REFLEXION ITALO-ARMENIENNE SUR LE NEGATIONNISME
Jean Eckian
armenews.com
mercredi 4 mai 2011
par Pietro Kuciukian *
L'historien Stefano Levi Della Torre a ecrit a propos de la proposition
de loi " Pacifici " visant a punir le negationnisme : " le mensonge
par la loi implique une verite par la loi. Celle-ci est une idee chère
aux inquisitions et aux totalitarismes et bien a l'opposee de la pensee
democratique et de la recherche historique. " " On ne peut pas deleguer
a une loi une bataille culturelle ". C'est un argument, celui-ci,
de grande importance que je partage totalement et qui temoigne de
la nature, a la fois complexe et structuree, du debat interne a la
communaute juive ainsi que de la richesse de reflexions a propos du
thème de la memoire de la Shoah. La bataille contre le negationnisme
doit etre conduite d'abord sur le terrain de la recherche historique
et de la culture. Les institutions, les etats et les gouvernements
ne restent que rarement fidèles aux principes de la democratie et aux
choix constitutionnels et tendent en revanche a nouer des compromis -
le cas emblematique etant l'alliance avec les partis xenophobes et
les groupes racistes - motives par leurs exigences presentes. Dans
d'autres situations ils ont tendance a utiliser les tragedies des
autres peuples comme argument pour legitimer leur propre passe,
leur present ou simplement en raison de leur interets economiques.
A ce propos il faut constater - sauf quelques exceptions - la
tendance a des reactions mitigees et a une timide prise d'initiative
du monde de la culture, de la recherche scientifique, mais aussi des
organisations internationales. Il est pourtant de la responsabilite de
tous de nourrir une juste " ire " - qui comme l'observe le philosophe
Salvatore Natoli n'est qu'une " intolerance a l'egard du mal " et une
" indignation active " ainsi qu'un sentiment de revolte contre la
negation des faits historiques et contre la reecriture de l'histoire
par des individus ou des etats.
Quelle efficacite peut avoir une bataille anti-negationniste conduite
par le biais d'une loi ? Une première reponse a ete donnee dans
l'argument que l'on vient de formuler. Il est cependant utile, afin
de donner une reponse plus complète, de distinguer trois differentes
forme de negationnisme : le negationnisme des individus, celui des
elites et celui des Etats et gouvernements.
Une loi censee punir le negationnisme des individus irait a l'encontre
de la liberte d'expression individuelle et constituerait un prejudice
pour la democratie. Le negationnisme des individus peut etre vaincu
plus par la culture et l'education que par la censure. Hrant Dink,le
journaliste turc d'origine armenienne qui fut assassine par un
fanatique nationaliste a Istanbul en 2007 avait dit : " Ce sont les
fils de l'ignorance, ils nient le genocide [armenien] car ils n'en
connaissent rien. La manipulation de leur education en font des
assassins potentiels ". C'est bien les cas des ultra-nationalistes
turques ainsi que des kamikazes d'Al-Qayda, qui ont ete endoctrines
par des enseignements negationnistes et integristes. Ils sont donc
eux-memes les victimes d'un abus, comme le souligne l'historien Yves
Ternon. Les faits qui se sont produits il y a quelques annees dans
la ville italienne de Varallo-Sesia, lorsque un jeune citoyen turc
domicilie en Italie, sincèrement offense par le soutien des Italiens a
la cause armenienne, a essaye de detruire les panneaux d'une exposition
historique sur le genocide des armeniens, temoignent de l'inutilite
de l'anti-negationnisme par la loi.
