifie primaire (la prière, la religiosite), mais la
personnalite particulière de l'orant et son signifie secondaire,
eminemment politique. La representation d'un homme comme Erbakan
ou Erdogan en prière ne fait que confirmer ce que l'on savait : ils
oeuvrent pour un courant politique cense etre inspire par la religion.
Mais que signifie la representation d'un personnage public, connu
comme laïciste, ou se pretendant tel, en attitude de prière ?
Dans le domaine de la photographie de presse en Turquie, il n'est
meme pas necessaire de surprendre - si tant est que la surprise soit
necessaire, un tel > etant soigneusement mis en scène - un
politicien en prière. Il suffit de le cadrer sur fond de mosquee. La
mosquee n'est pas un simple element architectural inclus par hasard
dans le champ de l'image ; l'inclusion est deliberement choisie en
tant que signifiant. La photographie, la titraille, et le co-texte
(l'article) agissent pour transferer les signifies (>,
>) du decor (la mosquee) vers le sujet meme de l'image
(l'homme politique). Depuis longtemps les photographes de presse et les
redactions des journaux ont forme les lecteurs pour que ce transfert
soit une simple association d'idees, automatique. La photographie,
alors, agit dans son ensemble comme icône, et le signifiant peut se
comprendre ainsi : la personnalite representee est pieuse ou, pour
le moins, elle n'est pas contre la religion et la piete. La mosquee
connote la photo et son sujet, exactement comme le portrait d'Ataturk
peut connoter le portrait d'un autre personnage, Erbakan par exemple
(cf. >).
Nous allons suivre l'evolution de cette semiologie entre 1996 et 1999,
soit avant, pendant et surtout après l'exercice du pouvoir par le
parti islamiste Refah.
Les devotions de Mesut Yýlmaz
Ma collection de photographies commence avec une apparition de Mesut
Yýlmaz devant la grande mosquee de Kocatepe, a Ankara. Mesut Yýlmaz,
un peu oublie aujourd'hui, etait au premier plan de la vie politique
d'alors : president du Parti de la mère-patrie (Anavatan Partisi, ANAP,
centre-droite), et en tant que tel plus ou moins heritier (conteste)
de Turgut Ozal ; et plusieurs fois premier ministre.
Du 6 mars au 28 juin 1996, pour la seconde fois, Yýlmaz est chef du
gouvernement 2. Le Refah, vainqueur des elections de decembre 1995, a
ete ecarte du pouvoir. Mais les dirigeants sentent que la menace n'est
pas ecartee. La base sociale du Refah etant large, ils ne peuvent
se permettre de negliger la part > de la
population, ils ne peuvent se poser en >,
en >. D'ailleurs, l'ANAP penche plutôt du
côte de la >, meme discrètement, meme
en faisant allegeance au kemalisme. Le fondateur du parti, T. Ozal,
a ete le premier homme d'Etat de la Turquie republicaine a pratiquer
ouvertement la religion et se proclamait un homme de foi.
Toutefois Mesut Yýlmaz ne passe pas pour tel, a l'epoque. Mais
pour calmer ou rassurer l'electorat du Refah, certains gestes sont
juges utiles. On peut très bien vivre sa foi discrètement, loin des
objectifs, mais en avril 1996, Mesut Yýlmaz estime politiquement
profitable la mise en scène de sa prière du vendredi, dans la plus
grande mosquee de la capitale.
Au premier plan de cette photographie de l'agence Anadolu, Yýlmaz
arbore un large sourire ; l'avenir est a lui, il n'a que 49 ans ;
s'il parvient a ecarter durablement ses rivaux, les plus hautes
fonctions lui sont promises. Il vaut mieux, dans ce cas, se concilier
la faveur de ceux qui estiment que 3. Le quotidien de gauche Yeni Yuzyýl qui rapporte cette
nouvelle ne fait aucun commentaire. Mais, dans un autre article du
meme numero, Can Dundar rappelle que l'article proclamant que > a ete retire de la constitution le 10
avril 1928 et que, depuis, le 10 avril est > 4.
Pour saisir le discours du laïque Yeni Yuzyýl, la lecture du co-texte
ne suffit pas ; l'information concernant Yýlmaz doit etre consideree
comme un lieu commun reproduit par routine, et c'est dans les propos
des nombreux commentateurs (kose yazar), dont celui de Can Dundar,
qu'apparaît la personnalite du journal.
Est-ce un hasard ? Le quotidien Turkiye, très >,
saisit l'occasion du troisième anniversaire du decès de Turgut Ozal, le
17 avril, pour rappeler que ce dernier avait ete le premier president
de la republique a faire la prière du vendredi en public a la mosquee,
> (halkýn arasýnda).
A cela s'ajoute un >. Quelques jours plus tard
encore, les musulmans fetent l'anniversaire de Mahomet, et le chef
du gouvernement, ès fonction, se laisse aller - mais il s'agit la
d'une chose très frequente - a evoquer > (yuce
peygamberimiz), inferant par la qu'il est musulman, croyant, solidaire
de la communaute des croyants dans cette fete, excluant par la meme
l'ensemble des non musulmans et des non croyants et reconnaissant par
l'emploi de ce > l'existence d'une nation turque musulmane 5.
