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Turquie: Prier Ne Peut Pas Faire De Mal (1)

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    TURQUIE: PRIER NE PEUT PAS FAIRE DE MAL (1)

    Source/Lien : susam-sokak.fr
    13-12-2011

    Legende photo: Le president Suleyman Demirel en prière est l'image
    iconique de la defaite de la >, image destinee
    a rassurer les croyants, et qui colle parfaitement a la realite de
    la >.

    La repression qui s'opère sous nos yeux en Turquie m'enrage. Dans
    Le Monde du 3 novembre 2011, Guillaume Perrier ecrivait : precedentes (17 a 19), j'ai relate
    l'acharnement avec lequel l'establishment kemaliste avait poursuivi
    des responsables municipaux, parmi lesquels l'actuel premier ministre
    R.T. Erdogan. J'ai fait observer que l'acharnement portait sur les
    signes et les symboles, bien plus que sur la politique elle-meme.

    Decidement, cette periode de l'histoire de la Turquie illustre
    l'importance de la part symbolique de toute lutte politique. Evoquant
    les travaux de Norbert Elias, Patrick Champagne ecrivait en 1990 : > La lutte politique, dans cette
    Turquie des annees 1990, prend toutes les apparences d'une guerre des
    signes, et l'examen des signes permet a son tour d'entre en profondeur
    dans la politique.

    A la fin de l'> sur la chute de R.T. Erdogan, je signalais
    un article de Cumhuriyet concernant ce dernier, intitule >, illustre d'un portrait le montrant en attitude de
    prière, attitude censee le discrediter. La mise en avant du caractère
    pieux, religieux ou bigot d'un personnage public, plutôt que celle
    de son eventuelle mauvaise gestion ou de sa politique, semblait plus
    appropriee pour le devaloriser. Alors que le texte de l'article entrait
    plus avant dans l'analyse, l'illustration et la titraille utilisaient
    le ressort symbolique, comme il avait ete fait precedemment avec le
    premier ministre Necmettin Erbakan(cf. mon > n° 12).

    Par definition, un signe doit etre perceptible : visible, lisible
    ou audible, image, attitude corporelle, vetement, parole, mot. Par
    exemple, pour > la religion musulmane, les reporters
    radiophoniques francais utilisent systematiquement un signe sonore,
    l'appel a la prière. Rares sont les reportages venant de Turquie,
    du Maghreb, de Libye, d'Egypte qui ne comportent en fond sonore la
    voix d'un muezzin. Il s'agit pour le reporter d'attester qu'il est
    bien la où il est cense etre. Mais il s'agit aussi de signifier la
    supposee omnipresence de la religion dans les societes musulmanes,
    et, par voie de consequence, une >. Or, les
    Occidentaux comprennent mal que l'islam est souvent percu comme un
    element de la nation. D'ailleurs, l'islamo-conservatisme turc invoque
    souvent une equivalence symbolique entre l'ezan (l'appel a la prière)
    et le drapeau national.

    Si l'on veut rendre visible le fait religieux, un des signes les plus
    utilises est le lieu de culte : eglise, mosquee, temple... a condition
    qu'il soit bien identifiable. Le clocher et le minaret, qui ne sont
    pourtant pas essentiels au culte, jouent un rôle fondamental dans
    cette identification : ils signalent un signe.

    L'autre signe visuel dominant est la representation de la piete par
    l'image du croyant en prière. Prier, c'est, pour un temps, se retirer
    du monde. Meme dans les cas où la prière ne requiert aucun geste
    specifique, un orant se reconnaît aisement sur une photographie
    : air absent, concentre, regard fervent dirige vers le ciel ou
    paupières baissees. Pour la gestuelle, mains jointes pour les uns,
    paumes tournees vers le haut pour les autres ; posture agenouillee
    ou prosternee, tete baissee, marques d'humilite reelle ou feinte :
    il existe une multitude de signes proprement corporels qui ne trompent
    pas et sont immediatement identifies.

