Causeur, France
23 dec 2011
Génocide arménien
L'histoire : première victime de la loi
Publié le 23 décembre 2011 Ã 9:00 dans Politique
L'Assemblée nationale a voté, hier, la proposition de loi de Valérie
Boyer visant `Ã réprimer la contestation de l'existence des génocides
reconnus par la loi'. La présidence de l'Assemblée avait enregistré le
texte sous un intitulé un peu différent le 18 octobre dernier,
puisqu'il s'agissait alors de porter `transposition du droit
communautaire sur la lutte contre le racisme' et de réprimer `la
contestation de l'existence du génocide arménien'. Entre temps,
l'Europe et l'Arménie ont disparu de la carte. Reste un texte qui
modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et
instaure des sanctions applicables `Ã ceux qui ont contesté ou
minimisé de façon outrancière l'existence d'un ou plusieurs crimes de
génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels
par la loi française'.
Que s'est-il passé en deux mois pour que l'intitulé du texte soit à ce
point édulcoré ? Les commissions ont fait leur Å`uvre, les amendements
aussi. Le législateur ne s'abrite plus derrière l'Europe et la
décision-cadre sur le racisme adoptée le 28 novembre 2008 par le
Conseil européen : il y va solo. Comme il ne veut pas fâcher Ankara `
c'est plutôt raté `, il choisit de ne faire aucune allusion au
génocide arménien et étend la portée du texte `Ã tous les génocides',
comme les commentateurs se plaisent à le répéter depuis hier. Tous les
génocides ? Faisons le compte : la France ne reconnaît spécifiquement
aux termes de la loi que deux seuls génocides : le juif et l'arménien.
La loi Gayssot réprime, depuis 1990, les négationnistes du génocide
juif. Les autres génocides que la justice internationale considère
comme tels (Rwanda, ex-Yougoslavie) ne sont absolument pas visés ici.
Il ne reste donc plus qu'un génocide concerné, et il est arménien.
Les quatre mille personnes qui ont manifesté devant l'Assemblée
nationale à l'appel de la Fédération des Turcs de France, alors que
les députés discutaient le texte, ne s'y sont pas trompées. Et c'est
Hervé de Charette qui a certainement le mieux résumé la teneur
essentielle de l'enjeu en déclarant aux abords de l'hémicycle que
c'était un `débat indécent' et qu'il ne s'agissait ici que de
`démagogie pré-électorale'. En gros, selon l'ancien ministre des
Affaires étrangères, l'objectif était de se partager les 300 000 voix
de ce que certains appellent la `communauté arménienne'. Comme le
texte a été voté sur tous les bancs de l'Assemblée nationale, on
appréciera l'habileté de la manÅ`uvre : les Français d'origine
arménienne penchant à gauche continueront à voter à gauche et ceux de
droite à droite. �a, c'est de la grande politique !
Rien ne changera donc. Il y aura bien des conséquences. La première,
c'est que Paris vient de refroidir ses relations diplomatiques avec
Ankara. J'hésite, d'ailleurs, Ã écrire `refroidir', puisque c'est
l'inverse qui se produit exactement : ça chauffe un peu. L'ambassadeur
turc en France a fait ses valises. Les ports turcs sont interdits Ã
nos navires. Et le Premier ministre Erdogan a dit songer à une série
de représailles qu'en politicien prévoyant il ne mettra évidemment pas
en Å`uvre. Pour satisfaire son opinion publique, il n'ira peut-être
pas, cette année, faire ses courses de réveillon au Carrouf
d'Eskisehir. Puis tout reprendra son cours.
Seconde conséquence : la France est devenue, par la grâce de nos
députés, un théâtre d'affrontement idéologique sur des affaires qui ne
nous concernent pas. Si l'appareil d'Ã?tat a une responsabilité
certaine dans la réalisation du génocide juif, le génocide arménien ne
nous regarde aucunement. Enfin, ce n'est pas tout à fait exact. Nous
avons été le seul pays au monde à tendre, au moment où il le fallait,
une main secourable aux Arméniens victimes des exactions turques.
