FRANCE
Séance du 4 mai 2011 (Compte rendu analytique officiel du 4 mai 2011)
- Répression de la contestation de l'existence du génocide arménien
SÉANCE
du mercredi 4 mai 2011
98e séance de la session ordinaire 2010-2011
présidence de M. Jean-Léonce Dupont,vice-président
Secrétaires : Mme Christiane Demontès, M. Jean-Paul Virapoullé.
La séance est ouverte à 14 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte
rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Génocide arménien
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la
proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence
du génocide arménien.
Discussion générale
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - Le 13 mai 1998,
le groupe socialiste de l'Assemblée nationale déposait une proposition
de loi tendant à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Ainsi
commençait le parcours chaotique de la loi de 2001.
La paix ne peut s'établir sur la négation de ce qui eut lieu. Il
fallut la pugnacité de MM. Gaudin et Piras pour que le 7 novembre 2000
fut adoptée une proposition de loi, identique à la proposition de loi
de l'Assemblée nationale, sur demande de discussion immédiate.
Le 29 janvier 2001, la France reconnaissait donc officiellement le
génocide arménien de 1915.
Déjà à l'époque les parlementaires étaient accusés de se substituer
aux historiens ; déjà à l'époque la Turquie menaçait la France de
rétorsions.
Le 18 juin 1987, le Parlement européen affirmait que les événements
subis par les Arméniens entre 1915 et 1917 étaient assimilables à un
génocide au sens défini par l'ONU en 1948. Il ajoutait toutefois que
la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable de ce
crime.
La loi française du 29 janvier 2001 n'est pas une anomalie législative
: nombre d'États en ont adopté une analogue.
En 1915, près d'1,5 million d'Arméniens furent assassinés par le
gouvernement Jeunes-Turcs. Malgré les innombrables preuves, la Turquie
refuse d'ouvrir les yeux sur son passé. Elle s'est ainsi enfermée dans
un négationnisme d'État et fait pression sur ceux qui voulaient
reconnaître ce génocide. Les États-Unis en 2007, pour conserver
l'accès à leurs bases militaires, ont accepté cette forme de chantage,
qui s'exerce aussi sur la France, si l'on en croit les propos qu'a
tenus le ministre d'État de Turquie chargé de la négociation pour
l'adhésion à l'Union européenne devant nos commissions, la semaine
dernière.
Le peuple turc commence à s'éveiller de cette longue ignorance. Le
journaliste Hran Dink, qui voulait faire prendre conscience à ses
concitoyens turcs de cette réalité de son passé, a été assassiné par
un jeune extrémiste -qui n'a pas été condamné. Mais il faut signaler
que 200 000 personnes ont manifesté par solidarité avec le journaliste
et les Arméniens.
Les sites promouvant le négationnisme pullulent sur internet, soutenus
dans les milieux d'extrême-droite. Récemment encore, était distribué
au Salon du livre un ouvrage officiel dont chaque page s'emploie à
nier le génocide.
La loi de 2001 reste déclarative. Il faut pouvoir sanctionner la
négation du génocide. Notre proposition de loi est identique à celle
que l'Assemblée nationale a adoptée il y a cinq ans. Mme Aubry a
souhaité que le groupe socialiste au Sénat la reprenne à son compte.
Tolérer le négationnisme, c'est assassiner une nouvelle fois les
victimes, pour reprendre un mot d'Elie Wiesel.
Alors que la France a reconnu tant le génocide arménien que la Shoah,
la loi ne punit que la négation de la Shoah, pas celle du génocide
arménien. Cette différenciation est injustifiable ; notre proposition
de loi la supprime.
La commission des lois craint que ce texte ne compromette les
relations entre la Turquie et l'Arménie. Mais le protocole de Zurich
est au point mort et la question du Haut-Karabagh a été
instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.
Mme Nathalie Goulet. - Allons !
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - La loi de 2001 a
tranché le débat sur les relations entre la loi et l'Histoire ; cette
proposition de loi ne fait qu'en tirer les conséquences.
Inconstitutionnelle, cette proposition de loi ? L'Arménie ne peut
soumettre la question au TPI sans l'accord de la Turquie ! En quoi
serait-il inconstitutionnel de sanctionner la négation d'un génocide
qu'aucun historien ne met en doute ? Les juges sauront appliquer notre
texte ! Quant à l'atteinte à la liberté d'expression et d'opinion, le
rapport du président Hyest est léger dans son argumentation sur la
Déclaration des droits de l'homme. Le négationnisme n'est pas une
opinion. Il n'y a pas d'anti-arménisme comparable à l'antisémitisme ?