Yýlmaz est excusable : la distribution de ce type de possessif est
telle, dans les manuels scolaires, que les citoyens de la republique
laïque de Turquie sont conditionnes a se reconnaître musulmans comme
par reflexe. Je renvoie a cette occasion a mes recherches sur le
discours des manuels scolaires turcs.
Mais les quatre coupures de presse (la photographie, le commentaire
de Dundar, l'information de Turkiye, puis le petit detail revele par
routine dans Yeni Yuzyýl) peuvent etre considerees comme un tout,
des elements epars d'un meme discours, qui nous donne un point de
vue synthetique sur les representations de l'homme en vue en cette
periode cruciale où le Refah pousse a la porte du gouvernement :
la republique de Turquie est pourvue, indubitablement, d'un chef de
gouvernement musulman et croyant.
En politique, il vaut mieux repeter un message coherent. Yýlmaz
fut premier ministre predecesseur du gouvernement Refahyol mais il
a egalement succede a celui-ci. C'est par une prière a la mosquee
que Mesut Yýlmaz a tente de conjurer l'arrivee d'Erbakan, et c'est
logiquement par une prière a la meme mosquee qu'il a rendu grâce
a Dieu de lui rendre le pouvoir. C'est du moins le message qu'il a
voulu faire passer a la population, c'est ainsi que le lectorat est
cense lire ces images.
Sur le cliche Reuters de 1997, a nouveau, en arrière-plan, la mosquee
de Kocatepe occupe une bonne partie de l'image, ce qui, la source
etant differente, indique un stereotype. La photographie est presque
identique a la precedente. Mais Yýlmaz, au premier plan, semble plus
preoccupe ; il n'est que pressenti pour former le gouvernement.
Derrière lui, ses fidèles, et derrière encore, le public qui le
regarde avec curiosite. La encore, l'image suffit au message, qui
n'est que confirme par le texte, lui aussi similaire a celui de 1996
: en
prière se situe autour de la date de 18 août 1997, dans le cadre du
pèlerinage alevi de Hacýbektas (Anatolie centrale). Le president
Demirel, le premier ministre Mesut Yýlmaz et d'autres membres du
gouvernement, s'y sont rendus et ont prie publiquement devant le
tombeau du saintHacýbektas-i Veli, ou ont tenu des propos qui ne
sauraient etre consideres comme laïcs. C'est en ce lieu et dans
cette circonstance religieuse, qu'ils ont choisi de celebrer la
victoire de la > sur l'obscurantisme, et d'annoncer
des mesures destinees a lutter contre la >
(irtica). Le paradoxe n'est qu'apparent, l'evenement est important
et j'y consacrerai un autre article 7.
Hors de ce contexte très particulier, les dirigeants turcs ont voulu,
visiblement, envoyer un > a la population. Au moment du coup
d'Etat > du 28 fevrier 1997, ou juste après la chute de
Necmettin Erbakan, comment montrer a la population que le gouvernement
n'est pas hostile a la religion ? Par des paroles repetees a tout
propos, mais aussi par ce signe visible, cette attitude identifiable
et photographiable, la prière.
Le president Suleyman Demirel en prière est l'image iconique de la
defaite de la >, image destinee a rassurer les
croyants, et qui colle parfaitement a la realite de la >. Le concept de >, dans ce contexte precis,
doit etre compris comme celui d'un islam tolerant pour l'heterodoxie
alevi, dans un pays entièrement musulman mais où tous les courants
de l'islam seraient admis. Dans un territoire, l'Anatolie, où les
Armeniens ont ete extermines, d'où les orthodoxes ont ete chasses,
où il ne reste pratiquement que des musulmans, la laïcite ne peut
etre concue comme la coexistence de toutes les religions.
Joli paradoxe ! L'image d'Erdogan priant scandalise, parce qu'il
represente un courant religieux, mais celle d'un dirigeant suppose
laïque est admise comme preuve de tolerance. En voici quelques
exemples. Dès avant le n° 7), Demirel inaugurait une ecole par une
prière. L'intervention militaire etait dans l'air, mais le president
de la republique estimait necessaire, deja, de rassurer l'electorat
croyant 8.
De telles photographies sont devenues ordinaires en 1998, alors que
la > avait ete evincee du pouvoir, durant
les mois qui ont precede les celebrations du 75eanniversaire de la
republique laïque. Il a paru necessaire, alors, de montrer que celle-ci
n'est pas un regime >. Fin août, juste après les ceremonies
de Hacýbektas, Demirel effectuait une visite > a la
mosquee de Sultanahmet, la celèbre Mosquee bleue : il prie encore,
il prie entoure d'une armee de journalistes, il prie en première
page des journaux, et le laïque Radikal qui publie cette photo ne la
commente pas 9. Le president a-t-il considere que les gages accordes
aux aleviquelques jours plus tôt devaient etre contrebalances par
une telle image ?
Un mois plus tard, le 18 septembre, inaugurant un vendredi l'annee
universitaire a Mugla (sud-ouest de la Turquie), Demirel fait un geste
encore plus signifiant, une nouvelle fois dans un cadre protocolaire.
Le president de la republique se rend en effet a la mosquee centrale
de Mugla, en compagnie du prefet et du recteur de l'Universite, et
cette fois, il croit devoir expliciter son geste, ce qui denote un
certain malaise ou des questions genantes des journalistes : > 10.
