GENOCIDE ARMENIEN : CONFISCATION ET COLONISATION
Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
Publie le : 23-06-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information traduite par Georges Festa et publiee
sur le site 'Armenian Trends - Mes Armenies' le 18 juin 2011.
Photo: (c) Continuum, 2011 (a paraître en août)
Confiscation et colonisation La prise des biens armeniens par les
Jeunes-Turcs
par Uður Umit Ungor
The Armenian Weekly, avril 2011
> (1) Promulgation du gouvernement affichee dans
les lieux publics a Kayseri, 15 juin 1915.
Introduction
Cet article est base sur une monographie a paraître concernant
l'expropriation des Armeniens ottomans lors du genocide de 1915 (2).
Il reprendra certains des principaux arguments de ce livre, qui
detaille l'emergence du nationalisme economique turc, livre un apercu
des ramifications economiques du processus genocidaire, et decrit
comment le pillage fut organise sur le terrain. L'ouvrage analyse le
caractère correle de la confiscation des biens, lancee par le regime
Jeune-Turc et ses elites locales qui collaborèrent, et propose de
nouveaux developpements concernant les fonctions et les beneficiaires
de ce vol avalise par l'Etat. s'appuyant sur des dossiers secrets et
des documents inedits en huit langues, ce livre presente de nouvelles
preuves pour demontrer de quelle manière les Armeniens furent victimes
d'un pillage et d'une destruction systematiques et comment des Turcs
ordinaires se virent attribuer tout un ensemble de biens a leur profit.
Cette politique en deux volets est saisie via les deux concepts de
confiscation et de colonisation. L'ouvrage recourt au concept de
confiscation pour comprendre l'engagement d'un vaste appareil d'Etat
et illustrer la facade legale durant la spoliation des Armeniens. En
outre, il deploiera le concept de colonisation afin de marquer
la redistribution de leurs biens sous la forme d'une colonisation
interieure. A eux deux, ces concepts resument bien le double processus
consistant a saisir les biens des Armeniens et a les redistribuer
aux Turcs. (3)
Le livre se place dans le champ des etudes sur le genocide et
commence par poser des questions qui ont ete renseignees de manière
satisfaisante pour d'autres genocides tels que la Shoah et le genocide
rwandais : la confiscation des biens du groupe victime etait-elle
motivee en tant que simple instrument visant un benefice materiel
? Le regime Jeune-Turc distribua-t-il les biens des Armeniens aux
elites locales en echange de leur soutien au genocide ? Autrement dit,
acheta-t-il simplement leur loyaute en faisant appel a leur sens de
leur propre interet economique ? Ou bien ces memes elites locales
soutinrent-elles les destructions et les expropriations en dehors de
toute conviction ideologique ? En fin de compte, quel etait le but du
processus de spoliation ? En d'autres termes, quelle fut l'etendue du
cercle des profiteurs ? L'elite Jeune-Turc, de la capitale de l'empire
aux cites de province, en profita-t-elle seule ou bien des classes
plus larges au sein de la societe turque en beneficièrent-elles aussi ?
L'ouvrage comprend sept chapitres qui peuvent etre repartis en trois
sections. Les chapitres 2 et 3 constituent la première section
et abordent des questions importantes comme l'ideologie et le
droit. Le chapitre 2, intitule > (15)
Ces prescriptions etaient completees par des règlements prohibitifs.
Les Armeniens qui s'attendaient a ce que les deportations fussent une
mesure temporaire, escomptaient louer leurs maisons, leurs ecuries,
leurs granges ou leurs magasins a des voisins ou des connaissances.
Mais le ministère interdit ces pratiques (16). Les Armeniens
qui tentèrent de vendre leurs biens a des etrangers et a d'autres
chretiens (comme les Grecs ou les Arabes chretiens), furent aussi
neutralises. Le ministère telegraphia une circulaire interdisant > [suret-i katiyyede] la vente de toute terre ou autre
bien a des etrangers (17). En outre, le gouvernement empecha les
Armeniens, au moyen de toute une panoplie de strategies, d'eviter la
saisie de leurs biens. Entre autres, le fait de transferer leur bien
a des Armeniens non ottomans, de l'envoyer a l'etranger a des membres
de la famille, de remettre des objets de valeur aux missionnaires
et aux consuls americains, d'envoyer par courrier leurs biens vers
leurs nouvelles residences a leurs destinations finales. C'est ce
genre d'interdictions qui met en lumière la logique presidant aux
expropriations. Elles laissent deliberement entendre qu'il n'etait
nullement question de compenser veritablement les Armeniens au titre de
leur spoliation, ni de leur proposer quelque perspective de retour dans
leurs foyers. Hilmar Kaiser conclut a juste titre que ces restrictions
constituent et
attribua en consequence les biens a la classe moyenne turque arriviste.