Mais la loi Gayssot a une portée bien plus large que ce qu'il veut
laisser entendre.
Le président Sarkozy a garanti qu'il ne s'opposerait pas à une telle
proposition de loi et qu'il laisserait le Sénat libre de son vote. Que
soit pénalement sanctionnée la négation de la Shoah n'a jamais
paralysé le travail des historiens.
Un État aussi grand que la Turquie ne peut s'affaiblir en regardant
son histoire en face. Avec l'adoption de cette proposition de loi,
serait supprimée la concurrence malsaine entre deux génocides.
(Applaudissements sur certains bancs à gauche)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Cette
discussion n'est pas facile... Il est plus aisé de répondre à la
passion qu'à un raisonnement juridique. Ce débat porte tant d'émotions
qu'une discussion juridique sereine est difficile. Légère, l'analyse
de la commission ? Trop d'échotiers ignorent le droit et l'article
1382 du code civil...
La France a officiellement reconnu le génocide arménien par la loi du
29 janvier 2001. D'autres pays l'ont fait par voie de résolution, ce
que la réforme constitutionnelle de 2008 rend désormais possible en
France.
La commission des lois estime que cette proposition pose de vraies
difficultés constitutionnelles. Elle ne nie certes pas l'existence de
ce génocide. Celui-ci est une réalité historique largement reconnue.
En 1915, le gouvernement a décidé de déporter les Arméniens vers les
déserts de Syrie et d'Iraq. Les deux tiers d'entre eux y auraient
laissé la vie. Mais ce n'est qu'en 1946, à Nuremberg, qu'est définie
la notion de crime contre l'humanité et en 1948 celle de génocide. Ces
crimes prennent la qualification de « génocide » ou de « crimes contre
l'humanité » quand est avérée l'existence d'un plan concerté.
Rétroactivement, cette qualification peut être appliquée à l'action du
gouvernement turc contre les Arméniens, en 1915, qui visait davantage
à homogénéiser la population d'Anatolie qu'à combattre, comme allégué,
une cinquième colonne.
Suivant l'exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, le
Parlement européen, le Conseil de l'Europe, la France, a
officiellement reconnu le génocide arménien en 2001. Seule la négation
de la Shoah est condamnable pénalement, au titre de la loi Gayssot
modifiant la loi de 1881 sur la presse. Ce qui n'entre pas dans le
champ de cette loi peut être poursuivi sur la base de l'article L.
1882 du code civil. Des voies de recours existent donc bien contre
ceux qui contesteraient le génocide arménien.
M. Bernard Piras. - Faux !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - L'examen
de cette proposition de loi s'inscrit dans le cadre du débat plus
large sur les lois « mémorielles » qui soulèvent une question de
principe : nous appartient-il de nous prononcer sur le passé ? Je
crois comme le président Accoyer que nous devons y renoncer. Un
important travail historique reste à accomplir sur le génocide
arménien. Ne l'entravons pas.
Depuis la révision de 2008, nous pouvons nous prononcer par la voie de
résolution, sans édicter des normes. Faisons-le.
La question du génocide arménien est encore largement taboue en
Turquie. N'entravons pas le timide dialogue qu'ont engagé la Turquie
et la République d'Arménie. L'adoption de cette proposition de loi
pourrait nuire à la position de la France pour soutenir ce processus.
Appartient-il au juge pénal français de s'immiscer dans les relations
entre Turquie et Arménie ? Nous ne le pensons pas.
Cette proposition de loi risque de présenter une contrariété à la
Constitution au regard du principe de légalité des délits et des
peines. Alors que la loi Gayssot sur la négation de la Shoah était
fondée sur un ensemble de textes et de jugements internationaux, il
n'y a rien de tel pour le génocide arménien. Comment alors les juges
se prononceraient-ils ?
Limiter la liberté d'expression n'est admissible qu'en vue de
poursuivre un objectif actuel : or, on ne peut dire que nos
compatriotes d'origine arménienne se heurtent à quelque chose de
comparable à l'antisémitisme des années trente. L'intervention du juge
pénal dans le jugement de l'Histoire soulèverait des problèmes de
droit qui ne manqueraient pas d'être soulevés par le Conseil
constitutionnel. C'est pourquoi la commission des lois a adopté, à
l'unanimité, une exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur
certains bancs à droite)
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des
libertés. - Cette proposition de loi est évidemment compréhensible.