Mesut Yýlmaz, durant la meme periode, ne s'est pas contente de se
laisser photographier a la sortie de la mosquee. Pour lui comme pour
Demirel, une inauguration doit etre aussi une ceremonie religieuse. Le
dimanche 11 octobre 1998, il prie - devant les photographes - avec
les ouvriers du chantier de la centrale thermique d'Afsin-Elbistan
(Anatolie centrale) lors de la pose de la première pierre 11. Le
laïque Yeni Yuzyýl, qui publie cette photographie, ne trouve rien a
redire. Mais ce jour est particulier, crucial : c'est le jour meme du
grand turban eylemi, la manifestation nationale pour le port du foulard
de tete, qui vise a creer a travers tout le pays une chaîne humaine
de 2000 km formee par des femmes voilees se tenant par la main (voir
l'"esquisse" n° 11). Avec le 11 mai 1997 (la grande manifestation
de la place Sultanahmet a Istanbul), ce dimanche 11 octobre 1998
est l'un des sommets de l'agitation islamiste de l'epoque. Aussi,
on peut interpreter l'attitude de Yýlmaz comme un contre-feu.
L'image est magnifiquement composee, et fait pendant a celle qui
represente Mustafa Kemal, en attitude de prière, aux côtes de religieux
lors de l'inauguration de l'assemblee nationale a Ankara. En effet,
Yýlmaz et les notables sont a une tribune sur laquelle a ete dispose le
logo du 75eanniversaire de la republique ; les couleurs nationales, le
croissant et l'etoile, la mention > sont entoures
d'hommes priant. Dans les deux cas, a 78 ans d'intervalle, des signes
religieux sont associes a un protocole et a une semiologie etatiques.
Un ouvrier en casque de chantier a ete admis aux côtes des notables.
Un autre, egalement casque de blanc, est au pied de la tribune, de
trois-quart, legèrement souriant, le visage très bien eclaire malgre
la lumière crue ; son profil se detache sur un fond clair. Tous les
officiels ont les yeux baisses ou portent des lunettes noires en raison
du soleil qui leur fait face, tous sauf Yýlmaz (un premier ministre ne
baisse pas les yeux devant les photographes), dont le visage grimace
un peu. Aucune des dix ou douze personnes visibles ne s'est soustraite
a la prière. C'est une curieuse image de la republique laïque, datee
d'un jour de grande manifestation islamiste.
Mesut Yýlmaz et Suleyman Demirel appartiennent a des courants
de centre-droite qui ne sont pas très eloignes du concept de >. Quoique a ma connaissance ni l'un ni
l'autre n'aient jamais manifeste de sympathie pour ce qu'on appelle
l'islamisme, et sans etre des personnes connues pour leur ferveur,
on ne peut non plus les considerer comme des champions de la laïcite
kemaliste.
... meme Ecevit
Mais Bulent Ecevit ? Le droit, l'intègre, l'intellectuel, le poète, le
laïque Ecevit s'est laisse prendre, un temps, a la demagogie. Dans un
cas, au moins, on peut le comprendre. C'est a la fin du mois d'août
1998 dans le village de Basbaglar (sous-prefecture de Kemaliye,
departement d'Erzincan, Anatolie orientale, loin de tout). Le 5
juillet 1993, deux jours après l'incendie criminel qui avait tue 37
intellectuels alevi a Sývas, 33 personnes ont ete massacrees dans ce
village. Etait-ce une provocation des equipes speciales ou attaque
du PKK ? Cette affaire est bizarre.
En août 1998, donc, Ecevit, vice-premier ministre, s'y rend avec
sa femme Rahsan, pour inaugurer les maisons où sont relogees les
familles des victimes. La population se montre très hostile, et c'est
une quasi manifestation qui se presse autour des autorites. La plupart
des femmes sont voilees et vetues de noir. Les officiels sont conduits
au monument des martyrs... et se mettent en prière. En la circonstance,
Ecevit ne pouvait guère faire moins 12.
Il n'en est pas de meme quelques jours plus tard, lors d'une visite
en Bosnie, puis une autre a Chypre : on se rend compte alors qu'il
s'agit d'une serie, creee par un service de presse et toujours avec
la meme intention, demontrer que l'homme d'Etat et sa femme ne sont
pas des athees. Dans la presse du 1er septembre 1998, Bulent Ecevit
et Rahsan prient ensemble a la memoire du premier mort bosniaque de
la guerre en ex-Yougoslavie. Sur le cliche de Milliyet (ci-dessus),
personne d'autre n'a adopte cette attitude.
Puis (ci-dessous), a Chypre, au > de
Yesilýrmak, entre Nicosie et Kyrenia, Ecevit et sa femme se mettent
egalement a prier.
Sur le cliche publie par Turkiye, leur attitude est d'autant plus
frappante que le dirigeant du territoire, Rauf Denktas, jette un regard
etonne a Ecevit, esquisse un geste mais n'est pas (encore) en attitude
de prière 13. Le fait est a ce point surprenant que Turkiye prend la
peine de signaler que Rahsan Ecevit a revetu un foulard de tete.