La confiscation des biens des Armeniens fut suivie et completee par
la colonisation, de la part des musulmans ottomans, des espaces vides
qu'ils laissèrent derrière eux. Tandis que les Armeniens pietinaient
le long des routes de deportation en direction du sud, leurs biens
etaient redistribues par le ministère de l'Interieur. Du point de vue
analytique, l'on peut distinguer deux dimensions dans ce processus :
les biens qui se retrouvèrent entre les mains de particuliers et ceux
qui restèrent dans le domaine de l'Etat.
En 1916, le CUP etendit sa campagne de > en cours dans
quasiment tous les secteurs de la societe ottomane. Commencant par
la geographie, le CUP se mit a turciser la toponymie. Le 5 janvier
1916, Enver Pacha ordonna la turcisation de tous les noms de lieux
armeniens, grecs et bulgares, y compris les villages, localites,
provinces, districts, villages, montagnes et rivières. Il s'agissait
d'eradiquer l'empreinte geographique des cultures non turques. Bien que
le decret fut suspendu pour des motifs de mise en oeuvre militaire,
cette pratique fut reprise après la guerre et se poursuivit jusque
dans les annees 1980, modifiant par dizaines de milliers des noms de
lieux armeniens (22). Les 2 900 lieux d'habitation armeniens furent
desormais non seulement vides de leur population, mais aussi depouilles
de leurs noms. Comme si les Armeniens n'y avaient jamais vecu.
Au lendemain du decret d'Enver, le 6 janvier 1916, Talaat ordonna un
decret a l'echelle de l'empire concernant les biens confisques lors
du genocide. L'ordre stipule ce qui suit :
> (23)
Cet ordre constitue peut-etre le document le plus revelateur, attestant
des intentions et de la politique du CUP. Il resume l'ideologie de > et d' > via une formulation
unique, explicite et irrecusable.
Cet ordre fut suivi par plusieurs autres prescriptions, ordonnant la
redistribution des terres des Armeniens a des marchands musulmans. Le
CUP avalisa > a la classe moyenne turque en emergence, dans chaque
localite. Des precautions particulières durent etre prises pour que
les etablis, le materiel et le mobilier dans de nombreux magasins et
manufactures ne fussent pas disperses, mais restassent en place (24).
D'autres decrets se preoccupèrent des normes et règlements pour un
usage correct. Par exemple, toute vente aux enchères necessitait
d'etre specifiquement mise en oeuvre pour le developpement a long
terme des affaires, selon le decret du 6 janvier 1916. Lors d'une
vente aux enchères a Kayseri, un Turc acheta pour 200 livres turques un
atelier appartenant auparavant a des Armeniens, pour le revendre deux
jours plus tard 2 000 livres et empocher la difference. Le ministère
condamna fermement cet acte et donna pour instruction a la Commission
aux Biens Abandonnes de rectifier la situation (25).
Suite a cet evenement, une circulaire fut telegraphiee dans toutes
les provinces afin d'interdire ce genre de pratiques et souligner a
nouveau l'importance d'une > et la - prolifera a travers l'empire (28).
Avant que les Jeunes-Turcs ne s'emparassent du pouvoir lors du coup
d'Etat de 1913, la haine envers les Armeniens (et les Grecs) etait
particulièrement repandue au sein de la classe moyenne commercante.