Les faits parlent d'eux-mêmes. Le peuple arménien a connu une période
tragique qui a mené à la mort des deux tiers de sa population, tandis
que les 800 000 survivants se sont dispersés dans le monde, en France
en particulier. Nombre de nos compatriotes d'origine arménienne se
sont illustrés dans notre vie économique, sociale et culturelle. Je ne
mentionnerai que Charles Aznavour, présent dans votre tribune
d'honneur, et les héros du groupe Manouchian, morts pour la Résistance
que le poème d'Aragon L'Affiche rouge a immortalisés.
Le génocide arménien est dans la mémoire et le coeur du peuple
français. L'article 24 bis de la loi de 1881, issu de la loi Gayssot
de 1990, qui sanctionne la négation de la Shoah, n'est pas applicable
à celle du génocide arménien. Mais d'autres qualifications pénales
peuvent s'appliquer, au titre de la discrimination et de la haine
raciale.
La question est de savoir si cette proposition de loi améliorera la
protection de la communauté arménienne. Elle est loin d'être simple.
Ne nous mettons pas en position d'offrir une victoire aux
négationnistes qui déposeraient une QPC.
Le principe de légalité des délits et des peines suppose une
définition précise de ce que l'on sanctionne. Tel n'est pas le cas à
propos du génocide arménien. Le 7 mai 2010, la Cour de cassation a
refusé de transmettre une QPC au motif qu'est décrite de façon claire
et précise la contestation de crime contre l'humanité. Cette clarté et
cette précision ne sont pas suffisantes ici, dès lors qu'elles ne sont
établies par aucun jugement international.
La liberté d'expression est reconnue par la Déclaration des droits de
l'homme et par la Déclaration européenne. La Cour de Strasbourg
vérifie qu'existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les
entraves mises à la liberté d'expression et ce qu'il s'agit de
protéger. La loi Gayssot peut s'appuyer sur les décisions du tribunal
de Nuremberg et sur la Convention de Londres de 1948.
On ne peut adopter un texte fragilisé quel que soit le sort de celui
qui est en débat aujourd'hui. Le gouvernement de la République ne
restera pas inerte. M. Sarkozy a décidé que deux actions seraient
lancées. Une circulaire sera adressée aux procureurs généraux
susceptibles d'être saisis en faveur de Français d'origine arménienne.
M. Guy Fischer. - C'est la moindre des choses !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - J'ai proposé une collaboration
régulière avec les juristes de la communauté arménienne, comme nous le
faisons avec le Crif. Nous sommes disposés à avancer ensemble.
Sur la base de l'article 1382 du code civil, des actions peuvent être
menées pour que justice soit rendue. Je veille à ce que cette
jurisprudence soit correctement appliquée...
Je n'ignore pas la dimension émotionnelle d'un tel problème. C'est
parce que le Gouvernement est conscient de la souffrance de la
communauté arménienne qu'il veut prendre des mesures immédiatement
efficaces.
Sur cette proposition de loi, le Gouvernement s'en remet à la sagesse
du Sénat. (Quelques applaudissements dispersés)
Mme Nathalie Goulet. - Sujet délicat, à une semaine du 24 avril, date
anniversaire du génocide arménien ! Ce texte, comme d'autres sur le
retrait de la nationalité, heureusement retiré grce aux sénateurs
centristes, renvoie à notre propre histoire. La quasi-totalité de ma
famille a été exterminée dans les camps. Je fais partie d'un peuple
qui, lui aussi, dort sans sépulture et qui a choisi de mourir sans
abjurer sa foi ; je peux comprendre ce que ressentent les descendants
de victimes d'un génocide. Ce débat entre nous, avec un peu de bonne
volonté, peut néanmoins être l'occasion de mettre un terme à certaines
polémiques.
Je voudrais parler du Caucase. Les Azerbaïdjanais sont totalement
étrangers au génocide de 1915. Si un litige territorial existe
aujourd'hui, il est spécieux d'utiliser le génocide pour occuper un
territoire comme le Haut-Karabagh, de même que la Shoah ne justifie
pas les exactions commises à Gaza.
En 1992, des dizaines de milliers d'Azerbaïdjanais sont tombés, sans
que nulle voix ne s'élève. À mesure de l'avancée des forces
arméniennes, jusqu'au cessez-le-feu de 1994, 20 000 victimes, un
million de réfugiés et déplacés. La position de la France est claire :
elle soutient l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et travaille à
la paix entre ce pays et l'Arménie. Au nom des victimes, des enfants
du Caucase, auxquels les adultes volent leur enfance, nous devons
oeuvrer à la poursuite de la paix.