Berna Yýlmaz, l'epouse du premier ministre, n'est pas en reste. Le
couple visite la mosquee Mescit-i Aksa a Jerusalem, et tandis
que Mesut, les mains dans le dos, ecoute les explications d'un
guide, Berna, la tete couverte et les yeux leves au ciel, prie
ostensiblement. Cela sent la mise en scène ; Berna est au premier
plan et son attitude semble complètement fabriquee 14.
La prière, un habitus politique ?
Il semble que le pouvoir ait voulu creer un habitus, integrer
la prière au protocole habituel, jusqu'a ce qu'on n'y prete plus
attention, un pouvoir exerce par des > qui a craint de
perdre trop de voix de musulmans fervents. Aussi les politiciens en
place ont-ils cru prudent de montrer quelques signes ostentatoires
de devotion. Mais la manoeuvre n'a pas mieux reussi que la manière
forte, a savoir l'intervention de l'armee et la destitution puis
l'arrestation d'Erdogan. Elle n'a pas reussi puisque les islamistes
moderes sont revenus au pouvoir en 2002, et pour longtemps.
Mais l'attitude des politiciens > a eu peut-etre un
autre effet, bien plus profond. En habituant la population a voir ses
dirigeants prier, ces derniers ont consolide l'idee d'une nation turque
musulmane ; ils ont poursuivi l'oeuvre des manuels scolaires, la > de la synthèse turco-islamique. La population est
a 99% musulmane ! Quoi de plus normal que ses dirigeants se montrent
et agissent en musulmans ?
L'idee turco-musulmane, qui s'est d'abord realisee par des
exterminations et des expulsions, s'est poursuivie par des discours,
par des mots (la simple expression >) puis par des
gestes. Après les actes, la consolidation par les signes, les signes
eux-memes agissant et produisant ensuite des effets politiques, et
peut-etre des actes, car ils finissent par legitimer non seulement
l'Etat, mais ceux qui pretendent agir au nom de l'Etat, ou pretendent
devancer l'action de l'Etat, comme l'assassin de Hrant Dink.
***
Et pour poursuivre l'etude de ce processus de naturalisation de
l'islam en politique, je viendrai prochainement (insallah) a un sujet
plus etonnant encore, la prière publique des generaux de l'armee >, puis a cette fete alevi de Hacibektas en
août 1998 qui a fait l'objet d'une intense recuperation politique.
Notes :
1 Patrick Champagne, Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique,
Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1990, p. 18. Cf. Norbert Elias,
La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Levy, 1975 [Uber den
Prozess der Zivilisation, 1939].
2 Il a egalement dirige le gouvernement de juin a novembre 1991,
et de juin 1997 a janvier 1999.
3 Yeni Yuzyýl, 13 avril 1996.
4 Can Dundar, >, Yeni Yuzyýl, 13 avril
1996.
5 Yeni Yuzyýl, 20 avril 1996.
6 Sabah, 21 juin 1997.
7 Turkiye, 17 août 1997. La photographie de Suleyman Demirel et
Ismet Sezgin, vice-premier ministre, en prière devant le tombeau,
est en première page.
8 Radikal, 17 fevrier 1997.
9 Radikal, 20 août 1998.
10 Turkiye, 19 septembre 1998.
11 Yeni Yuzyýl, 12 octobre 1998.
12 Milliyet, 24 août 1998. Akit, 30 août 1998.
13 Milliyet, 1 septembre 1998 ; Turkiye, 7 septembre 1998.
14 Milliyet, 9 septembre 1998.
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From: Baghdasarian
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Legende photo: Le president Suleyman Demirel en prière est l'image
iconique de la defaite de la >, image destinee
a rassurer les croyants, et qui colle parfaitement a la realite de
la >.
La repression qui s'opère sous nos yeux en Turquie m'enrage. Dans
Le Monde du 3 novembre 2011, Guillaume Perrier ecrivait : precedentes (17 a 19), j'ai relate
l'acharnement avec lequel l'establishment kemaliste avait poursuivi
des responsables municipaux, parmi lesquels l'actuel premier ministre
R.T. Erdogan. J'ai fait observer que l'acharnement portait sur les
signes et les symboles, bien plus que sur la politique elle-meme.
Decidement, cette periode de l'histoire de la Turquie illustre
l'importance de la part symbolique de toute lutte politique. Evoquant
les travaux de Norbert Elias, Patrick Champagne ecrivait en 1990 : > La lutte politique, dans cette
Turquie des annees 1990, prend toutes les apparences d'une guerre des
signes, et l'examen des signes permet a son tour d'entre en profondeur
dans la politique.
A la fin de l'> sur la chute de R.T. Erdogan, je signalais
un article de Cumhuriyet concernant ce dernier, intitule >, illustre d'un portrait le montrant en attitude de
prière, attitude censee le discrediter. La mise en avant du caractère
pieux, religieux ou bigot d'un personnage public, plutôt que celle
de son eventuelle mauvaise gestion ou de sa politique, semblait plus
appropriee pour le devaloriser. Alors que le texte de l'article entrait
plus avant dans l'analyse, l'illustration et la titraille utilisaient
le ressort symbolique, comme il avait ete fait precedemment avec le
premier ministre Necmettin Erbakan(cf. mon > n° 12).
