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Armenie : Loi Contre Genocide, Par Bernard-Henri Levy

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    ARMENIE : LOI CONTRE GENOCIDE, PAR BERNARD-HENRI LEVY
    Ara

    armenews.com
    jeudi 22 decembre 2011

    On dit : "Ce n'est pas a la loi d'ecrire l'Histoire"... Absurde. Car
    l'Histoire est deja ecrite. Que les Armeniens aient ete victimes, au
    sens precis du terme, d'une tentative de genocide, c'est-a-dire d'une
    entreprise planifiee d'annihilation, Churchill l'a dit. Jaurès l'a
    crie. Peguy, au moment meme où il s'engage pour Dreyfus, parle de ce
    commencement de genocide comme du "plus grand massacre du siècle". Les
    Turcs eux-memes l'admettent. Oui, c'est une chose que l'on ne sait pas
    assez : dès 1918, Mustapha Kemal reconnaît les tueries perpetrees par
    le gouvernement jeune-turc ; des cours martiales sont instituees ;
    elles prononcent des centaines de sentences de mort. Et je ne parle
    pas des historiens ni des theoriciens du genocide, je ne parle pas
    des chercheurs de Yad Vachem, ni de Yehuda Bauer, ni de Raoul Hilberg,
    je ne parle pas de tous ces savants pour qui, a l'exception de Bernard
    Lewis, la question de savoir s'il y a eu, ou non, genocide ne s'est
    jamais posee et ne se pose pas.

    Il ne s'agit pas de "dire l'Histoire", donc. L'Histoire a ete dite.

    Elle a ete redite et archi-dite. Ce dont il est question, c'est
    d'empecher sa negation. Ce dont le Senat va discuter, c'est de
    compliquer, un peu, la vie aux insulteurs. Il y a des lois, en France,
    contre l'insulte et la diffamation. N'est-ce pas la moindre des choses
    d'avoir une loi qui penalise cette insulte absolue, cet outrage qui
    passe tous les outrages et qui consiste a outrager la memoire des
    morts ?

    On dit : "Oui, d'accord ; mais la loi n'a pas a se meler, si peu que
    ce soit, de l'etablissement de la verite car elle empeche, lorsqu'elle
    le fait, les historiens de travailler." Faux. C'est le contraire. Ce
    sont les negationnistes qui empechent les historiens de travailler. Ce
    sont les negationnistes qui, avec leurs truquages, brouillent les
    pistes. Prenez la loi Gayssot. Citez-moi un cas d'historien, un seul,
    que la loi Gayssot, sanctionnant la negation de la destruction des
    juifs, ait empeche de travailler.

    C'est une loi qui empeche Le Pen ou Gollnisch de trop deraper. C'est
    une loi qui met des limites a l'expression d'un Faurisson. C'est une
    loi qui gene les incendiaires des âmes type Dieudonne. C'est une loi
    qui, par parenthèse, nous evite des mascarades du type de ce procès du
    super-negationniste David Irving qui eut lieu a Londres il y a sept ans
    et où, precisement faute de loi, l'on vit juges, procureurs, avocats,
    journalistes a scandale, affaires a se substituer aux historiens et a
    semer, pour de bon, le trouble dans les esprits. Mais c'est une loi qui
    ne s'est jamais mise en travers de la route d'un seul historien digne
    de ce nom. C'est une loi qui, contrairement a ce que nous disent, je
    n'arrive pas a comprendre pourquoi, les "historiens petitionnaires",
    les protège, oui, les protège de la pollution negationniste. Et il
    en ira de meme avec l'extension de cette loi Gayssot a la negation
    du genocide armenien.

    On dit : "Où s'arretera-t-on ? Pourquoi pas, tant qu'on y est, des
    lois sur le colonialisme, la Vendee, les caricatures de Mahomet ?

    Est-ce qu'on ne s'oriente pas vers des dizaines de lois memorielles
    dont le seul resultat sera d'interdire l'expression des opinions non
    conformes ?" Autre erreur. Autre piège. D'abord, il n'est pas question
    de "lois memorielles", mais de genocide ; il n'est pas question de
    legiferer sur tout et n'importe quoi, mais sur les genocides et les
    genocides seulement ; et des genocides, il n'y en a pas cent, ni
    dix - il y en a quatre, peut-etre cinq, avec le Rwanda, le Cambodge
    et le Darfour, et c'est une escroquerie intellectuelle de brandir
    l'epouvantail de cette multiplication de nouvelles lois attentatoires
    a la liberte de pensee.

    Et puis, ensuite, soyons serieux : il n'est pas question, dans cette
    affaire, d'opinions non conformes, incorrectes, etc. ; il est question
    de negationnisme, seulement de negationnisme, c'est-a-dire de ce tour
    d'esprit très particulier qui consiste non pas a avoir une certaine
    opinion quant aux raisons de la victoire d'Hitler ou des Jeunes-Turcs,
    mais qui consiste a dire que le reel n'a pas eu lieu. Pas de chantage,
    donc, a la tyrannie de la penitence ! Arretons avec le faux argument
    de la boîte de Pandore ouvrant la voie a une inquisition generalisee !

    Le fait que l'on punisse le negationnisme antiarmenien n'impliquera
    en aucune facon cette fameuse proliferation, en metastases, de lois
    politiquement correctes.