Restreindre les moyens d'existence economique des Armeniens servait ses
interets. La > eut donc des consequences economiques
particulièrement favorables pour ces Turcs de la classe moyenne
(inferieure), la liquidation des entreprises de la classe moyenne
armenienne allegeant la pression de la concurrence economique. Elle
presagea la promotion d'une nouvelle generation d'hommes d'affaires
turcs qui s'enrichirent au moyen de la vulnerabilite des Armeniens
persecutes. Le journal Ýkdam publia un article exhortant ouvertement
les Turcs a > (29)
Le gouvernement proposa aux Turcs ordinaires d'incroyables perspectives
de mobilite sociale vers le haut. Via un gigantesque bond en avant, une
nation de paysans, de pasteurs, de soldats et de bureaucrates serait
desormais hissee au niveau de la bourgeoisie, des classes moyennes
> et >. Les groupes qui profitèrent
le plus de cette politique furent les proprietaires fonciers et les
negociants dans les villes (30). Lorsque des penuries apparurent en
1916, les dirigeants du parti autorisèrent ce groupe de negociants,
proches du parti, a monopoliser les importations, l'approvisionnement
et la distribution. Des fraudes et des negligences naquirent du
fait de cette alliance entre des membres du parti et ces negociants,
lesquels s'enrichirent aux depens des Stambouliotes.
Tandis que le genocide faisait rage, les colonisateurs turcs se
frayaient un chemin. Des dispositions locales furent necessaires afin
d'implanter avec succès les colons. Le ministère reitera sa demande
de donnees economiques et geographiques concernant les villages vides
d'Armeniens. Pour envoyer les colons dans les provinces, les capacites
locales de les > devaient etre definies. Le ministère de
l'Interieur demanda a etre informe du nombre de familles armeniennes
deportees, pour savoir si les villages ainsi vides etaient susceptibles
de colonisation par les nouveaux arrivants et, si tel etait le cas,
leur nombre (31). Il demanda aussi des donnees concernant la dimension
des terres, le nombre des fermes et l'effectif potentiel des familles
de colons (32). Des registres furent tenus avec precision. D'après le
carnet personnel de Talaat, le montant des biens attribues aux colons
etait en 1915 de : 20 545 edifices, 267 536 acres [535 072 hectares]
de terres, 76 942 ares [153 884 hectares] de vignobles, 7 812 ares
[15 624 hectares] de jardins, 703 491 acres [1 406 982 hectares]
d'oliveraies, 4 573 acres [9 146 hectares] de plantations de mûriers,
97 acres [194 hectares] de champs d'orangers, 5 charrettes, 4 390
animaux, 2 912 outils agricoles et 524 788 semences (33).
Pour ne pas etre en reste, l'elite du CUP s'appropria la crème des
recoltes des biens des Armeniens. Ahmed Refik commente le processus
de colonisation :
>. L'on pourrait meme conclure que le
gouvernement Jeune-Turc acheta la loyaute interieure de la population
turque au moyen de ces pratiques - initialement irresponsables,
puis carrement criminelles. Le genocide armenien fut une forme de
creation etatique, laquelle arrima certaines classes et secteurs de
la societe ottomane a l'Etat. Il proposa a ces Turcs une acceleration
de la mobilite sociale vers le haut. Si bien qu'il fit d'une pierre
deux coups, le mouvement Jeune-Turc representant le moyen de coupler
egalite sociale avec homogeneite sociale et purete politique.
Tandis que les Armeniens passaient de riches a misereux, les Turcs
quittaient d'autant leurs haillons. Or les pertes des Armeniens ne
sauraient etre simplement exprimees en sommes d'argent, en hectares
et en capitaux. L'ideologie de , p. 68.
19. BOA, DH.ÞFR 55/66, Ministère de l'Interieur a Karesi, 17 août 1915.
20. PAAA, R1404, Consul Bergfeld de Trabzon au Chancelier du Reich
Hertling, 1er sept. 1918.
21. Hilmar Kaiser, >, in : Donald Bloxham & A. Dirk Moses, ed., The Oxford Handbook of
Genocide Studies (Oxford : Oxford University Press, 2010), p. 365-385.
22. Kerem Oktem, economique, Kara Kemal, crea 70 societes durant la
guerre. Voir Osman S. Kocahanoðlu, Ýttihat-Terakki'nin Sorgulanmasý
ve Yargýlanmasý (Istanbul : Temel, 1998), p. 33.
29. >, in : Ýkdam, 11 jan. 1917.