C'était en septembre 1915. Les vice-amiraux de la 3e escadre
française, Dartige du Fournet et Darrieus, ordonnèrent de bombarder
les positions turques afin de procéder à l'évacuation de plus de
quatre mille Arméniens de la région du Musa Dagh. Cela reste le tout
premier exemple, dans l'histoire moderne, d'une action militaire
humanitaire comme de l'utilisation de l'armée comme force
d'interposition.
Ce qu'un �tat digne de ce nom devrait faire, ce n'est pas reconnaître
le génocide arménien, comme le Parlement l'a fait en 2001, ni prévoir
des sanctions pour ceux qui en nient l'existence, comme nous sommes en
train de le faire, mais élever une statue à Louis Auguste Dartige du
Fournet et à Gabriel Darrieus, et inscrire, pour ce qu'ils ont fait,
leur nom dans le marbre. Seulement, nous ne voulons plus de héros ni
d'hommes d'honneur. Nous ne voulons plus leur accorder aucune place
dans notre histoire nationale. Ã eux, nous promettons l'oubli, puisque
nous avons choisi pour notre pays le parti éperdu de la commisération.
Il nous faut des victimes, en grosse quantité ; nous avons de grosses
larmes à verser. Nous n'en produisons pas assez chez nous ? Allons en
chercher ailleurs, et même dans le passé. Gare à celui qui ne veut pas
pleurer avec nous, nous qui sommes devenus un peuple de pleureurs, il
comparaîtra devant nos tribunaux !
Ã?videmment que le génocide arménien a été perpétré par la Turquie :
pendant un peu plus d'un an, ce furent massacres en nombre et
déportation pour les Arméniens d'Anatolie. Les trois quarts d'entre
eux furent exterminés par les Jeunes Turcs, au cours d'un processus
qui avait été planifié. Ce ne fut pas une tuerie par erreur ou par
distraction. Tous les historiens s'accordent sur cette question.
Certains d'entre eux, comme Bernard Lewis, professeur émérite Ã
Princeton et spécialiste de la Turquie et du monde musulman, ont pu
porter des interrogations sur tel ou tel aspect, mais jamais ils n'ont
remis en cause le million et demi de morts arméniens. Lewis a tenté de
replacer, par exemple, la question de la déportation dans la logique
ottomane de `transfert de population' ` démontrant ainsi que la
rupture opérée par les Jeunes Turcs avec l'Empire ottoman n'était que
superficielle et qu'au fond ils héritaient d'une `tradition' qu'ils
faisaient prospérer. Il a également, comme tout historien qui se
respecte, essayé de regarder dans quelle mesure on pouvait qualifier
les tueries de 1915 et de 1916 de génocidaires, interrogeant notamment
l'intentionnalité des Jeunes Turcs, qui n'étaient franchement pas très
regardants sur l'origine de ceux qu'ils assassinaient¦ Ces braves
hommes étaient des sanguinaires à peu près universels.
Est-ce un crime, pour un historien, de se demander si un génocide est
bien un génocide ? Cela n'enlève rien aux victimes. Cela ne remet en
cause ni leur douleur ni leur calvaire. C'est juste une petite
question de vérité historique.
Si l'on s'en tient aujourd'hui à la loi qui vient d'être votée Ã
l'Assemblée nationale en première lecture, Bernard Lewis, suspecté par
certains de négationnisme, ne pourrait pas être inquiété. Pourquoi ?
Le professeur Lewis est un garçon mesuré et pondéré ` un garçon de 95
ans l'est en règle générale. Or, la loi vise uniquement ceux qui ont
`contesté ou minimisé de façon outrancière' un génocide. Vous avez
bien lu ? Si vous contestez la réalité du génocide arménien d'une
manière mesurée, l'air de rien, un tantinet détaché et absent, vous
n'encourrez pas les foudres de la loi.