Par definition, un signe doit etre perceptible : visible, lisible
ou audible, image, attitude corporelle, vetement, parole, mot. Par
exemple, pour > la religion musulmane, les reporters
radiophoniques francais utilisent systematiquement un signe sonore,
l'appel a la prière. Rares sont les reportages venant de Turquie,
du Maghreb, de Libye, d'Egypte qui ne comportent en fond sonore la
voix d'un muezzin. Il s'agit pour le reporter d'attester qu'il est
bien la où il est cense etre. Mais il s'agit aussi de signifier la
supposee omnipresence de la religion dans les societes musulmanes,
et, par voie de consequence, une >. Or, les
Occidentaux comprennent mal que l'islam est souvent percu comme un
element de la nation. D'ailleurs, l'islamo-conservatisme turc invoque
souvent une equivalence symbolique entre l'ezan (l'appel a la prière)
et le drapeau national.
Si l'on veut rendre visible le fait religieux, un des signes les plus
utilises est le lieu de culte : eglise, mosquee, temple... a condition
qu'il soit bien identifiable. Le clocher et le minaret, qui ne sont
pourtant pas essentiels au culte, jouent un rôle fondamental dans
cette identification : ils signalent un signe.
L'autre signe visuel dominant est la representation de la piete par
l'image du croyant en prière. Prier, c'est, pour un temps, se retirer
du monde. Meme dans les cas où la prière ne requiert aucun geste
specifique, un orant se reconnaît aisement sur une photographie
: air absent, concentre, regard fervent dirige vers le ciel ou
paupières baissees. Pour la gestuelle, mains jointes pour les uns,
paumes tournees vers le haut pour les autres ; posture agenouillee
ou prosternee, tete baissee, marques d'humilite reelle ou feinte :
il existe une multitude de signes proprement corporels qui ne trompent
pas et sont immediatement identifies.
La figure de l'orant est très efficace comme signe politique. Car ce
qui importe n'est pas seulement le signifiant (la posture corporelle)
ni meme le signifie primaire (la prière, la religiosite), mais la
personnalite particulière de l'orant et son signifie secondaire,
eminemment politique. La representation d'un homme comme Erbakan
ou Erdogan en prière ne fait que confirmer ce que l'on savait : ils
oeuvrent pour un courant politique cense etre inspire par la religion.
Mais que signifie la representation d'un personnage public, connu
comme laïciste, ou se pretendant tel, en attitude de prière ?
Dans le domaine de la photographie de presse en Turquie, il n'est
meme pas necessaire de surprendre - si tant est que la surprise soit
necessaire, un tel > etant soigneusement mis en scène - un
politicien en prière. Il suffit de le cadrer sur fond de mosquee. La
mosquee n'est pas un simple element architectural inclus par hasard
dans le champ de l'image ; l'inclusion est deliberement choisie en
tant que signifiant. La photographie, la titraille, et le co-texte
(l'article) agissent pour transferer les signifies (>,
>) du decor (la mosquee) vers le sujet meme de l'image
(l'homme politique). Depuis longtemps les photographes de presse et les
redactions des journaux ont forme les lecteurs pour que ce transfert
soit une simple association d'idees, automatique. La photographie,
alors, agit dans son ensemble comme icône, et le signifiant peut se
comprendre ainsi : la personnalite representee est pieuse ou, pour
le moins, elle n'est pas contre la religion et la piete. La mosquee
connote la photo et son sujet, exactement comme le portrait d'Ataturk
peut connoter le portrait d'un autre personnage, Erbakan par exemple
(cf. >).
Nous allons suivre l'evolution de cette semiologie entre 1996 et 1999,
soit avant, pendant et surtout après l'exercice du pouvoir par le
parti islamiste Refah.
Les devotions de Mesut Yýlmaz
Ma collection de photographies commence avec une apparition de Mesut
Yýlmaz devant la grande mosquee de Kocatepe, a Ankara. Mesut Yýlmaz,
un peu oublie aujourd'hui, etait au premier plan de la vie politique
d'alors : president du Parti de la mère-patrie (Anavatan Partisi, ANAP,
centre-droite), et en tant que tel plus ou moins heritier (conteste)
de Turgut Ozal ; et plusieurs fois premier ministre.
Du 6 mars au 28 juin 1996, pour la seconde fois, Yýlmaz est chef du
gouvernement 2. Le Refah, vainqueur des elections de decembre 1995, a
ete ecarte du pouvoir. Mais les dirigeants sentent que la menace n'est
pas ecartee. La base sociale du Refah etant large, ils ne peuvent
se permettre de negliger la part > de la
population, ils ne peuvent se poser en >,
en >. D'ailleurs, l'ANAP penche plutôt du
côte de la >, meme discrètement, meme
en faisant allegeance au kemalisme. Le fondateur du parti, T. Ozal,
a ete le premier homme d'Etat de la Turquie republicaine a pratiquer
ouvertement la religion et se proclamait un homme de foi.
Toutefois Mesut Yýlmaz ne passe pas pour tel, a l'epoque. Mais
pour calmer ou rassurer l'electorat du Refah, certains gestes sont
juges utiles. On peut très bien vivre sa foi discrètement, loin des
objectifs, mais en avril 1996, Mesut Yýlmaz estime politiquement
profitable la mise en scène de sa prière du vendredi, dans la plus
grande mosquee de la capitale.