30. Caðlar Keyder, >, Toplumsal Tarih, vol. 12, n° 68 (1999), p. 4-11.
31. BOA, DH.ÞFR 53/113, Ministère de l'Interieur a toutes les
provinces, 25 mai 1915.
32. BOA, DH.ÞFR 59/107, Ministère de l'Interieur a Ankara, Brousse,
Kayseri, Konya et Sivas, 27 dec. 1915.
33. Murat Bardakcý, Talât Paþa'nýn Evrak-ý Metrûkesi (Istanbul :
Everest, 2008), p. 95.
34. Ahmed Refik, Kafkas Yollarýnda : ki Komite Ýki Kýtâl (Istanbul :
Temel, 1998), p. 136.
35. Soner Yalcýn, >,
Hurriyet, 25 mars 2007.
36. Caðlar Keyder, State and Class in Turkey : A Study in Capitalist
Development (Londres : Verso, 1987), p. 63.
37. Yusuf Akcuraoðlu, Siyaset ve ktisad Hakkýnda Birkac Hitabe ve
Makale (Istanbul : Yeni Matbaa, 1924, p.27.
38. Voir www.zildjian.com/en-US/about/timeline.ad2.
[Uður Umit Ungor est chercheur post-doctoral au Center for War
Studies, University College, a Dublin. Il est ne en 1980 et a etudie
la sociologie et l'histoire aux universites de Groningue, d'Utrecht,
de Toronto et d'Amsterdam. Son principal domaine d'interet est la
sociologie historique de la violence de masse et du nationalisme dans
le monde moderne. Il a publie sur le genocide en general et sur les
genocides rwandais et armenien, en particulier. Il a acheve sa thèse,
intitulee Young Turk Social Engineering : Genocide, Nationalism, ans
Memory in Eatern Turkey, 1913-1950 [L'ingenierie sociale Jeune-Turc
: genocide, nationalisme et memoire en Turquie de l'Est, 1913-1950]
au departement d'Histoire de l'Universite d'Amsterdam.]
____________
Source :
http://www.armenianweekly.com/wp-content/uploads/2009/02/AWeekly_April_2011_web.pdf
Traduction : (c) Georges Festa - 06.2011.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, redacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
Publie le : 23-06-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information traduite par Georges Festa et publiee
sur le site 'Armenian Trends - Mes Armenies' le 18 juin 2011.
Photo: (c) Continuum, 2011 (a paraître en août)
Confiscation et colonisation La prise des biens armeniens par les
Jeunes-Turcs
par Uður Umit Ungor
The Armenian Weekly, avril 2011
> (1) Promulgation du gouvernement affichee dans
les lieux publics a Kayseri, 15 juin 1915.
Introduction
Cet article est base sur une monographie a paraître concernant
l'expropriation des Armeniens ottomans lors du genocide de 1915 (2).
Il reprendra certains des principaux arguments de ce livre, qui
detaille l'emergence du nationalisme economique turc, livre un apercu
des ramifications economiques du processus genocidaire, et decrit
comment le pillage fut organise sur le terrain. L'ouvrage analyse le
caractère correle de la confiscation des biens, lancee par le regime
Jeune-Turc et ses elites locales qui collaborèrent, et propose de
nouveaux developpements concernant les fonctions et les beneficiaires
de ce vol avalise par l'Etat. s'appuyant sur des dossiers secrets et
des documents inedits en huit langues, ce livre presente de nouvelles
preuves pour demontrer de quelle manière les Armeniens furent victimes
d'un pillage et d'une destruction systematiques et comment des Turcs
ordinaires se virent attribuer tout un ensemble de biens a leur profit.