Tout ce débat, comme l'a dit Hervé de Charette, ne vaut rien. Enfin
si, il vaut quelque chose. Ce que le Parlement est en train de faire,
c'est de jeter le discrédit sur l'existence même du génocide arménien.
Nous avions commencé en 2001 ` nous persistons aujourd'hui en
l'accompagnant d'un arsenal répressif ` avec le vote d'une loi
stupéfiante de stupidité, comme l'est la plupart des lois à article
unique1 : `La France reconnaît publiquement le génocide arménien de
1915. La présente loi sera exécutée comme loi de l'Ã?tat.' Lorsque l'on
érige, par la loi, une vérité historique en vérité officielle, c'est
l'histoire que l'on dessert et c'est la réalité-même de l'événement
que l'on affaiblit considérablement.
Les événements n'ont pas besoin de loi pour exister. Ils sont ou ne
sont pas. Les historiens élucident, par leurs travaux et leurs
recherches, les conditions dans lesquelles ils se sont produits. Quant
aux Ã?tats, ils rendent des hommages, élèvent des monuments et
procèdent à des commémorations. Mais leur rôle n'est pas de dire
l'histoire ni de voter des lois reconnaissant tel événement
historique. Et pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ? Qu'attend-on
pour légiférer sur le génocide rwandais ? ou sur le massacre de
Srebrenica ?
Ah, mais c'est qu'il y avait urgence, comme l'a affirmé hier Patrick
Devedjian au micro de BFM-TV : il fallait mettre un terme Ã
l'offensive des négationnistes du génocide arménien dont la vague,
paraît-il, est en train de submerger le pays. J'avais bien vu la crise
économique, les difficultés de notre système scolaire et deux ou trois
autres légers petits problèmes dont la France est aujourd'hui
affectée. Mais je n'avais pas remarqué qu'Ã chaque coin de rue le pays
en était à nier en masse le génocide de 1915¦ Cela m'avait échappé.
Pardon.
Le pire, avec les lois `mémorielles', ce n'est pas leur stupidité
intrinsèque ni qu'elles desservent l'histoire, elles sont, de
surcroît, d'une inefficacité totale. Et c'est la plus grande faute
politique qu'un parlementaire puisse commettre : voter une loi qui ne
sert à rien. Circonstances aggravantes : le président de l'Assemblée
nationale, Bernard Accoyer, avait réuni en novembre 2008 une mission
d'information sur les questions mémorielles. Un travail remarquable
avait alors été accompli. Le rapport d'information pointait sévèrement
les risques contenus dans les lois mémorielles : risques
d'inconstitutionnalité, d'atteinte à la liberté d'opinion et
d'expression, d'atteinte à la liberté des enseignants et des
chercheurs, de remise en cause des fondements mêmes de la discipline
historique, de fragilisation de la société française et une source
possible d'embarras diplomatique. Et les parlementaires concluaient
sagement la mission en rappelant que `le rôle du Parlement n'est pas
d'adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des
faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s'accompagnent de
sanctions pénales'. Trois ans plus tard, ils ont tout oublié de leurs
bonnes résolutions : quelle mémoire !
L'inanité des lois `mémorielles' n'est plus à démontrer. Il n'a pas
fallu attendre la fadaise qu'est la loi Gayssot pour voir Robert
Faurisson condamné en France par un tribunal. Depuis 1972, les
magistrats disposent de la loi Pleven : elle leur laisse toute
latitude pour condamner, au nom de la haine raciale, un négationniste.
Si l'on écoute Robert Badinter, qui fut président du Conseil
constitutionnel et qui n'est pas le moindre de nos juristes, ces lois
dites `mémorielles' ne sont en réalité que des lois
`compassionnelles'. Entendez par là qu'un jour on veut se rallier Ã
soi l'électorat feuj, le jour d'après l'électorat arménien. Et demain,
ce sera quoi ? Une loi spécifique reconnaissant le génocide des
Assyriens d'Irak en 1933 ? Dieu soit loué : le lobby assyrien ne pèse
pas bésef dans le corps électoral français. On l'a échappé belle !