    On dit encore : "Attention a ne pas tout melanger ; il ne faut pas
    prendre le risque de banaliser la Shoah." Ma reponse, la-dessus, est
    très claire. Il est vrai que ce n'est pas pareil. Il est vrai que,
    et le nombre de ses morts, et le degre d'irrationalite atteint par
    les assassins, et le type très particulier de rapport a la technique
    qu'implique l'invention de la chambre a gaz, il est vrai, oui, que
    tout cela confère a la Shoah une irreductible singularite. Mais,
    a cette evidence, j'ajoute deux remarques.

    Primo, ce n'est peut-etre pas "pareil", mais le moins que l'on
    puisse dire est que cela se ressemble. Et le premier a le savoir,
    le premier a en prendre acte, fut un certain Adolf Hitler, dont on
    ne dira jamais assez combien le genocide antiarmenien l'a frappe,
    fait reflechir et, si j'ose dire, inspire. Ce genocide armenien,
    ce premier genocide, le fut - "premier" - a tous les sens du terme :
    un genocide exemplaire et presque seminal ; un genocide banc d'essai ;
    un laboratoire du genocide considere comme tel par les nazis.

    Et puis j'ajoute, secundo, cette autre observation. Lorsque je me suis
    plonge dans la litterature negationniste touchant les Armeniens, quelle
    ne fut pas ma surprise de decouvrir que c'est la meme litterature,
    litteralement la meme, que celle que je connaissais et qui vise la
    destruction des juifs. Meme rhetorique. Memes arguments.

    Meme facon, tantôt de minimiser (des morts, d'accord, mais pas
    tant qu'on nous le dit), tantôt de rationaliser (des massacres qui
    s'inscrivent dans une logique de guerre), tantôt de renverser les rôles
    (de meme que Celine faisait des juifs les vrais responsables de la
    guerre, de meme les negationnistes turcs expliquent que ce sont les
    Armeniens qui, par leur double jeu, leur alliance avec les Russes,
    ont fait leur propre martyre), tantôt, enfin, de relativiser (quelle
    difference entre Auschwitz et Dresde ? quelle difference entre les
    genocides et les victimes turques des "bandes armees" armeniennes ?)

    Bref. A ceux qui seraient tentes de jouer au jeu de la guerre
    des memoires, je veux repondre en plaidant pour la fraternite des
    genocides. C'est la position de Jan Patocka, le philosophe de la
    "solidarite des ebranles". C'etait la position des pionniers d'Israël,
    qui, tous, se sentaient un destin commun avec les Armeniens naufrages.

    La lutte contre le negationnisme ne se divise pas. Laisser une chance
    a l'un equivaudrait a ouvrir une brèche a l'autre...

    On dit enfin - et cela se veut l'argument definitif : "Pourquoi ne pas
    laisser la verite se defendre seule ? N'est-elle pas assez forte pour
    s'imposer et faire mentir les negationnistes ?" Eh bien non, justement
    ! Parce que ce negationnisme anti-armenien a une particularite que l'on
    ne trouve pas, pour le coup, dans le negationnisme judeocide : c'est
    un negationnisme d'Etat ; c'est un negationnisme qui s'appuie sur les
    ressources, la diplomatie, la capacite de chantage, d'un grand Etat.

    Imaginez un instant ce qu'eût ete la situation des survivants de
    la Shoah si l'Etat allemand avait ete, après la guerre, un Etat
    negationniste ! Imaginez leur surcroît de detresse s'ils avaient eu,
    face a eux, une Allemagne non repentante menacant ses partenaires de
    retorsions s'ils qualifiaient de genocide la tragedie des hommes,
    femmes et enfants tries sur la rampe d'Auschwitz ! C'est votre
    situation, amis armeniens ; et il y a la une adversite qui n'a, cette
    fois, pas d'equivalent et a laquelle je ne suis pas sûr que la verite,
    dans sa belle nudite, ait assez de force pour s'opposer.

    Un tout dernier mot. Vous vous souvenez d'Himmler creant, en juin
    1942, un commando special, le commando 1005, charge de deterrer les
    corps et de les brûler. Vous connaissez les euphemismes utilises pour
    ne pas avoir a dire "meurtre de masse" et pour effacer donc, jusque
    dans le discours, la marque de ce qui etait en train de s'operer.

    Eh bien, cette loi qui est celle de la Shoah, ce theorème que j'appelle
    le theorème de Claude Lanzmann et qui veut que le crime parfait soit un
    crime sans trace et que l'effacement de la trace soit partie integrante
    du crime lui-meme, cette evidence d'un negationnisme qui n'est pas
    la suite mais un moment du genocide et qui lui est consubstantiel,
    tout cela vaut pour tous les genocides et donc aussi, naturellement,
    pour le genocide du peuple armenien. On croit que ces gens expriment
    une opinion : ils perpetuent le crime. Ils se veulent libres-penseurs,
    apôtres du doute et du soupcon : ils parachèvent l'oeuvre de mort.

    Il faut une loi contre le negationnisme parce que le negationnisme est,
    au sens strict, le stade supreme du genocide.

    Bernard-Henri Levy est ecrivain.

    Article paru dans l'edition du Monde du 02.02.07.

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