    La figure de l'orant est très efficace comme signe politique. Car ce
    qui importe n'est pas seulement le signifiant (la posture corporelle)
    ni meme le signifie primaire (la prière, la religiosite), mais la
    personnalite particulière de l'orant et son signifie secondaire,
    eminemment politique. La representation d'un homme comme Erbakan
    ou Erdogan en prière ne fait que confirmer ce que l'on savait : ils
    oeuvrent pour un courant politique cense etre inspire par la religion.

    Mais que signifie la representation d'un personnage public, connu
    comme laïciste, ou se pretendant tel, en attitude de prière ?

    Dans le domaine de la photographie de presse en Turquie, il n'est
    meme pas necessaire de surprendre - si tant est que la surprise soit
    necessaire, un tel > etant soigneusement mis en scène - un
    politicien en prière. Il suffit de le cadrer sur fond de mosquee. La
    mosquee n'est pas un simple element architectural inclus par hasard
    dans le champ de l'image ; l'inclusion est deliberement choisie en
    tant que signifiant. La photographie, la titraille, et le co-texte
    (l'article) agissent pour transferer les signifies (>,
    >) du decor (la mosquee) vers le sujet meme de l'image
    (l'homme politique). Depuis longtemps les photographes de presse et les
    redactions des journaux ont forme les lecteurs pour que ce transfert
    soit une simple association d'idees, automatique. La photographie,
    alors, agit dans son ensemble comme icône, et le signifiant peut se
    comprendre ainsi : la personnalite representee est pieuse ou, pour
    le moins, elle n'est pas contre la religion et la piete. La mosquee
    connote la photo et son sujet, exactement comme le portrait d'Ataturk
    peut connoter le portrait d'un autre personnage, Erbakan par exemple
    (cf. >).

    Nous allons suivre l'evolution de cette semiologie entre 1996 et 1999,
    soit avant, pendant et surtout après l'exercice du pouvoir par le
    parti islamiste Refah.

    Les devotions de Mesut Yýlmaz

    Ma collection de photographies commence avec une apparition de Mesut
    Yýlmaz devant la grande mosquee de Kocatepe, a Ankara. Mesut Yýlmaz,
    un peu oublie aujourd'hui, etait au premier plan de la vie politique
    d'alors : president du Parti de la mère-patrie (Anavatan Partisi, ANAP,
    centre-droite), et en tant que tel plus ou moins heritier (conteste)
    de Turgut Ozal ; et plusieurs fois premier ministre.

    Du 6 mars au 28 juin 1996, pour la seconde fois, Yýlmaz est chef du
    gouvernement 2. Le Refah, vainqueur des elections de decembre 1995, a
    ete ecarte du pouvoir. Mais les dirigeants sentent que la menace n'est
    pas ecartee. La base sociale du Refah etant large, ils ne peuvent
    se permettre de negliger la part > de la
    population, ils ne peuvent se poser en >,
    en >. D'ailleurs, l'ANAP penche plutôt du
    côte de la >, meme discrètement, meme
    en faisant allegeance au kemalisme. Le fondateur du parti, T. Ozal,
    a ete le premier homme d'Etat de la Turquie republicaine a pratiquer
    ouvertement la religion et se proclamait un homme de foi.

    Toutefois Mesut Yýlmaz ne passe pas pour tel, a l'epoque. Mais
    pour calmer ou rassurer l'electorat du Refah, certains gestes sont
    juges utiles. On peut très bien vivre sa foi discrètement, loin des
    objectifs, mais en avril 1996, Mesut Yýlmaz estime politiquement
    profitable la mise en scène de sa prière du vendredi, dans la plus
    grande mosquee de la capitale.

    Au premier plan de cette photographie de l'agence Anadolu, Yýlmaz
    arbore un large sourire ; l'avenir est a lui, il n'a que 49 ans ;
    s'il parvient a ecarter durablement ses rivaux, les plus hautes
    fonctions lui sont promises. Il vaut mieux, dans ce cas, se concilier
    la faveur de ceux qui estiment que 3. Le quotidien de gauche Yeni Yuzyýl qui rapporte cette
    nouvelle ne fait aucun commentaire. Mais, dans un autre article du
    meme numero, Can Dundar rappelle que l'article proclamant que > a ete retire de la constitution le 10
    avril 1928 et que, depuis, le 10 avril est > 4.