Sérieusement, la France n'a rien à voir avec le génocide arménien.
L'armée française a juste été, quand il le fallait et là où il le
fallait, assez exemplaire. Pourquoi alors voter une loi ? Parce que
nous nous sommes subitement découverts une conscience planétaire de la
mémoire génocidaire. Alors, le Parlement n'a pas fini de voter : les
Amérindiens, les Tibétains, les Cambodgiens, les Bosniaques de
Srebrenica, les Tutsis ne méritent-ils pas eux aussi une loi ?
Nos devoirs ne regardent pas seulement le passé. Nos obligations
s'exercent envers l'avenir. Il nous faut donc continuer à maintenir la
reconnaissance du génocide arménien comme une condition sine qua non
de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ` parce que le
rapport à la vérité historique est une question de civilisation. Mais
ce n'est pas en opposant une vérité officielle française à la vérité
officielle turque que nous ferons avancer les choses. Notre rôle est,
au contraire, d'aider les Turcs à rompre avec la logique de la vérité
d'Ã?tat : l'homme turc n'est pas assez entré dans une fac d'histoire.
Nous, nous sommes en train d'en sortir.
Au lieu d'aller pêcher les voix de l'électorat d'origine arménienne
comme l'Assemblée vient de le faire, nous aurions été beaucoup plus
avisés de soutenir les écrivains et les intellectuels turcs qui, comme
Orhan Pamuk, invalident la vérité officielle et osent parler, dans
leur propre pays, du génocide arménien. Soutenons-les, car aucune
vérité officielle ne vaut finalement rien, qu'elle soit votée à Paris
ou à Ankara.
1.Une loi stupide, mais également inconstitutionnelle, comme le doyen
Vedel l'a écrit peu de temps avant sa mort. Elle contrevient notamment
à l'article 34 de la Constitution, qui détermine les domaines que la
loi règlemente. ?©
http://www.causeur.fr/genocide-armenien,14261
23 dec 2011
Génocide arménien
L'histoire : première victime de la loi
Publié le 23 décembre 2011 Ã 9:00 dans Politique
L'Assemblée nationale a voté, hier, la proposition de loi de Valérie
Boyer visant `Ã réprimer la contestation de l'existence des génocides
reconnus par la loi'. La présidence de l'Assemblée avait enregistré le
texte sous un intitulé un peu différent le 18 octobre dernier,
puisqu'il s'agissait alors de porter `transposition du droit
communautaire sur la lutte contre le racisme' et de réprimer `la
contestation de l'existence du génocide arménien'. Entre temps,
l'Europe et l'Arménie ont disparu de la carte. Reste un texte qui
modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et
instaure des sanctions applicables `Ã ceux qui ont contesté ou
minimisé de façon outrancière l'existence d'un ou plusieurs crimes de
génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels
par la loi française'.
Que s'est-il passé en deux mois pour que l'intitulé du texte soit à ce
point édulcoré ? Les commissions ont fait leur Å`uvre, les amendements
aussi. Le législateur ne s'abrite plus derrière l'Europe et la
décision-cadre sur le racisme adoptée le 28 novembre 2008 par le
Conseil européen : il y va solo. Comme il ne veut pas fâcher Ankara `
c'est plutôt raté `, il choisit de ne faire aucune allusion au
génocide arménien et étend la portée du texte `Ã tous les génocides',
comme les commentateurs se plaisent à le répéter depuis hier. Tous les
génocides ? Faisons le compte : la France ne reconnaît spécifiquement
aux termes de la loi que deux seuls génocides : le juif et l'arménien.
La loi Gayssot réprime, depuis 1990, les négationnistes du génocide
juif. Les autres génocides que la justice internationale considère
comme tels (Rwanda, ex-Yougoslavie) ne sont absolument pas visés ici.
Il ne reste donc plus qu'un génocide concerné, et il est arménien.