Au premier plan de cette photographie de l'agence Anadolu, Yýlmaz
arbore un large sourire ; l'avenir est a lui, il n'a que 49 ans ;
s'il parvient a ecarter durablement ses rivaux, les plus hautes
fonctions lui sont promises. Il vaut mieux, dans ce cas, se concilier
la faveur de ceux qui estiment que 3. Le quotidien de gauche Yeni Yuzyýl qui rapporte cette
nouvelle ne fait aucun commentaire. Mais, dans un autre article du
meme numero, Can Dundar rappelle que l'article proclamant que > a ete retire de la constitution le 10
avril 1928 et que, depuis, le 10 avril est > 4.
Pour saisir le discours du laïque Yeni Yuzyýl, la lecture du co-texte
ne suffit pas ; l'information concernant Yýlmaz doit etre consideree
comme un lieu commun reproduit par routine, et c'est dans les propos
des nombreux commentateurs (kose yazar), dont celui de Can Dundar,
qu'apparaît la personnalite du journal.
Est-ce un hasard ? Le quotidien Turkiye, très >,
saisit l'occasion du troisième anniversaire du decès de Turgut Ozal, le
17 avril, pour rappeler que ce dernier avait ete le premier president
de la republique a faire la prière du vendredi en public a la mosquee,
> (halkýn arasýnda).
A cela s'ajoute un >. Quelques jours plus tard
encore, les musulmans fetent l'anniversaire de Mahomet, et le chef
du gouvernement, ès fonction, se laisse aller - mais il s'agit la
d'une chose très frequente - a evoquer > (yuce
peygamberimiz), inferant par la qu'il est musulman, croyant, solidaire
de la communaute des croyants dans cette fete, excluant par la meme
l'ensemble des non musulmans et des non croyants et reconnaissant par
l'emploi de ce > l'existence d'une nation turque musulmane 5.
Yýlmaz est excusable : la distribution de ce type de possessif est
telle, dans les manuels scolaires, que les citoyens de la republique
laïque de Turquie sont conditionnes a se reconnaître musulmans comme
par reflexe. Je renvoie a cette occasion a mes recherches sur le
discours des manuels scolaires turcs.
Mais les quatre coupures de presse (la photographie, le commentaire
de Dundar, l'information de Turkiye, puis le petit detail revele par
routine dans Yeni Yuzyýl) peuvent etre considerees comme un tout,
des elements epars d'un meme discours, qui nous donne un point de
vue synthetique sur les representations de l'homme en vue en cette
periode cruciale où le Refah pousse a la porte du gouvernement :
la republique de Turquie est pourvue, indubitablement, d'un chef de
gouvernement musulman et croyant.
En politique, il vaut mieux repeter un message coherent. Yýlmaz
fut premier ministre predecesseur du gouvernement Refahyol mais il
a egalement succede a celui-ci. C'est par une prière a la mosquee
que Mesut Yýlmaz a tente de conjurer l'arrivee d'Erbakan, et c'est
logiquement par une prière a la meme mosquee qu'il a rendu grâce
a Dieu de lui rendre le pouvoir. C'est du moins le message qu'il a
voulu faire passer a la population, c'est ainsi que le lectorat est
cense lire ces images.
Sur le cliche Reuters de 1997, a nouveau, en arrière-plan, la mosquee
de Kocatepe occupe une bonne partie de l'image, ce qui, la source
etant differente, indique un stereotype. La photographie est presque
identique a la precedente. Mais Yýlmaz, au premier plan, semble plus
preoccupe ; il n'est que pressenti pour former le gouvernement.
Derrière lui, ses fidèles, et derrière encore, le public qui le
regarde avec curiosite. La encore, l'image suffit au message, qui
n'est que confirme par le texte, lui aussi similaire a celui de 1996
: en
prière se situe autour de la date de 18 août 1997, dans le cadre du
pèlerinage alevi de Hacýbektas (Anatolie centrale). Le president
Demirel, le premier ministre Mesut Yýlmaz et d'autres membres du
gouvernement, s'y sont rendus et ont prie publiquement devant le
tombeau du saintHacýbektas-i Veli, ou ont tenu des propos qui ne
sauraient etre consideres comme laïcs. C'est en ce lieu et dans
cette circonstance religieuse, qu'ils ont choisi de celebrer la
victoire de la > sur l'obscurantisme, et d'annoncer
des mesures destinees a lutter contre la >
(irtica). Le paradoxe n'est qu'apparent, l'evenement est important
et j'y consacrerai un autre article 7.
Hors de ce contexte très particulier, les dirigeants turcs ont voulu,
visiblement, envoyer un > a la population. Au moment du coup
d'Etat > du 28 fevrier 1997, ou juste après la chute de
Necmettin Erbakan, comment montrer a la population que le gouvernement
n'est pas hostile a la religion ? Par des paroles repetees a tout
propos, mais aussi par ce signe visible, cette attitude identifiable
et photographiable, la prière.
Le president Suleyman Demirel en prière est l'image iconique de la
defaite de la >, image destinee a rassurer les
croyants, et qui colle parfaitement a la realite de la >. Le concept de >, dans ce contexte precis,
doit etre compris comme celui d'un islam tolerant pour l'heterodoxie
alevi, dans un pays entièrement musulman mais où tous les courants
de l'islam seraient admis. Dans un territoire, l'Anatolie, où les
Armeniens ont ete extermines, d'où les orthodoxes ont ete chasses,
où il ne reste pratiquement que des musulmans, la laïcite ne peut
etre concue comme la coexistence de toutes les religions.