Lutter contre le negationnisme dont se rendent coupables les elites
ou les personnes influentes, comme par exemple des historiens, des
ecrivains (comme John Irving, Robert Faurisson, Justin McCarthy ou
d'autres) est une affaire plus compliquee. Louis Brandeis, avocat
et juriste americain, membre de la Cour Supreme des Etats-Unis du
1916 au 1939, dont la memoire est liee surtout a son engagement dans
les questions sociales et a sa contribution en matière juridique
au droit a la privacy et a la defense de la liberte d'opinion,
s'exprima ainsi a propos de la valeur de la liberte d'expression : "
Il existe des situations où il est admis d'interdire un libre debat :
lorsqu'il existe des dangers imminents pour les gens ". Considerons
par exemple le cas de figure où une personne influente exprimait sa
pensee negationniste dans un rassemblement et incitait ainsi a la
haine raciale ou a la violence mettant en danger la vie des gens ;
ou bien si de tels propos etaient exprimes dans des moments delicats
et critiques pour les relations entre les Etats. Une limitation
temporaire et de la liberte d'expression peut apparaître dans ce
genre de situations comme le seul choix possible afin de sauvegarder
la serenite de la vie democratique.
Très different est le cas du negationnisme inspire et soutenu par les
Etats et les gouvernements. Il s'agit par exemple du cas de la Turquie
vis-a-vis du genocide armenien ou de l'Iran vis-a-vis de la Shoah.
Est-il concevable dans ce cas de mettre en place une loi supranationale
vouee a punir les representants des gouvernements responsables
d'actions ou propos negationnistes ? Afin de repondre a cette question,
je souhaite d'abord evoquer quelques exemples particuliers qui donnent
l'ampleur des consequences du negationnisme perpetre par les Etats
et les gouvernements :
En 1995, au lendemain de l'ouverture a Milan, en Italie, d'une
exposition historique sur le temoignage photographique de l'officier
allemand A.T. Wegner sur le genocide des Armeniens dans les deserts
de la Mesopotamie, le consul turc a demande et obtenu de faire fermer
les battants de l'exposition. Grace a l'intervention directe du maire
de Milan, l'exposition a pu rouvrir deux jours après.
En 1996 la depouille d'Enver Pasha, l'un des trois responsables
du gouvernement Jeune-Turc, a l'origine du genocide armenien,
fut transferee d'Asie Centrale en Turquie afin de lui rendre des
honneurs publics. Recemment en Turquie des monuments ont ete eriges en
l'honneur des bourreaux du genocide, ce qui a suscite une avalanche
de protestations au sein des communautes armeniennes de la diaspora
et en Armenie.
A Lyon, en France, lors de la commemoration historique du genocide
armenien le 24 avril 2006, un groupe de representants des Loups Gris
(partie ultranationaliste turc) a essaye d'empecher le deroulement
ceremonies. Des emeutes s'en sont suivies.
Le president iranien M. Ahmadinejad multiplie ses propos niant la
Shoah. Il est alle jusqu'a organiser une conference internationale
sur la Shoah afin de beneficier de l'appui des universitaires. Au
vu des relations tendues de l'Iran avec la communaute internationale
ces provocations paraissent assez dangereuses car elles peuvent miner
l'objectif de la paix dans une zone du monde où sevissent des conflits
et que d'autres y sont " en attente ".
Ces exemples montrent clairement dans quelle mesure le negationnisme
auquel nous faisons face est un mensonge delibere et orchestre par un
Etat pour des raisons purement liees au present, un abus d'un Etat a
l'egard de ceux qui n'ont pas la possibilite de connaître la verite
historique. Et ils montrent egalement que ce negationnisme a eu dans
le passe et continue d'avoir aujourd'hui de lourdes consequences pour
les communautes qui ont ete victimes du crime de genocide et sur les
descendants des survivants qui n'ont jamais pu inhumer leurs morts.
Certains Etats, profitant de facon cynique de l'ignorance, de la
bonne fois et de la faiblesse de leurs propres citoyens, reecrivent
l'histoire en manipulant les faits et en niant la realite criminelle
des persecutions de generation entières. Ils sèment ainsi la culture
de la haine et de la peur de l'autre et nourrissent leurs peuples
d'integrisme et de radicalisation de la pensee.
Ne devons-nous pas reconnaître sur cette base que nous sommes de
nouveau confrontes a des regimes totalitaires et oppressifs, avec des
nuances et a des niveaux differents, et que le negationnisme constitue
en soi une attaque violente contre les principes de la democratie ?
La verite historique est niee. Il serait d'un côte errone de
faire valoir dans les tribunaux des arguments bases sur les etudes
historiques - car il s'agit la d'un terrain difficile et delicat
comme l'a indique Simonetta Fiori a propos de la " Decision Cadre " de
l'Union Europeenne sur le thème du negationnisme du 28 novembre 2008.
