LES SOLDATS ARMENIENS SUR LE QUI-VIVE DANS LES TRANCHEES
Par Pierre Avril
Le Figaro
http://www.lefigaro.fr/international/2011/03/07/01003-20110307ARTFIG00662-les-soldats-armeniens-sur-le-qui-vive-dans-les-tranchees.php
8 mars 2011
France
REPORTAGE - La ligne de front au Haut-Karabakh est devenue le royaume
des snipers.
De notre envoye special a Agdam.
Durant sept jours, en attendant la relève, l'univers du sergent
Minassian et de son groupe de six soldats se resume a une tranchee
de deux mètres de profondeur, a un poste de guet et a une casemate
chauffee par un brasero. Emmitoufles dans leurs duvets, allonges
sur un bat-flanc, trois jeunes militaires somnolent en attendant de
prendre leur tour de garde. À l'exterieur, les montagnes du Karabakh
se decoupent a l'horizon.
L'ennemi, lui, n'est qu'a une centaine de mètres. Il suffit de
deplacer un billot en bois, bloquant l'ouverture de la meurtrière, pour
apercevoir en face, l'amoncellement de sacs qui signale la presence
de la tranchee azerie. "Ne regardez pas plus de dix secondes", met
en garde le colonel Alexandre Gregorian, qui dirige la defense du
secteur central du territoire.
"Comme des frères"
Depuis plusieurs mois, "la ligne de frottement", comme l'appelle
l'etat-major du Karabakh, est devenue le royaume des snipers.
"Desormais, c'est tous les jours que les Azeris violent le
cessez-le-feu. Aujourd'hui, ils ont tire contre un poste voisin. Dès
qu'ils voient un casque ils mettent en joue", accuse le colonel
Gregorian, avec des consequences plus ou moins graves. Fin janvier,
un soldat armenien a ete grièvement blesse au ventre sur ce meme poste.
Malgre la tension qui règne, le sergent Minassian qualifie le moral
"d'excellent". "Entre nous, nous sommes comme des frères", explique
l'adolescent de 19 ans, que l'on s'attendrait plutôt a croiser sur
les bancs du lycee.
Les fondations des tranchees ont ete consolidees, empechant tout
amoncellement d'eau après les pluies. Il en va ainsi sur les quelque
200 kilomètres de la ligne de front qui court du nord au sud du
territoire. L'image ressemble aux cartes postales de la Somme avant
la confrontation de 1916. Cette drôle de guerre immobile peut durer
encore des annees, ou bien degenerer en un conflit de grande ampleur.
"Dans tous les cas, nous sommes prets", affirme le colonel Gregorian.
"Notre ennemi est reste le meme"
À la difference des affrontements de 1994 où les habitants utilisaient
leurs propres fusils pour defendre les villages, l'armee du Karabakh,
financee par le budget armenien, s'est professionnalisee. Les
soldats du front recoivent une formation prealable de six mois. Ils
sont equipes de fusils d'une portee de deux kilomètres ainsi que de
mitrailleuses. À la difference de ses homologues azeris, qui prennent
directement leurs ordres a Bakou, notre officier superieur est un
enfant du pays, dont il connaît chaque recoin.
Lors de la première guerre, il avait 17 ans et servait tout a la fois
comme agent de renseignement et artilleur. Depuis il s'est largement
nourri des sentiments nationalistes qui ont gagne la population.
"Notre ennemi est reste le meme. Il veut la guerre et est incapable de
comprendre que le Karabakh ne sera jamais azeri. S'il ose declencher
l'attaque, notre reponse sera forte et decisive", previent le colonel.
À l'arrière du front, le vehicule militaire traverse le village en
ruines de Eivazkhanbeili. Le nom de cette localite, qui etait peuplee
d'Azeris avant la guerre, ne figure pas sur les nouvelles cartes
officielles, comme si ses dirigeants voulaient effacer toute trace,
fût-elle symbolique, d'une ancienne presence azerbaïdjanaise sur
"leur" sol.