Joli paradoxe ! L'image d'Erdogan priant scandalise, parce qu'il
represente un courant religieux, mais celle d'un dirigeant suppose
laïque est admise comme preuve de tolerance. En voici quelques
exemples. Dès avant le n° 7), Demirel inaugurait une ecole par une
prière. L'intervention militaire etait dans l'air, mais le president
de la republique estimait necessaire, deja, de rassurer l'electorat
croyant 8.
De telles photographies sont devenues ordinaires en 1998, alors que
la > avait ete evincee du pouvoir, durant
les mois qui ont precede les celebrations du 75eanniversaire de la
republique laïque. Il a paru necessaire, alors, de montrer que celle-ci
n'est pas un regime >. Fin août, juste après les ceremonies
de Hacýbektas, Demirel effectuait une visite > a la
mosquee de Sultanahmet, la celèbre Mosquee bleue : il prie encore,
il prie entoure d'une armee de journalistes, il prie en première
page des journaux, et le laïque Radikal qui publie cette photo ne la
commente pas 9. Le president a-t-il considere que les gages accordes
aux aleviquelques jours plus tôt devaient etre contrebalances par
une telle image ?
Un mois plus tard, le 18 septembre, inaugurant un vendredi l'annee
universitaire a Mugla (sud-ouest de la Turquie), Demirel fait un geste
encore plus signifiant, une nouvelle fois dans un cadre protocolaire.
Le president de la republique se rend en effet a la mosquee centrale
de Mugla, en compagnie du prefet et du recteur de l'Universite, et
cette fois, il croit devoir expliciter son geste, ce qui denote un
certain malaise ou des questions genantes des journalistes : > 10.
Mesut Yýlmaz, durant la meme periode, ne s'est pas contente de se
laisser photographier a la sortie de la mosquee. Pour lui comme pour
Demirel, une inauguration doit etre aussi une ceremonie religieuse. Le
dimanche 11 octobre 1998, il prie - devant les photographes - avec
les ouvriers du chantier de la centrale thermique d'Afsin-Elbistan
(Anatolie centrale) lors de la pose de la première pierre 11. Le
laïque Yeni Yuzyýl, qui publie cette photographie, ne trouve rien a
redire. Mais ce jour est particulier, crucial : c'est le jour meme du
grand turban eylemi, la manifestation nationale pour le port du foulard
de tete, qui vise a creer a travers tout le pays une chaîne humaine
de 2000 km formee par des femmes voilees se tenant par la main (voir
l'"esquisse" n° 11). Avec le 11 mai 1997 (la grande manifestation
de la place Sultanahmet a Istanbul), ce dimanche 11 octobre 1998
est l'un des sommets de l'agitation islamiste de l'epoque. Aussi,
on peut interpreter l'attitude de Yýlmaz comme un contre-feu.
L'image est magnifiquement composee, et fait pendant a celle qui
represente Mustafa Kemal, en attitude de prière, aux côtes de religieux
lors de l'inauguration de l'assemblee nationale a Ankara. En effet,
Yýlmaz et les notables sont a une tribune sur laquelle a ete dispose le
logo du 75eanniversaire de la republique ; les couleurs nationales, le
croissant et l'etoile, la mention > sont entoures
d'hommes priant. Dans les deux cas, a 78 ans d'intervalle, des signes
religieux sont associes a un protocole et a une semiologie etatiques.
Un ouvrier en casque de chantier a ete admis aux côtes des notables.
Un autre, egalement casque de blanc, est au pied de la tribune, de
trois-quart, legèrement souriant, le visage très bien eclaire malgre
la lumière crue ; son profil se detache sur un fond clair. Tous les
officiels ont les yeux baisses ou portent des lunettes noires en raison
du soleil qui leur fait face, tous sauf Yýlmaz (un premier ministre ne
baisse pas les yeux devant les photographes), dont le visage grimace
un peu. Aucune des dix ou douze personnes visibles ne s'est soustraite
a la prière. C'est une curieuse image de la republique laïque, datee
d'un jour de grande manifestation islamiste.
Mesut Yýlmaz et Suleyman Demirel appartiennent a des courants
de centre-droite qui ne sont pas très eloignes du concept de >. Quoique a ma connaissance ni l'un ni
l'autre n'aient jamais manifeste de sympathie pour ce qu'on appelle
l'islamisme, et sans etre des personnes connues pour leur ferveur,
on ne peut non plus les considerer comme des champions de la laïcite
kemaliste.
... meme Ecevit
Mais Bulent Ecevit ? Le droit, l'intègre, l'intellectuel, le poète, le
laïque Ecevit s'est laisse prendre, un temps, a la demagogie. Dans un
cas, au moins, on peut le comprendre. C'est a la fin du mois d'août
1998 dans le village de Basbaglar (sous-prefecture de Kemaliye,
departement d'Erzincan, Anatolie orientale, loin de tout). Le 5
juillet 1993, deux jours après l'incendie criminel qui avait tue 37
intellectuels alevi a Sývas, 33 personnes ont ete massacrees dans ce
village. Etait-ce une provocation des equipes speciales ou attaque
du PKK ? Cette affaire est bizarre.