Cette politique en deux volets est saisie via les deux concepts de
confiscation et de colonisation. L'ouvrage recourt au concept de
confiscation pour comprendre l'engagement d'un vaste appareil d'Etat
et illustrer la facade legale durant la spoliation des Armeniens. En
outre, il deploiera le concept de colonisation afin de marquer
la redistribution de leurs biens sous la forme d'une colonisation
interieure. A eux deux, ces concepts resument bien le double processus
consistant a saisir les biens des Armeniens et a les redistribuer
aux Turcs. (3)
Le livre se place dans le champ des etudes sur le genocide et
commence par poser des questions qui ont ete renseignees de manière
satisfaisante pour d'autres genocides tels que la Shoah et le genocide
rwandais : la confiscation des biens du groupe victime etait-elle
motivee en tant que simple instrument visant un benefice materiel
? Le regime Jeune-Turc distribua-t-il les biens des Armeniens aux
elites locales en echange de leur soutien au genocide ? Autrement dit,
acheta-t-il simplement leur loyaute en faisant appel a leur sens de
leur propre interet economique ? Ou bien ces memes elites locales
soutinrent-elles les destructions et les expropriations en dehors de
toute conviction ideologique ? En fin de compte, quel etait le but du
processus de spoliation ? En d'autres termes, quelle fut l'etendue du
cercle des profiteurs ? L'elite Jeune-Turc, de la capitale de l'empire
aux cites de province, en profita-t-elle seule ou bien des classes
plus larges au sein de la societe turque en beneficièrent-elles aussi ?
L'ouvrage comprend sept chapitres qui peuvent etre repartis en trois
sections. Les chapitres 2 et 3 constituent la première section
et abordent des questions importantes comme l'ideologie et le
droit. Le chapitre 2, intitule > (15)
Ces prescriptions etaient completees par des règlements prohibitifs.
Les Armeniens qui s'attendaient a ce que les deportations fussent une
mesure temporaire, escomptaient louer leurs maisons, leurs ecuries,
leurs granges ou leurs magasins a des voisins ou des connaissances.
Mais le ministère interdit ces pratiques (16). Les Armeniens
qui tentèrent de vendre leurs biens a des etrangers et a d'autres
chretiens (comme les Grecs ou les Arabes chretiens), furent aussi
neutralises. Le ministère telegraphia une circulaire interdisant > [suret-i katiyyede] la vente de toute terre ou autre
bien a des etrangers (17). En outre, le gouvernement empecha les
Armeniens, au moyen de toute une panoplie de strategies, d'eviter la
saisie de leurs biens. Entre autres, le fait de transferer leur bien
a des Armeniens non ottomans, de l'envoyer a l'etranger a des membres
de la famille, de remettre des objets de valeur aux missionnaires
et aux consuls americains, d'envoyer par courrier leurs biens vers
leurs nouvelles residences a leurs destinations finales. C'est ce
genre d'interdictions qui met en lumière la logique presidant aux
expropriations. Elles laissent deliberement entendre qu'il n'etait
nullement question de compenser veritablement les Armeniens au titre de
leur spoliation, ni de leur proposer quelque perspective de retour dans
leurs foyers. Hilmar Kaiser conclut a juste titre que ces restrictions
constituent et
attribua en consequence les biens a la classe moyenne turque arriviste.
La confiscation des biens des Armeniens fut suivie et completee par
la colonisation, de la part des musulmans ottomans, des espaces vides
qu'ils laissèrent derrière eux. Tandis que les Armeniens pietinaient
le long des routes de deportation en direction du sud, leurs biens
etaient redistribues par le ministère de l'Interieur. Du point de vue
analytique, l'on peut distinguer deux dimensions dans ce processus :
les biens qui se retrouvèrent entre les mains de particuliers et ceux
qui restèrent dans le domaine de l'Etat.
En 1916, le CUP etendit sa campagne de > en cours dans
quasiment tous les secteurs de la societe ottomane. Commencant par
la geographie, le CUP se mit a turciser la toponymie. Le 5 janvier
1916, Enver Pacha ordonna la turcisation de tous les noms de lieux
armeniens, grecs et bulgares, y compris les villages, localites,
provinces, districts, villages, montagnes et rivières. Il s'agissait
d'eradiquer l'empreinte geographique des cultures non turques. Bien que
le decret fut suspendu pour des motifs de mise en oeuvre militaire,
cette pratique fut reprise après la guerre et se poursuivit jusque
dans les annees 1980, modifiant par dizaines de milliers des noms de
lieux armeniens (22). Les 2 900 lieux d'habitation armeniens furent
desormais non seulement vides de leur population, mais aussi depouilles
de leurs noms. Comme si les Armeniens n'y avaient jamais vecu.