Il reste tout de meme vrai qu'une reaction immediate, unitaire
de protestation menee par l'Union Europeenne, les Nations Unies,
les associations pour les droits de l'homme, une action qui puisse
avoir une diffusion très large, une protestation reiteree contre une
negation reiteree, pourrait s'averer une contribution decisive a un
changement de cap de ces gouvernements et constituer une base pour
une loi efficace et partagee, capable de contrecarrer le nationalisme
et les questions " nominalistes ".
Il ne s'agit donc pas de " punir les opinions " ou d'etablir par la
loi ce qui est historiquement vrai ou faux, en s'emparant de cette
manière du terrain de l'enquete propre aux historiens. Il s'agit plutôt
de donner son juste poids a une question morale dans un but moral :
sanctionner publiquement et avec vigueur le negationnisme des Etats
et des gouvernements qui constitue une forme supreme du mensonge. Une
voix commune, nourrie d'un esprit d'universalite qui est l'expression
de la conscience des droits de l'homme issue des ruines des guerres du
XXe siècle, pourrait donner une nouvelle force a l'autorite morale des
temoins, dont la voix s'est affaiblie car de moins en moins ecoutee.
On ne peut pas se battre contre le negationnisme des Etats avec des
lois nationales, comme l'a affirme Yves Ternon, mais par une loi
supranationale : une loi anti-negationniste a soumettre aux Nations
Unies, similaire a la Convention pour la prevention et repression du
crime de genocide approuvee par l'Assemblee Generale le 9 decembre
1948, constituerait le franchissement d'un cap important porteuse
d'espoir pour une histoire liberee de la violence politique de masse
et des operations de nettoyage ethnique.
Dans le cas specifique des Armeniens, la negation du genocide
fut organisee dès son execution et conduisit pour cette raison au
silence des premières generations, en determinant une sorte de "
decalage " dans la prise de conscience historique. Et, comme l'a
indique Catherine Coquio, la consequence a ete " la difficulte du
mouvement litteraire armenien a assumer un rôle de temoin critique
de ces evenements historiques ".
Il faut cependant faire le constat d'une nouvelle d'attitude dans des
temps plus recents : devant le negationnisme obstine du gouvernement
turc, les Armeniens de deuxième et troisièmes generations, que ce soit
en Armenie ou dans la diaspora, se sont federes dans leur engagement a
combattre la negation des faits : ainsi la memoire, renforcee par le
negationnisme, est devenue un outil de construction identitaire. Les
temoignages, recueillis et partages par les non-Armeniens, se
multiplient. L'interet des historiens renaît et s'elargit : a côte et
au-dela du Metz Yeghèrn, le " Grand Crime ", c'est l'histoire et la
culture armenienne dans son ensemble qui connaissent un nouvel essor.
Les souvenirs des souffrances individuelles se sont fondus dans une
memoire historique partagee. De plus, l'appropriation de la verite
historique par les Armeniens, partagee par beaucoup de non-Armeniens
dans les nombreux pays de la diaspora et meme en Turquie, quoique de
manière encore limitee, aide a combler la fracture que le genocide
a ouverte dans l'histoire des peuples.
En conclusion, j'avance l'hypothèse un peu provocatrice que si le
genocide armenien n'avait pas ete perpetre, la Turquie aurait pu etre
aujourd'hui et depuis longtemps membre de l'Union Europeenne. La
Turquie, par l'elimination des Armeniens, mais aussi des Grecs,
des Syriaques et d'autres minorites, a savoir de la partie la plus
europeenne de sa population, a commis une sorte de " suicide politique
", tout comme l'Allemagne hitlerienne qui avait detruit, avec les
juifs, une bonne partie de sa culture, de sa pensee scientifique,
de sa litterature, de sa musique au niveau le plus eleve. Le
negationnisme obstine des gouvernements turcs depuis des decennies
n'a fait qu'alimenter le besoin de preservation de la memoire de la
part des Armeniens, que federer leur diaspora de sept millions de
personnes autour de la patrie (qui compte trois millions d'habitants).