Cite fantôme
Dans le cas d'Agdam, distant de dix kilomètres de la ligne de front,
cette logique est portee a son paroxysme. Avant la guerre, cette
cite qui faisait office de carrefour commercial, comptait 100.000
habitants azeris. Aujourd'hui, Agdam a des allures de Pompei. Au
hasard de ses ruines, le visiteur y croise des Armeniens declasses,
qui ont elu domicile dans cette cite fantôme, où ils vivent du trafic
de ferraille. De ce champ de desolation, seuls emergent les minarets
de l'ancienne mosquee. En revanche, la route qui longe Agdam, le long
de la ligne de front, reste strategique. La preuve, sur les terres
adjacentes, les unites de genie du Karabakh creusent a perte de vue
des fosses antichar. En certains endroits, la terre vient a peine
d'etre remuee.
"J'ai appris a ne plus avoir peur"
De sa maison au toit brinquebalant, perche sur le village de Berdashen,
Elmira Svaryan apercoit justement cette plaine a moitie fortifiee,
et, plus au loin, les contours montagneux de la ligne de front. Veuve
d'un soldat armenien qui servait a l'epoque sovietique a Bakou,
cette citoyenne azerie de 61 ans a quitte son pays natal a 16 ans
pour s'installer au Karabakh, malgre l'opposition de ses parents
musulmans. Depuis, elle n'est plus jamais revenue en Azerbaïdjan.
Elle a souffert des bombardements de 1993, connu les abris de fortune
et perdu un de ses fils au combat. Aujourd'hui, elle affirme ne plus se
sentir azerie, mais "armenienne", attachee a sa terre. "Je ne veux pas
de la guerre, mais j'ai appris a ne plus en avoir peur. Je m'inquiète
surtout pour les enfants." Assis a ses côtes, son fils Martik, qui
chaque semaine approvisionne en eau la ligne de front, qu'il sillonne
avec son camion, se dit pret a rejoindre ses frères d'armes. "Si nos
dirigeants n'arrivent pas a se mettre d'accord, il y aura la guerre,
et le peuple suivra. Nous ne resterons pas assis a boire notre cafe."
From: A. Papazian
Par Pierre Avril
Le Figaro
http://www.lefigaro.fr/international/2011/03/07/01003-20110307ARTFIG00662-les-soldats-armeniens-sur-le-qui-vive-dans-les-tranchees.php
8 mars 2011
France
REPORTAGE - La ligne de front au Haut-Karabakh est devenue le royaume
des snipers.
De notre envoye special a Agdam.
Durant sept jours, en attendant la relève, l'univers du sergent
Minassian et de son groupe de six soldats se resume a une tranchee
de deux mètres de profondeur, a un poste de guet et a une casemate
chauffee par un brasero. Emmitoufles dans leurs duvets, allonges
sur un bat-flanc, trois jeunes militaires somnolent en attendant de
prendre leur tour de garde. À l'exterieur, les montagnes du Karabakh
se decoupent a l'horizon.
L'ennemi, lui, n'est qu'a une centaine de mètres. Il suffit de
deplacer un billot en bois, bloquant l'ouverture de la meurtrière, pour
apercevoir en face, l'amoncellement de sacs qui signale la presence
de la tranchee azerie. "Ne regardez pas plus de dix secondes", met
en garde le colonel Alexandre Gregorian, qui dirige la defense du
secteur central du territoire.
"Comme des frères"
Depuis plusieurs mois, "la ligne de frottement", comme l'appelle
l'etat-major du Karabakh, est devenue le royaume des snipers.
"Desormais, c'est tous les jours que les Azeris violent le
cessez-le-feu. Aujourd'hui, ils ont tire contre un poste voisin. Dès
qu'ils voient un casque ils mettent en joue", accuse le colonel
Gregorian, avec des consequences plus ou moins graves. Fin janvier,
un soldat armenien a ete grièvement blesse au ventre sur ce meme poste.
Malgre la tension qui règne, le sergent Minassian qualifie le moral
"d'excellent". "Entre nous, nous sommes comme des frères", explique
l'adolescent de 19 ans, que l'on s'attendrait plutôt a croiser sur
les bancs du lycee.