    Pour saisir le discours du laïque Yeni Yuzyýl, la lecture du co-texte
    ne suffit pas ; l'information concernant Yýlmaz doit etre consideree
    comme un lieu commun reproduit par routine, et c'est dans les propos
    des nombreux commentateurs (kose yazar), dont celui de Can Dundar,
    qu'apparaît la personnalite du journal.

    Est-ce un hasard ? Le quotidien Turkiye, très >,
    saisit l'occasion du troisième anniversaire du decès de Turgut Ozal, le
    17 avril, pour rappeler que ce dernier avait ete le premier president
    de la republique a faire la prière du vendredi en public a la mosquee,
    > (halkýn arasýnda).

    A cela s'ajoute un >. Quelques jours plus tard
    encore, les musulmans fetent l'anniversaire de Mahomet, et le chef
    du gouvernement, ès fonction, se laisse aller - mais il s'agit la
    d'une chose très frequente - a evoquer > (yuce
    peygamberimiz), inferant par la qu'il est musulman, croyant, solidaire
    de la communaute des croyants dans cette fete, excluant par la meme
    l'ensemble des non musulmans et des non croyants et reconnaissant par
    l'emploi de ce > l'existence d'une nation turque musulmane 5.

    Yýlmaz est excusable : la distribution de ce type de possessif est
    telle, dans les manuels scolaires, que les citoyens de la republique
    laïque de Turquie sont conditionnes a se reconnaître musulmans comme
    par reflexe. Je renvoie a cette occasion a mes recherches sur le
    discours des manuels scolaires turcs.

    Mais les quatre coupures de presse (la photographie, le commentaire
    de Dundar, l'information de Turkiye, puis le petit detail revele par
    routine dans Yeni Yuzyýl) peuvent etre considerees comme un tout,
    des elements epars d'un meme discours, qui nous donne un point de
    vue synthetique sur les representations de l'homme en vue en cette
    periode cruciale où le Refah pousse a la porte du gouvernement :
    la republique de Turquie est pourvue, indubitablement, d'un chef de
    gouvernement musulman et croyant.

    En politique, il vaut mieux repeter un message coherent. Yýlmaz
    fut premier ministre predecesseur du gouvernement Refahyol mais il
    a egalement succede a celui-ci. C'est par une prière a la mosquee
    que Mesut Yýlmaz a tente de conjurer l'arrivee d'Erbakan, et c'est
    logiquement par une prière a la meme mosquee qu'il a rendu grâce
    a Dieu de lui rendre le pouvoir. C'est du moins le message qu'il a
    voulu faire passer a la population, c'est ainsi que le lectorat est
    cense lire ces images.

    Sur le cliche Reuters de 1997, a nouveau, en arrière-plan, la mosquee
    de Kocatepe occupe une bonne partie de l'image, ce qui, la source
    etant differente, indique un stereotype. La photographie est presque
    identique a la precedente. Mais Yýlmaz, au premier plan, semble plus
    preoccupe ; il n'est que pressenti pour former le gouvernement.

    Derrière lui, ses fidèles, et derrière encore, le public qui le
    regarde avec curiosite. La encore, l'image suffit au message, qui
    n'est que confirme par le texte, lui aussi similaire a celui de 1996
    : en
    prière se situe autour de la date de 18 août 1997, dans le cadre du
    pèlerinage alevi de Hacýbektas (Anatolie centrale). Le president
    Demirel, le premier ministre Mesut Yýlmaz et d'autres membres du
    gouvernement, s'y sont rendus et ont prie publiquement devant le
    tombeau du saintHacýbektas-i Veli, ou ont tenu des propos qui ne
    sauraient etre consideres comme laïcs. C'est en ce lieu et dans
    cette circonstance religieuse, qu'ils ont choisi de celebrer la
    victoire de la > sur l'obscurantisme, et d'annoncer
    des mesures destinees a lutter contre la >
    (irtica). Le paradoxe n'est qu'apparent, l'evenement est important
    et j'y consacrerai un autre article 7.