L'ensemble de mon groupe votera l'exception d'irrecevabilité, espérant
que le président de la République tiendra sa promesse d'une visite
dans le Caucase.
M. Ambroise Dupont. - Très bien !
M. Jean-Noël Guérini. - La reconnaissance du génocide arménien et la
criminalisation de sa contestation sont notre combat, depuis plus de
vingt ans. Du président Mitterrand à Jacques Chirac, des
parlementaires de gauche comme de droite, ont voulu que soit reconnue
une tragédie que certains voulaient nier. En 2001, Jacques Chirac,
président de la République, a promulgué une loi reconnaissant le
génocide arménien qui, commencé en 1915, a conduit à l'extermination
de plus d'un million de personnes. Elie Wiesel a fait connaître
publiquement, avec d'autres historiens, sa position, pour parvenir à
la reconnaissance du génocide. En l'admettant, la République française
a rendu à ce peuple ce qui lui est dû.
L'Assemblée nationale, le 2 octobre 2006, a voté la pénalisation de la
négation du génocide arménien. « La responsabilité confère à l'homme
de la grandeur » écrivait Stefan Zweig. Le Sénat ne peut fuir ses
responsabilités : notre devoir, aujourd'hui, est de sanctionner les
négationnistes. Une telle loi ne limiterait pas la liberté
d'expression, n'étant contraire à aucune convention internationale
liant la France. En tout état de cause, le peuple français peut voter
toute loi qu'il juge juste. L'argument de l'inconstitutionnalité n'est
pas à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres ; que
n'a-t-on soulevé la question en 2001 ? Le négationnisme n'est pas un
mode d'expression comme les autres : son objectif premier est de
falsifier l'histoire pour forcer l'oubli.
Ce texte serait un instrument efficace pour combattre le
communautarisme. Y compris en Turquie, des hommes et des femmes
manifestent, plus courageux que nous, pour obliger le gouvernement
turc à prendre ses responsabilités. Soyons à la hauteur de nos
responsabilités ! (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche)
M. Guy Fischer. - Voici dix ans que le génocide arménien était enfin
reconnu dans notre assemblée. Instants émouvants, qui, réunissant
l'ensemble des familles politiques, mettaient un terme à un pesant
déni de 95 ans.
Nous voici réunis à nouveau pour examiner un texte qui doit, je l'ai
dit comme signataire de bien d'autres sur le même sujet, nous sortir
du milieu du gué où nous sommes restés.
La loi de 2001 a une portée symbolique considérable, mais reste sans
incidence juridique : il faut une réponse pénale au négationnisme.
Nous l'affirmions déjà en 2005, en déposant une proposition de loi qui
visait tous les crimes contre l'humanité du XXe siècle et ceux qui
pourraient, hélas, être à venir. Nous avions beaucoup travaillé à
Marseille avec les Arméniens, définissant trois écueils : ne pas s'en
tenir au seul angle, réducteur car relatif à la seule presse, de la
loi Gayssot ; rester dans les clous constitutionnels : ne pas prêter
le flanc à la pression de la Turquie.
C'est donc avec plaisir que j'ai vu mes collègues socialistes déposer
ce texte -même si nos propositions de 2005 avaient l'avantage d'éviter
le qualificatif de « loi mémorielle ». Le négationnisme n'est pas un
mode d'expression comme les autres : son objectif est en effet de
falsifier l'histoire pour effacer de la mémoire collective toute trace
des génocides. Il doit être sanctionné par la même peine que celle qui
s'applique à la négation de la Shoah. Ce serait un progrès immense
pour la cause arménienne, envoyant un signal clair à tous les
communautarismes. Ce serait un progrès pour l'humanité tout entière.
Il ne s'agit ni d'imposer une histoire d'État ni de stigmatiser la
Turquie, mais d'oeuvrer à la réconciliation de ces peuples en leur
rendant la mémoire.
Sans doute, ce texte est perfectible, mais l'essentiel est qu'il
existe et emporte l'assentiment du plus grand nombre, par delà les
clivages politiques.
Je voterai, avec mon groupe, en conscience, cette proposition de loi
et j'espère avoir convaincu. (Applaudissements sur les bancs CRC et
sur certains bancs socialistes)
M. Josselin de Rohan. - (Applaudissements sur les bancs UMP) Je ne
m'embarrasserai pas de précautions oratoires : ce texte est
inopportun, inacceptable et irrecevable, car inconstitutionnel. Le
président Hyest l'a clairement démontré.
