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Tete De Turc D'Istanbul

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    TETE DE TURC D'ISTANBUL

    Liberation
    Vendredi 3 Juin 2011
    France

    Mehmet Aksoy. Ce sculpteur turc a vu le pouvoir islamo-conservateur
    detruire son oeuvre celebrant la reconciliation avec l'Armenie.

    Les mains sont noueuses, musclees par le travail au burin et labourees
    par les eclats de pierre. D'immenses paluches velues qui engloutissent
    le telephone portable. Il sonne sans arret. Des appels de solidarite,
    des amis qui l'encouragent ou le felicitent. "Je suis devenu bien
    malgre moi un symbole politique", s'esclaffe Mehmet Aksoy, le grand
    sculpteur turc.

    Des blocs de marbre gris empiles, un treuil, deux assistants qui
    s'affairent. Il est chez lui, a Polonezkoy - litteralement "le village
    des Polonais" - lointaine peripherie d'Istanbul, sur la rive asiatique
    non loin de la mer Noire. Une magnifique foret encore preservee
    où le sultan donna au XVIIIe siècle des terres en recompense a des
    soldats polonais qui avaient combattu les Russes aux côtes des forces
    ottomanes. D'elegantes villas de bois et une eglise catholique. La
    sienne est en peripherie du hameau. Une maison-atelier dont il dessina
    lui-meme les plans. Une grande voûte d'un seul tenant en forme de
    scarabee, insecte sacre chez les Egyptiens, qui l'a toujours fascine.

    "Ils font des boulettes d'excrements pour nourrir leurs bebes. A partir
    de dejections, ils creent une nouvelle vie", explique l'artiste,
    peu connu en France mais celèbre outre-Rhin pour son monument aux
    deserteurs allemands de la Seconde Guerre mondiale installe a Postdam
    près de la capitale allemande. Ses sculptures jouent sur la matière
    brute, silhouettes en creux dans leur gangue de pierre comme autant
    de traces de cris figes. "Je veux reveiller les forces qui dorment
    dans chaque pierre", aime a repeter Mehmet Aksoy.

    Depuis un mois, il se retrouve en pleine tourmente. Les medias
    democratiques ont pris fait et cause en sa faveur. Les defenseurs des
    droits des minorites aussi. Les diplomates europeens s'emeuvent. La
    polemique est nee de la destruction ordonnee par le Premier ministre
    islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, du Monument de l'humanite,
    sculpture de plus de trente mètres de haut celebrant la reconciliation
    turco-armenienne, installee près de Kars, non loin de la frontière
    toujours fermee entre les deux pays.

    Malgre la decision d'un tribunal local de surseoir a la demolition,
    les grues ont commence leur oeuvre. Elles auraient dû le faire
    le 24 avril, le jour où chaque annee les Armeniens commemorent le
    genocide de 1915, mais une petite manifestation les a bloquees. Puis
    ce fut un vent trop violent. Le monument a finalement ete demonte
    le surlendemain et les blocs deposes dans un hangar. "Un crime de
    la betise et de l'obscurantisme pour gagner quelques voix", soupire
    le sculpteur. A l'occasion des elections legislatives du 12 juin,
    le parti au pouvoir tente de recuperer les electeurs de l'extreme
    droite nationaliste. Le Monument a l'humanite, vitupere comme "une
    monstruosite" par le Premier ministre, etait une cible parfaite.

    Sculpteur au verbe haut qui n'a jamais cache ses engagements dans
    la gauche laïque, Mehmet Aksoy a toujours rejete les oeuvres de
    propagande, telle la statuaire officielle avec ses bustes ou monuments
    a la gloire d'Ataturk, le fondateur de la Republique. "J'en ai fait un
    seul dans toute ma carrière, le montrant comme un homme qui s'interroge
    et cela n'a pas beaucoup plu", ironise l'artiste qui revendique sa
    passion pour Brancusi et Rodin.