    Hors de ce contexte très particulier, les dirigeants turcs ont voulu,
    visiblement, envoyer un > a la population. Au moment du coup
    d'Etat > du 28 fevrier 1997, ou juste après la chute de
    Necmettin Erbakan, comment montrer a la population que le gouvernement
    n'est pas hostile a la religion ? Par des paroles repetees a tout
    propos, mais aussi par ce signe visible, cette attitude identifiable
    et photographiable, la prière.

    Le president Suleyman Demirel en prière est l'image iconique de la
    defaite de la >, image destinee a rassurer les
    croyants, et qui colle parfaitement a la realite de la >. Le concept de >, dans ce contexte precis,
    doit etre compris comme celui d'un islam tolerant pour l'heterodoxie
    alevi, dans un pays entièrement musulman mais où tous les courants
    de l'islam seraient admis. Dans un territoire, l'Anatolie, où les
    Armeniens ont ete extermines, d'où les orthodoxes ont ete chasses,
    où il ne reste pratiquement que des musulmans, la laïcite ne peut
    etre concue comme la coexistence de toutes les religions.

    Joli paradoxe ! L'image d'Erdogan priant scandalise, parce qu'il
    represente un courant religieux, mais celle d'un dirigeant suppose
    laïque est admise comme preuve de tolerance. En voici quelques
    exemples. Dès avant le n° 7), Demirel inaugurait une ecole par une
    prière. L'intervention militaire etait dans l'air, mais le president
    de la republique estimait necessaire, deja, de rassurer l'electorat
    croyant 8.

    De telles photographies sont devenues ordinaires en 1998, alors que
    la > avait ete evincee du pouvoir, durant
    les mois qui ont precede les celebrations du 75eanniversaire de la
    republique laïque. Il a paru necessaire, alors, de montrer que celle-ci
    n'est pas un regime >. Fin août, juste après les ceremonies
    de Hacýbektas, Demirel effectuait une visite > a la
    mosquee de Sultanahmet, la celèbre Mosquee bleue : il prie encore,
    il prie entoure d'une armee de journalistes, il prie en première
    page des journaux, et le laïque Radikal qui publie cette photo ne la
    commente pas 9. Le president a-t-il considere que les gages accordes
    aux aleviquelques jours plus tôt devaient etre contrebalances par
    une telle image ?

    Un mois plus tard, le 18 septembre, inaugurant un vendredi l'annee
    universitaire a Mugla (sud-ouest de la Turquie), Demirel fait un geste
    encore plus signifiant, une nouvelle fois dans un cadre protocolaire.

    Le president de la republique se rend en effet a la mosquee centrale
    de Mugla, en compagnie du prefet et du recteur de l'Universite, et
    cette fois, il croit devoir expliciter son geste, ce qui denote un
    certain malaise ou des questions genantes des journalistes : > 10.

    Mesut Yýlmaz, durant la meme periode, ne s'est pas contente de se
    laisser photographier a la sortie de la mosquee. Pour lui comme pour
    Demirel, une inauguration doit etre aussi une ceremonie religieuse. Le
    dimanche 11 octobre 1998, il prie - devant les photographes - avec
    les ouvriers du chantier de la centrale thermique d'Afsin-Elbistan
    (Anatolie centrale) lors de la pose de la première pierre 11. Le
    laïque Yeni Yuzyýl, qui publie cette photographie, ne trouve rien a
    redire. Mais ce jour est particulier, crucial : c'est le jour meme du
    grand turban eylemi, la manifestation nationale pour le port du foulard
    de tete, qui vise a creer a travers tout le pays une chaîne humaine
    de 2000 km formee par des femmes voilees se tenant par la main (voir
    l'"esquisse" n° 11). Avec le 11 mai 1997 (la grande manifestation
    de la place Sultanahmet a Istanbul), ce dimanche 11 octobre 1998
    est l'un des sommets de l'agitation islamiste de l'epoque. Aussi,
    on peut interpreter l'attitude de Yýlmaz comme un contre-feu.