Les fondations des tranchees ont ete consolidees, empechant tout
amoncellement d'eau après les pluies. Il en va ainsi sur les quelque
200 kilomètres de la ligne de front qui court du nord au sud du
territoire. L'image ressemble aux cartes postales de la Somme avant
la confrontation de 1916. Cette drôle de guerre immobile peut durer
encore des annees, ou bien degenerer en un conflit de grande ampleur.
"Dans tous les cas, nous sommes prets", affirme le colonel Gregorian.
"Notre ennemi est reste le meme"
À la difference des affrontements de 1994 où les habitants utilisaient
leurs propres fusils pour defendre les villages, l'armee du Karabakh,
financee par le budget armenien, s'est professionnalisee. Les
soldats du front recoivent une formation prealable de six mois. Ils
sont equipes de fusils d'une portee de deux kilomètres ainsi que de
mitrailleuses. À la difference de ses homologues azeris, qui prennent
directement leurs ordres a Bakou, notre officier superieur est un
enfant du pays, dont il connaît chaque recoin.
Lors de la première guerre, il avait 17 ans et servait tout a la fois
comme agent de renseignement et artilleur. Depuis il s'est largement
nourri des sentiments nationalistes qui ont gagne la population.
"Notre ennemi est reste le meme. Il veut la guerre et est incapable de
comprendre que le Karabakh ne sera jamais azeri. S'il ose declencher
l'attaque, notre reponse sera forte et decisive", previent le colonel.
À l'arrière du front, le vehicule militaire traverse le village en
ruines de Eivazkhanbeili. Le nom de cette localite, qui etait peuplee
d'Azeris avant la guerre, ne figure pas sur les nouvelles cartes
officielles, comme si ses dirigeants voulaient effacer toute trace,
fût-elle symbolique, d'une ancienne presence azerbaïdjanaise sur
"leur" sol.
Cite fantôme
Dans le cas d'Agdam, distant de dix kilomètres de la ligne de front,
cette logique est portee a son paroxysme. Avant la guerre, cette
cite qui faisait office de carrefour commercial, comptait 100.000
habitants azeris. Aujourd'hui, Agdam a des allures de Pompei. Au
hasard de ses ruines, le visiteur y croise des Armeniens declasses,
qui ont elu domicile dans cette cite fantôme, où ils vivent du trafic
de ferraille. De ce champ de desolation, seuls emergent les minarets
de l'ancienne mosquee. En revanche, la route qui longe Agdam, le long
de la ligne de front, reste strategique. La preuve, sur les terres
adjacentes, les unites de genie du Karabakh creusent a perte de vue
des fosses antichar. En certains endroits, la terre vient a peine
d'etre remuee.
"J'ai appris a ne plus avoir peur"
De sa maison au toit brinquebalant, perche sur le village de Berdashen,
Elmira Svaryan apercoit justement cette plaine a moitie fortifiee,
et, plus au loin, les contours montagneux de la ligne de front. Veuve
d'un soldat armenien qui servait a l'epoque sovietique a Bakou,
cette citoyenne azerie de 61 ans a quitte son pays natal a 16 ans
pour s'installer au Karabakh, malgre l'opposition de ses parents
musulmans. Depuis, elle n'est plus jamais revenue en Azerbaïdjan.
Elle a souffert des bombardements de 1993, connu les abris de fortune
et perdu un de ses fils au combat. Aujourd'hui, elle affirme ne plus se
sentir azerie, mais "armenienne", attachee a sa terre. "Je ne veux pas
de la guerre, mais j'ai appris a ne plus en avoir peur. Je m'inquiète
surtout pour les enfants." Assis a ses côtes, son fils Martik, qui
chaque semaine approvisionne en eau la ligne de front, qu'il sillonne
avec son camion, se dit pret a rejoindre ses frères d'armes. "Si nos
dirigeants n'arrivent pas a se mettre d'accord, il y aura la guerre,
et le peuple suivra. Nous ne resterons pas assis a boire notre cafe."
From: A. Papazian