    C'est un sculpteur a l'ancienne qui travaille a la main sauf pour
    le degrossissage, et qui peut parler une heure du grain d'un granit
    ou des nuances d'un marbre où jouera la lumière. "La lumière est le
    sang de la sculpture", explique-t-il. Dans son jardin s'alignent une
    vingtaine de statues qu'il aime au point de n'avoir jamais voulu s'en
    separer. Corps d'amants fondus dans le drape de la pierre. Sculptures
    mystiques, telle cette etonnante Marie en creux portant en elle un
    vide en forme de croix. Une colombe foudroyee en memoire de Hrant
    Dink, ecrivain et journaliste armenien de Turquie abattu en janvier
    2007 par un jeune ultranationaliste. Il aurait voulu enchâsser la
    sculpture dans le trottoir sur le lieu de l'assassinat, mais il n'a
    jamais obtenu l'autorisation. Des mains qui se dressent vers le ciel,
    des bottes qui ecrasent des corps, des visages ravages par la douleur,
    et autres oeuvres plus militantes temoignant des reves fracasses de
    toute une generation.

    Les arbres fruitiers du jardin, Mehmet les a tous plantes lui-meme. Il
    en est fier. Il a grandi au village, non loin de la frontière
    syrienne. Son père, greffier au tribunal du chef-lieu, voulait
    qu'il soit juge. Sa vie bascula après un dessin qu'il fit en classe
    a l'âge de 7 ans. "Un oiseau, avec les ombres et les details qui
    impressionnèrent l'institutrice. Il fut expose dans toutes les ecoles
    du departement et elle convainquit mon père de me laisser etudier les
    beaux-arts." Au debut, il reve d'etre peintre, avant de decouvrir la
    sculpture a l'academie des beaux-arts d'Istanbul. Il part ensuite a
    Londres puis a la prestigieuse Hochschule der Kunst de Berlin. Parmi
    ses amis, beaucoup choisissent de rester en Occident. Il prefère
    revenir en Turquie, au debut des annees 70. "Je me disais, avec la
    megalomanie de la jeunesse, que, tant qu'a etre mondialement celèbre,
    autant l'etre depuis mon pays", raconte-t-il dans un eclat de rire.

    Les allers-retours vont s'accelerer. Le coup d'Etat militaire de
    septembre 1980 le contraint a l'exil. Il repart avec une unique valise
    pour la capitale allemande où l'attend une amoureuse, Thora. Marie
    trois fois, il a deux fils, l'un est photographe, l'autre etudie
    les beaux-arts."J'aimais Berlin mais la xenophobie montante, les
    vannes sur les Turcs m'enervaient", soupire Mehmet Aksoy. Amnistie,
    il decide de rentrer au pays au volant d'un vieux camion. Quelques
    mois plus tard, il tombe par hasard sur ce terrain de Polonezkoy et
    l'achète. Il attendra encore dix ans pour avoir assez d'argent pour
    y construire sa maison.

    Le telephone continue de sonner sans cesse. La solidarite est bien
    reelle, mais il y a aussi tous ceux qu'il croyait ses amis et qui se
    sont tus. "Par peur de mettre en peril des privilèges acquis ou par
    peur tout court", grince le sculpteur.

    Lors d'une reunion de soutien organisee a Istanbul, le peintre Bedri
    Baykam, sexagenaire libertin et provocateur haï des religieux comme
    des nationalistes a ete poignarde, echappant de justesse a la mort. Le
    geste d'un desequilibre, selon les autorites. Nul ne croit vraiment
    a cette trop commode version officielle. Mehmet Aksoy est inquiet :
    "Nous nous sommes finalement liberes du regime de tutelle militaire,
    mais on sent monter un nouvel autoritarisme, un ordre moral hostile
    a tout ce qui n'est pas l'ideologie conservatrice et bigote du parti
    au pouvoir."

    La poussière de marbre vole. Le sculpteur a replonge dans son travail.

    Il achève un monument commemorant le centenaire de la creation de
    l'aviation militaire turque. Cette fois, il aura moins de problème.

    En 6 dates

    1939

    Naissance près d'Antioche.

    1967

    Academie des Beaux-arts d'Istanbul.

    1977

    Diplôme a Berlin.

    1980

    Exil politique a Berlin.

    1989

    Retour a Istanbul.

    Avril 2011

    Destruction du Monument de l'humanite.

    Photo Ali Taptik




    From: A. Papazian
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