Les quatre mille personnes qui ont manifesté devant l'Assemblée
nationale à l'appel de la Fédération des Turcs de France, alors que
les députés discutaient le texte, ne s'y sont pas trompées. Et c'est
Hervé de Charette qui a certainement le mieux résumé la teneur
essentielle de l'enjeu en déclarant aux abords de l'hémicycle que
c'était un `débat indécent' et qu'il ne s'agissait ici que de
`démagogie pré-électorale'. En gros, selon l'ancien ministre des
Affaires étrangères, l'objectif était de se partager les 300 000 voix
de ce que certains appellent la `communauté arménienne'. Comme le
texte a été voté sur tous les bancs de l'Assemblée nationale, on
appréciera l'habileté de la manÅ`uvre : les Français d'origine
arménienne penchant à gauche continueront à voter à gauche et ceux de
droite à droite. �a, c'est de la grande politique !
Rien ne changera donc. Il y aura bien des conséquences. La première,
c'est que Paris vient de refroidir ses relations diplomatiques avec
Ankara. J'hésite, d'ailleurs, Ã écrire `refroidir', puisque c'est
l'inverse qui se produit exactement : ça chauffe un peu. L'ambassadeur
turc en France a fait ses valises. Les ports turcs sont interdits Ã
nos navires. Et le Premier ministre Erdogan a dit songer à une série
de représailles qu'en politicien prévoyant il ne mettra évidemment pas
en Å`uvre. Pour satisfaire son opinion publique, il n'ira peut-être
pas, cette année, faire ses courses de réveillon au Carrouf
d'Eskisehir. Puis tout reprendra son cours.
Seconde conséquence : la France est devenue, par la grâce de nos
députés, un théâtre d'affrontement idéologique sur des affaires qui ne
nous concernent pas. Si l'appareil d'Ã?tat a une responsabilité
certaine dans la réalisation du génocide juif, le génocide arménien ne
nous regarde aucunement. Enfin, ce n'est pas tout à fait exact. Nous
avons été le seul pays au monde à tendre, au moment où il le fallait,
une main secourable aux Arméniens victimes des exactions turques.
C'était en septembre 1915. Les vice-amiraux de la 3e escadre
française, Dartige du Fournet et Darrieus, ordonnèrent de bombarder
les positions turques afin de procéder à l'évacuation de plus de
quatre mille Arméniens de la région du Musa Dagh. Cela reste le tout
premier exemple, dans l'histoire moderne, d'une action militaire
humanitaire comme de l'utilisation de l'armée comme force
d'interposition.
Ce qu'un �tat digne de ce nom devrait faire, ce n'est pas reconnaître
le génocide arménien, comme le Parlement l'a fait en 2001, ni prévoir
des sanctions pour ceux qui en nient l'existence, comme nous sommes en
train de le faire, mais élever une statue à Louis Auguste Dartige du
Fournet et à Gabriel Darrieus, et inscrire, pour ce qu'ils ont fait,
leur nom dans le marbre. Seulement, nous ne voulons plus de héros ni
d'hommes d'honneur. Nous ne voulons plus leur accorder aucune place
dans notre histoire nationale. Ã eux, nous promettons l'oubli, puisque
nous avons choisi pour notre pays le parti éperdu de la commisération.
Il nous faut des victimes, en grosse quantité ; nous avons de grosses
larmes à verser. Nous n'en produisons pas assez chez nous ? Allons en
chercher ailleurs, et même dans le passé. Gare à celui qui ne veut pas
pleurer avec nous, nous qui sommes devenus un peuple de pleureurs, il
comparaîtra devant nos tribunaux !
Ã?videmment que le génocide arménien a été perpétré par la Turquie :
pendant un peu plus d'un an, ce furent massacres en nombre et
déportation pour les Arméniens d'Anatolie. Les trois quarts d'entre
eux furent exterminés par les Jeunes Turcs, au cours d'un processus
qui avait été planifié. Ce ne fut pas une tuerie par erreur ou par
distraction. Tous les historiens s'accordent sur cette question.