    L'image est magnifiquement composee, et fait pendant a celle qui
    represente Mustafa Kemal, en attitude de prière, aux côtes de religieux
    lors de l'inauguration de l'assemblee nationale a Ankara. En effet,
    Yýlmaz et les notables sont a une tribune sur laquelle a ete dispose le
    logo du 75eanniversaire de la republique ; les couleurs nationales, le
    croissant et l'etoile, la mention > sont entoures
    d'hommes priant. Dans les deux cas, a 78 ans d'intervalle, des signes
    religieux sont associes a un protocole et a une semiologie etatiques.

    Un ouvrier en casque de chantier a ete admis aux côtes des notables.

    Un autre, egalement casque de blanc, est au pied de la tribune, de
    trois-quart, legèrement souriant, le visage très bien eclaire malgre
    la lumière crue ; son profil se detache sur un fond clair. Tous les
    officiels ont les yeux baisses ou portent des lunettes noires en raison
    du soleil qui leur fait face, tous sauf Yýlmaz (un premier ministre ne
    baisse pas les yeux devant les photographes), dont le visage grimace
    un peu. Aucune des dix ou douze personnes visibles ne s'est soustraite
    a la prière. C'est une curieuse image de la republique laïque, datee
    d'un jour de grande manifestation islamiste.

    Mesut Yýlmaz et Suleyman Demirel appartiennent a des courants
    de centre-droite qui ne sont pas très eloignes du concept de >. Quoique a ma connaissance ni l'un ni
    l'autre n'aient jamais manifeste de sympathie pour ce qu'on appelle
    l'islamisme, et sans etre des personnes connues pour leur ferveur,
    on ne peut non plus les considerer comme des champions de la laïcite
    kemaliste.

    ... meme Ecevit

    Mais Bulent Ecevit ? Le droit, l'intègre, l'intellectuel, le poète, le
    laïque Ecevit s'est laisse prendre, un temps, a la demagogie. Dans un
    cas, au moins, on peut le comprendre. C'est a la fin du mois d'août
    1998 dans le village de Basbaglar (sous-prefecture de Kemaliye,
    departement d'Erzincan, Anatolie orientale, loin de tout). Le 5
    juillet 1993, deux jours après l'incendie criminel qui avait tue 37
    intellectuels alevi a Sývas, 33 personnes ont ete massacrees dans ce
    village. Etait-ce une provocation des equipes speciales ou attaque
    du PKK ? Cette affaire est bizarre.

    En août 1998, donc, Ecevit, vice-premier ministre, s'y rend avec
    sa femme Rahsan, pour inaugurer les maisons où sont relogees les
    familles des victimes. La population se montre très hostile, et c'est
    une quasi manifestation qui se presse autour des autorites. La plupart
    des femmes sont voilees et vetues de noir. Les officiels sont conduits
    au monument des martyrs... et se mettent en prière. En la circonstance,
    Ecevit ne pouvait guère faire moins 12.

    Il n'en est pas de meme quelques jours plus tard, lors d'une visite
    en Bosnie, puis une autre a Chypre : on se rend compte alors qu'il
    s'agit d'une serie, creee par un service de presse et toujours avec
    la meme intention, demontrer que l'homme d'Etat et sa femme ne sont
    pas des athees. Dans la presse du 1er septembre 1998, Bulent Ecevit
    et Rahsan prient ensemble a la memoire du premier mort bosniaque de
    la guerre en ex-Yougoslavie. Sur le cliche de Milliyet (ci-dessus),
    personne d'autre n'a adopte cette attitude.

    Puis (ci-dessous), a Chypre, au > de
    Yesilýrmak, entre Nicosie et Kyrenia, Ecevit et sa femme se mettent
    egalement a prier.

