Libération, France
?2 févr. 2011?
Tigran, le pianiste mangeur d'âmes
Le premier réflexe, quand la sortie d'un musicien est
pistonnée-marketing par le producteur du disque (ici le prestigieux
label VERVE), revient à mesurer l'envergure du personnage. Des
pianistes «d'exception», les promos en poussent quasiment chaque mois.
LÃ, pourtant, il faut bien lever le chapeau et gratter sur la tète :
le garçon est un calibre.
La musique construit sa maison chez Tigran Hamasyan, un Arménien de 23
ans qui a quitté son pays à 16
ans pour s'installer aux USA. Il n'est plus question que de lui dans
le milieu du jazz.
J'ai ressenti la mème émotion que lorsque j'ai écouté Yaron Herman
pour la première fois. L'impression de me trouver invité à participer
à une quète de beauté.
Essayons d'identifier les ingrédients du jeu de la pointure. Un
grand-père amateur de classique. Un oncle qui joue du rock à la
guitare. Un autre fana de jazz fusion et de Herbie Hancock. Un père
qui écoute Les Beatles et Led Zeppelin. Tigran est autodidacte. Il
confirme: «j'ai commencé Ã trois ans. A l'oreille». Vers sept ans, il
verse dans le jazz. A quinze ans, il tombe dans le chaudron du rock.
Fil rouge permanent: la culture locale. «Mon sens de la mélodie vient
du folklore de mon enfance. Je me sens arménien à 100%». Un fond
latent dans l'écriture, Ã base de formules simples, que le virtuose
développe dans les improvisations, tantôt lumineuses, tantôt plus
complexes, mais toujours appuyées sur les harmonies de la mélodie. Que
racontent les morceaux? «Des histoires. Des fables, d'où le titre de
l'album, A Fable. L'imaginaire arménien en regorge. Deux fabulistes en
ont légué des centaines au treizième siècle. Il s'agit de récits
simples, riches d'enseignements sur la vie et les valeurs humaines».
Un peu les La Fontaine arméniens. Ouaaah, l'évocation donne envie!
J'aimerais qu'il m'en raconte une. Pris de court par la demande, il se
concentre: «Un bébé lion est né. Le Roi des Animaux convoque ses
sujets pour célébrer le prince. Le renard, animal effronté, le prend Ã
partie. Tu es notre Roi, pourtant tout ce que tu as trouvé Ã faire,
c'est un prince. Et encore, il t'a fallu cinq ans! Oui, réplique le
lion. Il a fallu cinq ans, parce que c'est un bébé lion. Un bébé
renard, on peut en faire un tous les ans». Tigran guette la réaction.
La fable me plaît. Satisfait de l'effet, il poursuit: «nous avons
aussi des ètres imaginaires. Le but revient à éduquer. Dans les
périodes d'oppression, les fables deviennent des chroniques de la vie
quotidienne.» Je le sens émoustillé. L'atmosphère de saynètes courtes,
variées et percutantes transparaît dans le disque.
Autre donnée forte chez l'artiste: le travail. «Quand je suis tombé
amoureux du Be-Bop, j'interprétais du Bud Powell et du Charlie Parker
non-stop: jusqu'Ã douze heures par jour. Je suis entré dans l'univers
de Thelonius Monk. Le Bop, c'est une science exacte. Une passion
prenante! Effrayant: je n'éprouvais aucune autre envie». Il identifie
le jazz à la culture américaine. Néanmoins précise aussitôt, autant
pour conjurer le cliché que pour assurer les arrières: «la faculté
d'improviser provient autant de la culture arménienne que du
vocabulaire américain du jazz». La bonne étoile de Monk ne lui a pas
tenu rigueur de ses préférences ethniques: Ã dix-neuf ans, le
Thelonius Institute of Jazz, sous la présidence de Herbie Hancock,
décerne le Grand Prix au technicien à la musicalité enivrante. Un
tremplin haut-perché. Tigran habite maintenant New-York. Si la Grande
Pomme ne le croque pas, une grande carrière attend le phénomène.
Bruno Pfeiffer
CD Tigran Hamasyan : A Fable (VERVE/ Universal Jazz)
CONCERT - Le 25/03 au Théâtre du Châtelet (Paris)
http://jazz.blogs.liberation.fr/pfeiffer/2011/02/tigran-le-pianiste-mangeur-d%C3%A2mes.html
From: A. Papazian
?2 févr. 2011?