Au lendemain du decret d'Enver, le 6 janvier 1916, Talaat ordonna un
decret a l'echelle de l'empire concernant les biens confisques lors
du genocide. L'ordre stipule ce qui suit :
> (23)
Cet ordre constitue peut-etre le document le plus revelateur, attestant
des intentions et de la politique du CUP. Il resume l'ideologie de > et d' > via une formulation
unique, explicite et irrecusable.
Cet ordre fut suivi par plusieurs autres prescriptions, ordonnant la
redistribution des terres des Armeniens a des marchands musulmans. Le
CUP avalisa > a la classe moyenne turque en emergence, dans chaque
localite. Des precautions particulières durent etre prises pour que
les etablis, le materiel et le mobilier dans de nombreux magasins et
manufactures ne fussent pas disperses, mais restassent en place (24).
D'autres decrets se preoccupèrent des normes et règlements pour un
usage correct. Par exemple, toute vente aux enchères necessitait
d'etre specifiquement mise en oeuvre pour le developpement a long
terme des affaires, selon le decret du 6 janvier 1916. Lors d'une
vente aux enchères a Kayseri, un Turc acheta pour 200 livres turques un
atelier appartenant auparavant a des Armeniens, pour le revendre deux
jours plus tard 2 000 livres et empocher la difference. Le ministère
condamna fermement cet acte et donna pour instruction a la Commission
aux Biens Abandonnes de rectifier la situation (25).
Suite a cet evenement, une circulaire fut telegraphiee dans toutes
les provinces afin d'interdire ce genre de pratiques et souligner a
nouveau l'importance d'une > et la - prolifera a travers l'empire (28).
Avant que les Jeunes-Turcs ne s'emparassent du pouvoir lors du coup
d'Etat de 1913, la haine envers les Armeniens (et les Grecs) etait
particulièrement repandue au sein de la classe moyenne commercante.
Restreindre les moyens d'existence economique des Armeniens servait ses
interets. La > eut donc des consequences economiques
particulièrement favorables pour ces Turcs de la classe moyenne
(inferieure), la liquidation des entreprises de la classe moyenne
armenienne allegeant la pression de la concurrence economique. Elle
presagea la promotion d'une nouvelle generation d'hommes d'affaires
turcs qui s'enrichirent au moyen de la vulnerabilite des Armeniens
persecutes. Le journal Ýkdam publia un article exhortant ouvertement
les Turcs a > (29)
Le gouvernement proposa aux Turcs ordinaires d'incroyables perspectives
de mobilite sociale vers le haut. Via un gigantesque bond en avant, une
nation de paysans, de pasteurs, de soldats et de bureaucrates serait
desormais hissee au niveau de la bourgeoisie, des classes moyennes
> et >. Les groupes qui profitèrent
le plus de cette politique furent les proprietaires fonciers et les
negociants dans les villes (30). Lorsque des penuries apparurent en
1916, les dirigeants du parti autorisèrent ce groupe de negociants,
proches du parti, a monopoliser les importations, l'approvisionnement
et la distribution. Des fraudes et des negligences naquirent du
fait de cette alliance entre des membres du parti et ces negociants,
lesquels s'enrichirent aux depens des Stambouliotes.
Tandis que le genocide faisait rage, les colonisateurs turcs se
frayaient un chemin. Des dispositions locales furent necessaires afin
d'implanter avec succès les colons. Le ministère reitera sa demande
de donnees economiques et geographiques concernant les villages vides
d'Armeniens. Pour envoyer les colons dans les provinces, les capacites
locales de les > devaient etre definies. Le ministère de
l'Interieur demanda a etre informe du nombre de familles armeniennes
deportees, pour savoir si les villages ainsi vides etaient susceptibles
de colonisation par les nouveaux arrivants et, si tel etait le cas,
leur nombre (31). Il demanda aussi des donnees concernant la dimension
des terres, le nombre des fermes et l'effectif potentiel des familles
de colons (32). Des registres furent tenus avec precision. D'après le
carnet personnel de Talaat, le montant des biens attribues aux colons
etait en 1915 de : 20 545 edifices, 267 536 acres [535 072 hectares]
de terres, 76 942 ares [153 884 hectares] de vignobles, 7 812 ares
[15 624 hectares] de jardins, 703 491 acres [1 406 982 hectares]
d'oliveraies, 4 573 acres [9 146 hectares] de plantations de mûriers,
97 acres [194 hectares] de champs d'orangers, 5 charrettes, 4 390
animaux, 2 912 outils agricoles et 524 788 semences (33).