En août 1998, donc, Ecevit, vice-premier ministre, s'y rend avec
sa femme Rahsan, pour inaugurer les maisons où sont relogees les
familles des victimes. La population se montre très hostile, et c'est
une quasi manifestation qui se presse autour des autorites. La plupart
des femmes sont voilees et vetues de noir. Les officiels sont conduits
au monument des martyrs... et se mettent en prière. En la circonstance,
Ecevit ne pouvait guère faire moins 12.
Il n'en est pas de meme quelques jours plus tard, lors d'une visite
en Bosnie, puis une autre a Chypre : on se rend compte alors qu'il
s'agit d'une serie, creee par un service de presse et toujours avec
la meme intention, demontrer que l'homme d'Etat et sa femme ne sont
pas des athees. Dans la presse du 1er septembre 1998, Bulent Ecevit
et Rahsan prient ensemble a la memoire du premier mort bosniaque de
la guerre en ex-Yougoslavie. Sur le cliche de Milliyet (ci-dessus),
personne d'autre n'a adopte cette attitude.
Puis (ci-dessous), a Chypre, au > de
Yesilýrmak, entre Nicosie et Kyrenia, Ecevit et sa femme se mettent
egalement a prier.
Sur le cliche publie par Turkiye, leur attitude est d'autant plus
frappante que le dirigeant du territoire, Rauf Denktas, jette un regard
etonne a Ecevit, esquisse un geste mais n'est pas (encore) en attitude
de prière 13. Le fait est a ce point surprenant que Turkiye prend la
peine de signaler que Rahsan Ecevit a revetu un foulard de tete.
Berna Yýlmaz, l'epouse du premier ministre, n'est pas en reste. Le
couple visite la mosquee Mescit-i Aksa a Jerusalem, et tandis
que Mesut, les mains dans le dos, ecoute les explications d'un
guide, Berna, la tete couverte et les yeux leves au ciel, prie
ostensiblement. Cela sent la mise en scène ; Berna est au premier
plan et son attitude semble complètement fabriquee 14.
La prière, un habitus politique ?
Il semble que le pouvoir ait voulu creer un habitus, integrer
la prière au protocole habituel, jusqu'a ce qu'on n'y prete plus
attention, un pouvoir exerce par des > qui a craint de
perdre trop de voix de musulmans fervents. Aussi les politiciens en
place ont-ils cru prudent de montrer quelques signes ostentatoires
de devotion. Mais la manoeuvre n'a pas mieux reussi que la manière
forte, a savoir l'intervention de l'armee et la destitution puis
l'arrestation d'Erdogan. Elle n'a pas reussi puisque les islamistes
moderes sont revenus au pouvoir en 2002, et pour longtemps.
Mais l'attitude des politiciens > a eu peut-etre un
autre effet, bien plus profond. En habituant la population a voir ses
dirigeants prier, ces derniers ont consolide l'idee d'une nation turque
musulmane ; ils ont poursuivi l'oeuvre des manuels scolaires, la > de la synthèse turco-islamique. La population est
a 99% musulmane ! Quoi de plus normal que ses dirigeants se montrent
et agissent en musulmans ?
L'idee turco-musulmane, qui s'est d'abord realisee par des
exterminations et des expulsions, s'est poursuivie par des discours,
par des mots (la simple expression >) puis par des
gestes. Après les actes, la consolidation par les signes, les signes
eux-memes agissant et produisant ensuite des effets politiques, et
peut-etre des actes, car ils finissent par legitimer non seulement
l'Etat, mais ceux qui pretendent agir au nom de l'Etat, ou pretendent
devancer l'action de l'Etat, comme l'assassin de Hrant Dink.
***
Et pour poursuivre l'etude de ce processus de naturalisation de
l'islam en politique, je viendrai prochainement (insallah) a un sujet
plus etonnant encore, la prière publique des generaux de l'armee >, puis a cette fete alevi de Hacibektas en
août 1998 qui a fait l'objet d'une intense recuperation politique.
Notes :
1 Patrick Champagne, Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique,
Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1990, p. 18. Cf. Norbert Elias,
La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Levy, 1975 [Uber den
Prozess der Zivilisation, 1939].
2 Il a egalement dirige le gouvernement de juin a novembre 1991,
et de juin 1997 a janvier 1999.
3 Yeni Yuzyýl, 13 avril 1996.
4 Can Dundar, >, Yeni Yuzyýl, 13 avril
1996.
5 Yeni Yuzyýl, 20 avril 1996.
6 Sabah, 21 juin 1997.
7 Turkiye, 17 août 1997. La photographie de Suleyman Demirel et
Ismet Sezgin, vice-premier ministre, en prière devant le tombeau,
est en première page.
8 Radikal, 17 fevrier 1997.
9 Radikal, 20 août 1998.
10 Turkiye, 19 septembre 1998.
11 Yeni Yuzyýl, 12 octobre 1998.
12 Milliyet, 24 août 1998. Akit, 30 août 1998.
13 Milliyet, 1 septembre 1998 ; Turkiye, 7 septembre 1998.
14 Milliyet, 9 septembre 1998.
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From: Baghdasarian