Il ne peut que contribuer à détériorer la relation entre la France et
la Turquie sans contribuer à rapprocher ce pays de la République
arménienne, qui n'a rien demandé.
Alors que le lche assassinat d'un journaliste turc d'origine
arménienne suscite dans les consciences turques une réflexion
salutaire, ce texte est fort malvenu. Il serait un encouragement pour
les extrémistes, déterminés à nier la réalité à toute force.
Le devoir de la France n'est pas d'attiser les débats mais de
rapprocher les bonnes volontés. Alors que nombreux sont aujourd'hui
les citoyens turcs qui ne cachent plus leurs origines arméniennes,
adopter ce texte serait terriblement contre-productif. Veut-on voir
condamner quiconque mettrait en cause, en sa qualité d'historien,
l'étendue ou la portée des massacres sur telle partie du territoire,
comme fut poursuivi cet historien irréprochable qui niait que
l'esclavage ait été proprement un « génocide » ? Faudra-t-il que les
chercheurs s'exilent pour poursuivre leurs travaux ? René Rémond,
suivi par Pierre Nora, s'est inquiété de cette façon de mettre en
cause la liberté de pensée des historiens. L'entreprise, je le dis,
est obscurantiste. Le génocide arménien est reconnu par la loi. Nous
ne voulons pas l'effacer de la mémoire, mais on ne saurait pour autant
mettre en cause la liberté d'expression qui est la marque de notre
pays, liberté pour laquelle sont morts Manouchian et ses compagnons.
N'écoutez pas ceux qui veulent dévoyer votre cause en l'entraînant sur
la voie du communautarisme et de l'extrémisme ! Elle est trop juste
pour que vous la laissiez altérer. (Applaudissements sur la plupart
des bancs UMP)
M. Charles Gautier. - La France, patrie des droits de l'homme ? Nous
nous en flattons tous. Mais des positions récentes écornent cette
réputation. Qu'adviendrait-il si nous nous érigions, ici et
maintenant, en censeurs de l'Histoire ? Qui sommes-nous pour blmer un
peuple pour les agissements de ses arrière-grands-parents ? Foin de
cette arrogance.
Les historiens ne veulent pas de lois mémorielles auxquelles se
complait le Parlement. Il reste un important travail de recherche à
mener sur le génocide arménien : n'interférons pas, pour de vagues
raisons électoralistes.
Loin de moi l'idée de minimiser l'atrocité des crimes commis, mais
j'appelle à regarder vers l'avenir, en tenant compte des liens
diplomatiques de notre pays, au bénéfice de la paix. Des voies de
recours existent déjà dans notre droit pour punir les personnes
contestant tout génocide : ce texte me paraît donc au minimum inutile.
Pire, il est dangereux, exacerbant le nationalisme et entravant toute
tentative de dialogue entre Turcs et Arméniens.
M. Josselin de Rohan. - Très bien !
M. Charles Gautier. - Les liens entre la France et la Turquie seront à
reconstruire entièrement, à un moment où elles sont déjà très
détériorées. Quant aux bribes de dialogues entamés entre Turcs et
Arméniens, il n'en restera rien.
Enfin, ne peut-on pas craindre que les relations entre les Français
d'origines turque et arménienne se dégradent de la même manière ? Quel
est l'intérêt de la France à opposer l'une contre l'autre deux
communautés vivant sur son territoire ?
D'autres ressortissants français ont été victimes de crimes contre
l'humanité. Mais ne constituant pas une communauté aussi nombreuse,
ils ne savent faire entendre leur douleur. Évitons d'instiller
l'inégalité dans nos lois : l'universalisme est une valeur trop
précieuse pour être bafouée de la sorte.
La France, qui a inventé la laïcité, cette neutralité de l'Etat
vis-à-vis des opinions religieuses, doit faire de même pour
l'histoire.
C'est pour toutes ces raisons que je m'opposerai à ce texte.
Cette proposition de loi a toutefois un mérite : celui de poser le
débat. Espérons que demain il soit définitivement clos.
(Applaudissements sur certains bancs socialistes et sur la plupart des
bancs UMP)
M. Bruno Gilles. - J'associe Mme Joissains à mon propos.
Je comprends les arguments juridiques de la commission des lois : les
lois mémorielles posent de fait problème. Mais à titre personnel, par
mon vote, je veux dénoncer un scandale : l'État turc, candidat à
l'Union européenne, continue à pénaliser ses ressortissants qui
appellent à la reconnaissance du génocide. Comment, à ce compte,
poursuivre les négociations ?