Tigran, le pianiste mangeur d'âmes
Le premier réflexe, quand la sortie d'un musicien est
pistonnée-marketing par le producteur du disque (ici le prestigieux
label VERVE), revient à mesurer l'envergure du personnage. Des
pianistes «d'exception», les promos en poussent quasiment chaque mois.
LÃ, pourtant, il faut bien lever le chapeau et gratter sur la tète :
le garçon est un calibre.
La musique construit sa maison chez Tigran Hamasyan, un Arménien de 23
ans qui a quitté son pays à 16
ans pour s'installer aux USA. Il n'est plus question que de lui dans
le milieu du jazz.
J'ai ressenti la mème émotion que lorsque j'ai écouté Yaron Herman
pour la première fois. L'impression de me trouver invité à participer
à une quète de beauté.
Essayons d'identifier les ingrédients du jeu de la pointure. Un
grand-père amateur de classique. Un oncle qui joue du rock à la
guitare. Un autre fana de jazz fusion et de Herbie Hancock. Un père
qui écoute Les Beatles et Led Zeppelin. Tigran est autodidacte. Il
confirme: «j'ai commencé Ã trois ans. A l'oreille». Vers sept ans, il
verse dans le jazz. A quinze ans, il tombe dans le chaudron du rock.
Fil rouge permanent: la culture locale. «Mon sens de la mélodie vient
du folklore de mon enfance. Je me sens arménien à 100%». Un fond
latent dans l'écriture, Ã base de formules simples, que le virtuose
développe dans les improvisations, tantôt lumineuses, tantôt plus
complexes, mais toujours appuyées sur les harmonies de la mélodie. Que
racontent les morceaux? «Des histoires. Des fables, d'où le titre de
l'album, A Fable. L'imaginaire arménien en regorge. Deux fabulistes en
ont légué des centaines au treizième siècle. Il s'agit de récits
simples, riches d'enseignements sur la vie et les valeurs humaines».
Un peu les La Fontaine arméniens. Ouaaah, l'évocation donne envie!
J'aimerais qu'il m'en raconte une. Pris de court par la demande, il se
concentre: «Un bébé lion est né. Le Roi des Animaux convoque ses
sujets pour célébrer le prince. Le renard, animal effronté, le prend Ã
partie. Tu es notre Roi, pourtant tout ce que tu as trouvé Ã faire,
c'est un prince. Et encore, il t'a fallu cinq ans! Oui, réplique le
lion. Il a fallu cinq ans, parce que c'est un bébé lion. Un bébé
renard, on peut en faire un tous les ans». Tigran guette la réaction.
La fable me plaît. Satisfait de l'effet, il poursuit: «nous avons
aussi des ètres imaginaires. Le but revient à éduquer. Dans les
périodes d'oppression, les fables deviennent des chroniques de la vie
quotidienne.» Je le sens émoustillé. L'atmosphère de saynètes courtes,
variées et percutantes transparaît dans le disque.
Autre donnée forte chez l'artiste: le travail. «Quand je suis tombé
amoureux du Be-Bop, j'interprétais du Bud Powell et du Charlie Parker
non-stop: jusqu'Ã douze heures par jour. Je suis entré dans l'univers
de Thelonius Monk. Le Bop, c'est une science exacte. Une passion
prenante! Effrayant: je n'éprouvais aucune autre envie». Il identifie
le jazz à la culture américaine. Néanmoins précise aussitôt, autant
pour conjurer le cliché que pour assurer les arrières: «la faculté
d'improviser provient autant de la culture arménienne que du
vocabulaire américain du jazz». La bonne étoile de Monk ne lui a pas
tenu rigueur de ses préférences ethniques: Ã dix-neuf ans, le
Thelonius Institute of Jazz, sous la présidence de Herbie Hancock,
décerne le Grand Prix au technicien à la musicalité enivrante. Un
tremplin haut-perché. Tigran habite maintenant New-York. Si la Grande
Pomme ne le croque pas, une grande carrière attend le phénomène.
Bruno Pfeiffer
CD Tigran Hamasyan : A Fable (VERVE/ Universal Jazz)
CONCERT - Le 25/03 au Théâtre du Châtelet (Paris)
http://jazz.blogs.liberation.fr/pfeiffer/2011/02/tigran-le-pianiste-mangeur-d%C3%A2mes.html
From: A. Papazian