    Sur le cliche publie par Turkiye, leur attitude est d'autant plus
    frappante que le dirigeant du territoire, Rauf Denktas, jette un regard
    etonne a Ecevit, esquisse un geste mais n'est pas (encore) en attitude
    de prière 13. Le fait est a ce point surprenant que Turkiye prend la
    peine de signaler que Rahsan Ecevit a revetu un foulard de tete.

    Berna Yýlmaz, l'epouse du premier ministre, n'est pas en reste. Le
    couple visite la mosquee Mescit-i Aksa a Jerusalem, et tandis
    que Mesut, les mains dans le dos, ecoute les explications d'un
    guide, Berna, la tete couverte et les yeux leves au ciel, prie
    ostensiblement. Cela sent la mise en scène ; Berna est au premier
    plan et son attitude semble complètement fabriquee 14.

    La prière, un habitus politique ?

    Il semble que le pouvoir ait voulu creer un habitus, integrer
    la prière au protocole habituel, jusqu'a ce qu'on n'y prete plus
    attention, un pouvoir exerce par des > qui a craint de
    perdre trop de voix de musulmans fervents. Aussi les politiciens en
    place ont-ils cru prudent de montrer quelques signes ostentatoires
    de devotion. Mais la manoeuvre n'a pas mieux reussi que la manière
    forte, a savoir l'intervention de l'armee et la destitution puis
    l'arrestation d'Erdogan. Elle n'a pas reussi puisque les islamistes
    moderes sont revenus au pouvoir en 2002, et pour longtemps.

    Mais l'attitude des politiciens > a eu peut-etre un
    autre effet, bien plus profond. En habituant la population a voir ses
    dirigeants prier, ces derniers ont consolide l'idee d'une nation turque
    musulmane ; ils ont poursuivi l'oeuvre des manuels scolaires, la > de la synthèse turco-islamique. La population est
    a 99% musulmane ! Quoi de plus normal que ses dirigeants se montrent
    et agissent en musulmans ?

    L'idee turco-musulmane, qui s'est d'abord realisee par des
    exterminations et des expulsions, s'est poursuivie par des discours,
    par des mots (la simple expression >) puis par des
    gestes. Après les actes, la consolidation par les signes, les signes
    eux-memes agissant et produisant ensuite des effets politiques, et
    peut-etre des actes, car ils finissent par legitimer non seulement
    l'Etat, mais ceux qui pretendent agir au nom de l'Etat, ou pretendent
    devancer l'action de l'Etat, comme l'assassin de Hrant Dink.

    ***

    Et pour poursuivre l'etude de ce processus de naturalisation de
    l'islam en politique, je viendrai prochainement (insallah) a un sujet
    plus etonnant encore, la prière publique des generaux de l'armee >, puis a cette fete alevi de Hacibektas en
    août 1998 qui a fait l'objet d'une intense recuperation politique.

    Notes :

    1 Patrick Champagne, Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique,
    Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1990, p. 18. Cf. Norbert Elias,
    La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Levy, 1975 [Uber den
    Prozess der Zivilisation, 1939].

    2 Il a egalement dirige le gouvernement de juin a novembre 1991,
    et de juin 1997 a janvier 1999.

    3 Yeni Yuzyýl, 13 avril 1996.

    4 Can Dundar, >, Yeni Yuzyýl, 13 avril
    1996.

    5 Yeni Yuzyýl, 20 avril 1996.

    6 Sabah, 21 juin 1997.

    7 Turkiye, 17 août 1997. La photographie de Suleyman Demirel et
    Ismet Sezgin, vice-premier ministre, en prière devant le tombeau,
    est en première page.

    8 Radikal, 17 fevrier 1997.

    9 Radikal, 20 août 1998.

    10 Turkiye, 19 septembre 1998.

    11 Yeni Yuzyýl, 12 octobre 1998.

    12 Milliyet, 24 août 1998. Akit, 30 août 1998.

    13 Milliyet, 1 septembre 1998 ; Turkiye, 7 septembre 1998.

    14 Milliyet, 9 septembre 1998.

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