Ouvrir un debat transversal sur le thème du negationnisme, compte tenu
de la pluralite des opinions a ce sujet, represente une opportunite
pour un " elargissement de la memoire " dans le contexte de l'analyse
historique des genocides du XXe siècle, pour pouvoir progresser dans
l'approfondissement de la connaissance du mal comme dans la reflexion
sur le bien. En effet, la memoire du bien, les figures exemplaires des
" justes ", des temoins, des resistants font desormais pleinement
l'objet de recherches historiques dans lesquelles ils côtoient les
thematiques classiques sur la Shoah et les genocides apportant une
lumière nouvelle a la comprehension de l'epoque des totalitarismes.
Une traduction supervisee par Raymond Kevorkian
* Pietro Kuciukian est un orthodontiste Milanais entièrement voue a la
cause armenienne depuis le decès de son père en 1983. De ses nombreux
voyages en Asie Mineure et en Armenie, il a rapporte plus de vingt
heures de films video, notamment de Der es Zor. Il a suivi pas a pas
les routes de la mort empruntees par les martyrs armeniens en 1915.
C'est a Venise qu'il a appris l'Armenien. Il collabore egalement avec
la Musee du Genocide a Erevan et a fonde l'Association "La Memoire
est l'Avenir".
Ses ouvrages en Italien
Le Terre di Nairi, viaggio en Armenie, Guerini, Milan, 1994, ISBN
8878025437
Viaggio tra i cristiani d'Oriente, Guerini, Milan 1997, ISBN 8878027340
Dispersi, viaggio fra le comunita Armene nel mondo, Guerini, Milan
1998, ISBN 8878029548
Voci nel deserto. Giusti e testimoni per gli Armeni, Guerini, Milan
2000, ISBN 8883351673
Il Giardino di Tenebra. Viaggio nel Haut Karabgh, Guerini, Milan 2003,
ISBN 8883354133
La terza Armenie. Viaggio nel post-Caucaso sovietico, Guerini, Milan
2007, ISBN 8883358465
From: A. Papazian
Jean Eckian
armenews.com
mercredi 4 mai 2011
par Pietro Kuciukian *
L'historien Stefano Levi Della Torre a ecrit a propos de la proposition
de loi " Pacifici " visant a punir le negationnisme : " le mensonge
par la loi implique une verite par la loi. Celle-ci est une idee chère
aux inquisitions et aux totalitarismes et bien a l'opposee de la pensee
democratique et de la recherche historique. " " On ne peut pas deleguer
a une loi une bataille culturelle ". C'est un argument, celui-ci,
de grande importance que je partage totalement et qui temoigne de
la nature, a la fois complexe et structuree, du debat interne a la
communaute juive ainsi que de la richesse de reflexions a propos du
thème de la memoire de la Shoah. La bataille contre le negationnisme
doit etre conduite d'abord sur le terrain de la recherche historique
et de la culture. Les institutions, les etats et les gouvernements
ne restent que rarement fidèles aux principes de la democratie et aux
choix constitutionnels et tendent en revanche a nouer des compromis -
le cas emblematique etant l'alliance avec les partis xenophobes et
les groupes racistes - motives par leurs exigences presentes. Dans
d'autres situations ils ont tendance a utiliser les tragedies des
autres peuples comme argument pour legitimer leur propre passe,
leur present ou simplement en raison de leur interets economiques.
A ce propos il faut constater - sauf quelques exceptions - la
tendance a des reactions mitigees et a une timide prise d'initiative
du monde de la culture, de la recherche scientifique, mais aussi des
organisations internationales. Il est pourtant de la responsabilite de
tous de nourrir une juste " ire " - qui comme l'observe le philosophe
Salvatore Natoli n'est qu'une " intolerance a l'egard du mal " et une
" indignation active " ainsi qu'un sentiment de revolte contre la
negation des faits historiques et contre la reecriture de l'histoire
par des individus ou des etats.