Pour ne pas etre en reste, l'elite du CUP s'appropria la crème des
recoltes des biens des Armeniens. Ahmed Refik commente le processus
de colonisation :
>. L'on pourrait meme conclure que le
gouvernement Jeune-Turc acheta la loyaute interieure de la population
turque au moyen de ces pratiques - initialement irresponsables,
puis carrement criminelles. Le genocide armenien fut une forme de
creation etatique, laquelle arrima certaines classes et secteurs de
la societe ottomane a l'Etat. Il proposa a ces Turcs une acceleration
de la mobilite sociale vers le haut. Si bien qu'il fit d'une pierre
deux coups, le mouvement Jeune-Turc representant le moyen de coupler
egalite sociale avec homogeneite sociale et purete politique.
Tandis que les Armeniens passaient de riches a misereux, les Turcs
quittaient d'autant leurs haillons. Or les pertes des Armeniens ne
sauraient etre simplement exprimees en sommes d'argent, en hectares
et en capitaux. L'ideologie de , p. 68.
19. BOA, DH.ÞFR 55/66, Ministère de l'Interieur a Karesi, 17 août 1915.
20. PAAA, R1404, Consul Bergfeld de Trabzon au Chancelier du Reich
Hertling, 1er sept. 1918.
21. Hilmar Kaiser, >, in : Donald Bloxham & A. Dirk Moses, ed., The Oxford Handbook of
Genocide Studies (Oxford : Oxford University Press, 2010), p. 365-385.
22. Kerem Oktem, economique, Kara Kemal, crea 70 societes durant la
guerre. Voir Osman S. Kocahanoðlu, Ýttihat-Terakki'nin Sorgulanmasý
ve Yargýlanmasý (Istanbul : Temel, 1998), p. 33.
29. >, in : Ýkdam, 11 jan. 1917.
30. Caðlar Keyder, >, Toplumsal Tarih, vol. 12, n° 68 (1999), p. 4-11.
31. BOA, DH.ÞFR 53/113, Ministère de l'Interieur a toutes les
provinces, 25 mai 1915.
32. BOA, DH.ÞFR 59/107, Ministère de l'Interieur a Ankara, Brousse,
Kayseri, Konya et Sivas, 27 dec. 1915.
33. Murat Bardakcý, Talât Paþa'nýn Evrak-ý Metrûkesi (Istanbul :
Everest, 2008), p. 95.
34. Ahmed Refik, Kafkas Yollarýnda : ki Komite Ýki Kýtâl (Istanbul :
Temel, 1998), p. 136.
35. Soner Yalcýn, >,
Hurriyet, 25 mars 2007.
36. Caðlar Keyder, State and Class in Turkey : A Study in Capitalist
Development (Londres : Verso, 1987), p. 63.
37. Yusuf Akcuraoðlu, Siyaset ve ktisad Hakkýnda Birkac Hitabe ve
Makale (Istanbul : Yeni Matbaa, 1924, p.27.
38. Voir www.zildjian.com/en-US/about/timeline.ad2.
[Uður Umit Ungor est chercheur post-doctoral au Center for War
Studies, University College, a Dublin. Il est ne en 1980 et a etudie
la sociologie et l'histoire aux universites de Groningue, d'Utrecht,
de Toronto et d'Amsterdam. Son principal domaine d'interet est la
sociologie historique de la violence de masse et du nationalisme dans
le monde moderne. Il a publie sur le genocide en general et sur les
genocides rwandais et armenien, en particulier. Il a acheve sa thèse,
intitulee Young Turk Social Engineering : Genocide, Nationalism, ans
Memory in Eatern Turkey, 1913-1950 [L'ingenierie sociale Jeune-Turc
: genocide, nationalisme et memoire en Turquie de l'Est, 1913-1950]
au departement d'Histoire de l'Universite d'Amsterdam.]
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Source :
http://www.armenianweekly.com/wp-content/uploads/2009/02/AWeekly_April_2011_web.pdf
Traduction : (c) Georges Festa - 06.2011.
Avec l'aimable autorisation de Khatchig Mouradian, redacteur en chef
de The Armenian Weekly.
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