Certains d'entre eux, comme Bernard Lewis, professeur émérite Ã
Princeton et spécialiste de la Turquie et du monde musulman, ont pu
porter des interrogations sur tel ou tel aspect, mais jamais ils n'ont
remis en cause le million et demi de morts arméniens. Lewis a tenté de
replacer, par exemple, la question de la déportation dans la logique
ottomane de `transfert de population' ` démontrant ainsi que la
rupture opérée par les Jeunes Turcs avec l'Empire ottoman n'était que
superficielle et qu'au fond ils héritaient d'une `tradition' qu'ils
faisaient prospérer. Il a également, comme tout historien qui se
respecte, essayé de regarder dans quelle mesure on pouvait qualifier
les tueries de 1915 et de 1916 de génocidaires, interrogeant notamment
l'intentionnalité des Jeunes Turcs, qui n'étaient franchement pas très
regardants sur l'origine de ceux qu'ils assassinaient¦ Ces braves
hommes étaient des sanguinaires à peu près universels.
Est-ce un crime, pour un historien, de se demander si un génocide est
bien un génocide ? Cela n'enlève rien aux victimes. Cela ne remet en
cause ni leur douleur ni leur calvaire. C'est juste une petite
question de vérité historique.
Si l'on s'en tient aujourd'hui à la loi qui vient d'être votée Ã
l'Assemblée nationale en première lecture, Bernard Lewis, suspecté par
certains de négationnisme, ne pourrait pas être inquiété. Pourquoi ?
Le professeur Lewis est un garçon mesuré et pondéré ` un garçon de 95
ans l'est en règle générale. Or, la loi vise uniquement ceux qui ont
`contesté ou minimisé de façon outrancière' un génocide. Vous avez
bien lu ? Si vous contestez la réalité du génocide arménien d'une
manière mesurée, l'air de rien, un tantinet détaché et absent, vous
n'encourrez pas les foudres de la loi.
Tout ce débat, comme l'a dit Hervé de Charette, ne vaut rien. Enfin
si, il vaut quelque chose. Ce que le Parlement est en train de faire,
c'est de jeter le discrédit sur l'existence même du génocide arménien.
Nous avions commencé en 2001 ` nous persistons aujourd'hui en
l'accompagnant d'un arsenal répressif ` avec le vote d'une loi
stupéfiante de stupidité, comme l'est la plupart des lois à article
unique1 : `La France reconnaît publiquement le génocide arménien de
1915. La présente loi sera exécutée comme loi de l'Ã?tat.' Lorsque l'on
érige, par la loi, une vérité historique en vérité officielle, c'est
l'histoire que l'on dessert et c'est la réalité-même de l'événement
que l'on affaiblit considérablement.
Les événements n'ont pas besoin de loi pour exister. Ils sont ou ne
sont pas. Les historiens élucident, par leurs travaux et leurs
recherches, les conditions dans lesquelles ils se sont produits. Quant
aux Ã?tats, ils rendent des hommages, élèvent des monuments et
procèdent à des commémorations. Mais leur rôle n'est pas de dire
l'histoire ni de voter des lois reconnaissant tel événement
historique. Et pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ? Qu'attend-on
pour légiférer sur le génocide rwandais ? ou sur le massacre de
Srebrenica ?
Ah, mais c'est qu'il y avait urgence, comme l'a affirmé hier Patrick
Devedjian au micro de BFM-TV : il fallait mettre un terme Ã
l'offensive des négationnistes du génocide arménien dont la vague,
paraît-il, est en train de submerger le pays. J'avais bien vu la crise
économique, les difficultés de notre système scolaire et deux ou trois
autres légers petits problèmes dont la France est aujourd'hui
affectée. Mais je n'avais pas remarqué qu'Ã chaque coin de rue le pays
en était à nier en masse le génocide de 1915¦ Cela m'avait échappé.
Pardon.