Quelle efficacite peut avoir une bataille anti-negationniste conduite
par le biais d'une loi ? Une première reponse a ete donnee dans
l'argument que l'on vient de formuler. Il est cependant utile, afin
de donner une reponse plus complète, de distinguer trois differentes
forme de negationnisme : le negationnisme des individus, celui des
elites et celui des Etats et gouvernements.
Une loi censee punir le negationnisme des individus irait a l'encontre
de la liberte d'expression individuelle et constituerait un prejudice
pour la democratie. Le negationnisme des individus peut etre vaincu
plus par la culture et l'education que par la censure. Hrant Dink,le
journaliste turc d'origine armenienne qui fut assassine par un
fanatique nationaliste a Istanbul en 2007 avait dit : " Ce sont les
fils de l'ignorance, ils nient le genocide [armenien] car ils n'en
connaissent rien. La manipulation de leur education en font des
assassins potentiels ". C'est bien les cas des ultra-nationalistes
turques ainsi que des kamikazes d'Al-Qayda, qui ont ete endoctrines
par des enseignements negationnistes et integristes. Ils sont donc
eux-memes les victimes d'un abus, comme le souligne l'historien Yves
Ternon. Les faits qui se sont produits il y a quelques annees dans
la ville italienne de Varallo-Sesia, lorsque un jeune citoyen turc
domicilie en Italie, sincèrement offense par le soutien des Italiens a
la cause armenienne, a essaye de detruire les panneaux d'une exposition
historique sur le genocide des armeniens, temoignent de l'inutilite
de l'anti-negationnisme par la loi.
Lutter contre le negationnisme dont se rendent coupables les elites
ou les personnes influentes, comme par exemple des historiens, des
ecrivains (comme John Irving, Robert Faurisson, Justin McCarthy ou
d'autres) est une affaire plus compliquee. Louis Brandeis, avocat
et juriste americain, membre de la Cour Supreme des Etats-Unis du
1916 au 1939, dont la memoire est liee surtout a son engagement dans
les questions sociales et a sa contribution en matière juridique
au droit a la privacy et a la defense de la liberte d'opinion,
s'exprima ainsi a propos de la valeur de la liberte d'expression : "
Il existe des situations où il est admis d'interdire un libre debat :
lorsqu'il existe des dangers imminents pour les gens ". Considerons
par exemple le cas de figure où une personne influente exprimait sa
pensee negationniste dans un rassemblement et incitait ainsi a la
haine raciale ou a la violence mettant en danger la vie des gens ;
ou bien si de tels propos etaient exprimes dans des moments delicats
et critiques pour les relations entre les Etats. Une limitation
temporaire et de la liberte d'expression peut apparaître dans ce
genre de situations comme le seul choix possible afin de sauvegarder
la serenite de la vie democratique.
Très different est le cas du negationnisme inspire et soutenu par les
Etats et les gouvernements. Il s'agit par exemple du cas de la Turquie
vis-a-vis du genocide armenien ou de l'Iran vis-a-vis de la Shoah.
Est-il concevable dans ce cas de mettre en place une loi supranationale
vouee a punir les representants des gouvernements responsables
d'actions ou propos negationnistes ? Afin de repondre a cette question,
je souhaite d'abord evoquer quelques exemples particuliers qui donnent
l'ampleur des consequences du negationnisme perpetre par les Etats
et les gouvernements :
En 1995, au lendemain de l'ouverture a Milan, en Italie, d'une
exposition historique sur le temoignage photographique de l'officier
allemand A.T. Wegner sur le genocide des Armeniens dans les deserts
de la Mesopotamie, le consul turc a demande et obtenu de faire fermer
les battants de l'exposition. Grace a l'intervention directe du maire
de Milan, l'exposition a pu rouvrir deux jours après.
En 1996 la depouille d'Enver Pasha, l'un des trois responsables
du gouvernement Jeune-Turc, a l'origine du genocide armenien,
fut transferee d'Asie Centrale en Turquie afin de lui rendre des
honneurs publics. Recemment en Turquie des monuments ont ete eriges en
l'honneur des bourreaux du genocide, ce qui a suscite une avalanche
de protestations au sein des communautes armeniennes de la diaspora
et en Armenie.