Le pire, avec les lois `mémorielles', ce n'est pas leur stupidité
intrinsèque ni qu'elles desservent l'histoire, elles sont, de
surcroît, d'une inefficacité totale. Et c'est la plus grande faute
politique qu'un parlementaire puisse commettre : voter une loi qui ne
sert à rien. Circonstances aggravantes : le président de l'Assemblée
nationale, Bernard Accoyer, avait réuni en novembre 2008 une mission
d'information sur les questions mémorielles. Un travail remarquable
avait alors été accompli. Le rapport d'information pointait sévèrement
les risques contenus dans les lois mémorielles : risques
d'inconstitutionnalité, d'atteinte à la liberté d'opinion et
d'expression, d'atteinte à la liberté des enseignants et des
chercheurs, de remise en cause des fondements mêmes de la discipline
historique, de fragilisation de la société française et une source
possible d'embarras diplomatique. Et les parlementaires concluaient
sagement la mission en rappelant que `le rôle du Parlement n'est pas
d'adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des
faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s'accompagnent de
sanctions pénales'. Trois ans plus tard, ils ont tout oublié de leurs
bonnes résolutions : quelle mémoire !
L'inanité des lois `mémorielles' n'est plus à démontrer. Il n'a pas
fallu attendre la fadaise qu'est la loi Gayssot pour voir Robert
Faurisson condamné en France par un tribunal. Depuis 1972, les
magistrats disposent de la loi Pleven : elle leur laisse toute
latitude pour condamner, au nom de la haine raciale, un négationniste.
Si l'on écoute Robert Badinter, qui fut président du Conseil
constitutionnel et qui n'est pas le moindre de nos juristes, ces lois
dites `mémorielles' ne sont en réalité que des lois
`compassionnelles'. Entendez par là qu'un jour on veut se rallier Ã
soi l'électorat feuj, le jour d'après l'électorat arménien. Et demain,
ce sera quoi ? Une loi spécifique reconnaissant le génocide des
Assyriens d'Irak en 1933 ? Dieu soit loué : le lobby assyrien ne pèse
pas bésef dans le corps électoral français. On l'a échappé belle !
Sérieusement, la France n'a rien à voir avec le génocide arménien.
L'armée française a juste été, quand il le fallait et là où il le
fallait, assez exemplaire. Pourquoi alors voter une loi ? Parce que
nous nous sommes subitement découverts une conscience planétaire de la
mémoire génocidaire. Alors, le Parlement n'a pas fini de voter : les
Amérindiens, les Tibétains, les Cambodgiens, les Bosniaques de
Srebrenica, les Tutsis ne méritent-ils pas eux aussi une loi ?
Nos devoirs ne regardent pas seulement le passé. Nos obligations
s'exercent envers l'avenir. Il nous faut donc continuer à maintenir la
reconnaissance du génocide arménien comme une condition sine qua non
de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ` parce que le
rapport à la vérité historique est une question de civilisation. Mais
ce n'est pas en opposant une vérité officielle française à la vérité
officielle turque que nous ferons avancer les choses. Notre rôle est,
au contraire, d'aider les Turcs à rompre avec la logique de la vérité
d'Ã?tat : l'homme turc n'est pas assez entré dans une fac d'histoire.
Nous, nous sommes en train d'en sortir.
Au lieu d'aller pêcher les voix de l'électorat d'origine arménienne
comme l'Assemblée vient de le faire, nous aurions été beaucoup plus
avisés de soutenir les écrivains et les intellectuels turcs qui, comme
Orhan Pamuk, invalident la vérité officielle et osent parler, dans
leur propre pays, du génocide arménien. Soutenons-les, car aucune
vérité officielle ne vaut finalement rien, qu'elle soit votée à Paris
ou à Ankara.
1.Une loi stupide, mais également inconstitutionnelle, comme le doyen
Vedel l'a écrit peu de temps avant sa mort. Elle contrevient notamment
à l'article 34 de la Constitution, qui détermine les domaines que la
loi règlemente. ?©
http://www.causeur.fr/genocide-armenien,14261