A Lyon, en France, lors de la commemoration historique du genocide
armenien le 24 avril 2006, un groupe de representants des Loups Gris
(partie ultranationaliste turc) a essaye d'empecher le deroulement
ceremonies. Des emeutes s'en sont suivies.
Le president iranien M. Ahmadinejad multiplie ses propos niant la
Shoah. Il est alle jusqu'a organiser une conference internationale
sur la Shoah afin de beneficier de l'appui des universitaires. Au
vu des relations tendues de l'Iran avec la communaute internationale
ces provocations paraissent assez dangereuses car elles peuvent miner
l'objectif de la paix dans une zone du monde où sevissent des conflits
et que d'autres y sont " en attente ".
Ces exemples montrent clairement dans quelle mesure le negationnisme
auquel nous faisons face est un mensonge delibere et orchestre par un
Etat pour des raisons purement liees au present, un abus d'un Etat a
l'egard de ceux qui n'ont pas la possibilite de connaître la verite
historique. Et ils montrent egalement que ce negationnisme a eu dans
le passe et continue d'avoir aujourd'hui de lourdes consequences pour
les communautes qui ont ete victimes du crime de genocide et sur les
descendants des survivants qui n'ont jamais pu inhumer leurs morts.
Certains Etats, profitant de facon cynique de l'ignorance, de la
bonne fois et de la faiblesse de leurs propres citoyens, reecrivent
l'histoire en manipulant les faits et en niant la realite criminelle
des persecutions de generation entières. Ils sèment ainsi la culture
de la haine et de la peur de l'autre et nourrissent leurs peuples
d'integrisme et de radicalisation de la pensee.
Ne devons-nous pas reconnaître sur cette base que nous sommes de
nouveau confrontes a des regimes totalitaires et oppressifs, avec des
nuances et a des niveaux differents, et que le negationnisme constitue
en soi une attaque violente contre les principes de la democratie ?
La verite historique est niee. Il serait d'un côte errone de
faire valoir dans les tribunaux des arguments bases sur les etudes
historiques - car il s'agit la d'un terrain difficile et delicat
comme l'a indique Simonetta Fiori a propos de la " Decision Cadre " de
l'Union Europeenne sur le thème du negationnisme du 28 novembre 2008.
Il reste tout de meme vrai qu'une reaction immediate, unitaire
de protestation menee par l'Union Europeenne, les Nations Unies,
les associations pour les droits de l'homme, une action qui puisse
avoir une diffusion très large, une protestation reiteree contre une
negation reiteree, pourrait s'averer une contribution decisive a un
changement de cap de ces gouvernements et constituer une base pour
une loi efficace et partagee, capable de contrecarrer le nationalisme
et les questions " nominalistes ".
Il ne s'agit donc pas de " punir les opinions " ou d'etablir par la
loi ce qui est historiquement vrai ou faux, en s'emparant de cette
manière du terrain de l'enquete propre aux historiens. Il s'agit plutôt
de donner son juste poids a une question morale dans un but moral :
sanctionner publiquement et avec vigueur le negationnisme des Etats
et des gouvernements qui constitue une forme supreme du mensonge. Une
voix commune, nourrie d'un esprit d'universalite qui est l'expression
de la conscience des droits de l'homme issue des ruines des guerres du
XXe siècle, pourrait donner une nouvelle force a l'autorite morale des
temoins, dont la voix s'est affaiblie car de moins en moins ecoutee.
On ne peut pas se battre contre le negationnisme des Etats avec des
lois nationales, comme l'a affirme Yves Ternon, mais par une loi
supranationale : une loi anti-negationniste a soumettre aux Nations
Unies, similaire a la Convention pour la prevention et repression du
crime de genocide approuvee par l'Assemblee Generale le 9 decembre
1948, constituerait le franchissement d'un cap important porteuse
d'espoir pour une histoire liberee de la violence politique de masse
et des operations de nettoyage ethnique.
Dans le cas specifique des Armeniens, la negation du genocide
fut organisee dès son execution et conduisit pour cette raison au
silence des premières generations, en determinant une sorte de "
decalage " dans la prise de conscience historique. Et, comme l'a
indique Catherine Coquio, la consequence a ete " la difficulte du
mouvement litteraire armenien a assumer un rôle de temoin critique
de ces evenements historiques ".
Il faut cependant faire le constat d'une nouvelle d'attitude dans des
temps plus recents : devant le negationnisme obstine du gouvernement
turc, les Armeniens de deuxième et troisièmes generations, que ce soit
en Armenie ou dans la diaspora, se sont federes dans leur engagement a
combattre la negation des faits : ainsi la memoire, renforcee par le
negationnisme, est devenue un outil de construction identitaire. Les
temoignages, recueillis et partages par les non-Armeniens, se
multiplient. L'interet des historiens renaît et s'elargit : a côte et
au-dela du Metz Yeghèrn, le " Grand Crime ", c'est l'histoire et la
culture armenienne dans son ensemble qui connaissent un nouvel essor.
Les souvenirs des souffrances individuelles se sont fondus dans une
memoire historique partagee. De plus, l'appropriation de la verite
historique par les Armeniens, partagee par beaucoup de non-Armeniens
dans les nombreux pays de la diaspora et meme en Turquie, quoique de
manière encore limitee, aide a combler la fracture que le genocide
a ouverte dans l'histoire des peuples.
En conclusion, j'avance l'hypothèse un peu provocatrice que si le
genocide armenien n'avait pas ete perpetre, la Turquie aurait pu etre
aujourd'hui et depuis longtemps membre de l'Union Europeenne. La
Turquie, par l'elimination des Armeniens, mais aussi des Grecs,
des Syriaques et d'autres minorites, a savoir de la partie la plus
europeenne de sa population, a commis une sorte de " suicide politique
", tout comme l'Allemagne hitlerienne qui avait detruit, avec les
juifs, une bonne partie de sa culture, de sa pensee scientifique,
de sa litterature, de sa musique au niveau le plus eleve. Le
negationnisme obstine des gouvernements turcs depuis des decennies
n'a fait qu'alimenter le besoin de preservation de la memoire de la
part des Armeniens, que federer leur diaspora de sept millions de
personnes autour de la patrie (qui compte trois millions d'habitants).
Ouvrir un debat transversal sur le thème du negationnisme, compte tenu
de la pluralite des opinions a ce sujet, represente une opportunite
pour un " elargissement de la memoire " dans le contexte de l'analyse
historique des genocides du XXe siècle, pour pouvoir progresser dans
l'approfondissement de la connaissance du mal comme dans la reflexion
sur le bien. En effet, la memoire du bien, les figures exemplaires des
" justes ", des temoins, des resistants font desormais pleinement
l'objet de recherches historiques dans lesquelles ils côtoient les
thematiques classiques sur la Shoah et les genocides apportant une
lumière nouvelle a la comprehension de l'epoque des totalitarismes.
Une traduction supervisee par Raymond Kevorkian
* Pietro Kuciukian est un orthodontiste Milanais entièrement voue a la
cause armenienne depuis le decès de son père en 1983. De ses nombreux
voyages en Asie Mineure et en Armenie, il a rapporte plus de vingt
heures de films video, notamment de Der es Zor. Il a suivi pas a pas
les routes de la mort empruntees par les martyrs armeniens en 1915.
C'est a Venise qu'il a appris l'Armenien. Il collabore egalement avec
la Musee du Genocide a Erevan et a fonde l'Association "La Memoire
est l'Avenir".
Ses ouvrages en Italien
Le Terre di Nairi, viaggio en Armenie, Guerini, Milan, 1994, ISBN
8878025437
Viaggio tra i cristiani d'Oriente, Guerini, Milan 1997, ISBN 8878027340
Dispersi, viaggio fra le comunita Armene nel mondo, Guerini, Milan
1998, ISBN 8878029548
Voci nel deserto. Giusti e testimoni per gli Armeni, Guerini, Milan
2000, ISBN 8883351673
Il Giardino di Tenebra. Viaggio nel Haut Karabgh, Guerini, Milan 2003,
ISBN 8883354133
La terza Armenie. Viaggio nel post-Caucaso sovietico, Guerini, Milan
2007, ISBN 8883358465
From: A. Papazian