Peut-on brader les principes au nom de sordides calculs économiques,
pour le bénéfice de nos entreprises sur le territoire turc ?
J'assume mes positions. Oui, je reconnais le génocide arménien. Je
voterai contre la motion d'irrecevabilité, en faveur du texte de M.
Lagauche.
Toutefois, je voudrais dire que l'hypocrisie de certains me laisse un
goût amer. Que nos compatriotes d'origine arménienne ne s'y trompent
pas ! Certes, la manoeuvre était bien montée : présenter dans la niche
parlementaire socialiste un texte satisfaisant la diaspora arménienne
de France et ne déployer aucun effort en faveur de son adoption, afin
de faire endosser à la majorité et au Gouvernement la responsabilité
de l'échec. La ficelle est un peu grosse !
Vous savez bien, pourtant, qu'il fallait le faire signer par ceux qui,
sur les bancs qui vous font face, étaient prêts à le soutenir, comme
l'avait fait M. Gaudin.
M. Bernard Piras. - C'est moi qui l'avais fait.
M. Bruno Gilles. - Je vous en félicite !
Ami de longue date des Français arméniens de souche, je voterai en
faveur du texte de Serge Lagauche et contre l'exception
d'irrecevabilité, mais je proteste devant vous, solennellement, car ce
sujet grave et douloureux méritait mieux qu'une petite combine
partisane. (Applaudissements sur certains bancs à droite,
protestations sur plusieurs bancs socialistes)
M. Bernard Piras. - Vous n'aviez qu'à en prendre l'initiative !
M. Gérard Collomb. - Summum jus, summa injuria : maxime qu'il est bon
d'avoir aujourd'hui à l'esprit.
J'entends bien les arguments que nous opposent le droit, la diplomatie
; j'entends M. Hyest lorsqu'il explique que l'on ne peut s'appuyer sur
aucune convention internationale ni aucune décision de justice ;
j'entends M. de Rohan qui s'inquiète d'un texte susceptible de
perturber nos relations diplomatiques.
Mais c'est ce type de raisonnement qui a conduit, dans le silence
assourdissant des nations, au génocide arménien. À l'époque, déjà, on
évoquait le droit ou les relations diplomatiques pour ne pas agir...
Une seule voix, celle de Jean Jaurès, dénonçait dès 1896 ce drame
abominable : « Il faut sauver les Arméniens l Ce qui importe, ce qui
est grave, ce n'est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas,
ce n'est pas qu'elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c'est qu'elle
ne s'est pas éveillée spontanément ; c'est qu'elle a été excitée,
encouragée, nourrie des appétits les plus féroces par un gouvernement
régulier avec lequel l'Europe a échangé plus d'une fois, gravement, sa
signature. »
Rien n'y fit, et du massacre on en vint au génocide. On en connut tôt
le caractère : les observateurs, tel le consul américain Jesse B.
Jackson, dénonçaient alors le caractère systématique du massacre.
Pourtant, ces voix éparses ne surent se faire entendre. Un immense
silence avait tout recouvert. Silence des survivants, silence d'une
douleur cachée, d'une plaie que l'on tait, comme dans la culpabilité.
Plaider le droit, donc ? Plaider la Constitution ? Nous, nous plaidons
tout simplement pour l'humanité. (Applaudissements sur plusieurs bancs
du groupe socialiste et sur les bancs CRC)
M. Dominique Braye. - Cela vous va bien !
M. Ambroise Dupont. - J'entends bien les attentes de nos compatriotes
arméniens. S'il ne me paraît pas opportun d'adopter ce texte, il est
l'occasion de débattre de la place des lois mémorielles dans notre
droit.
Ce texte, le président Hyest l'a dit, pose plus de problèmes qu'il
n'en résout. Au plan politique, quelques remarques. L'inflation des
lois mémorielles conduit à se saisir de questions qui ne relèvent pas
du Parlement, au risque d'ouvrir à chacun la tentation de faire valoir
ses revendications.
Et que dire de l'effet sur nos relations diplomatiques ? La France
copréside le groupe de Minsk chargé de trouver une solution au conflit
du Haut-Karabagh.
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Ambroise Dupont. - Cette médiation contraint notre pays à une
totale neutralité. Adopter ce texte attiserait les tensions et
desservirait la paix. Plus profitable est d'encourager le
rapprochement entre les États turc et arménien, par la diplomatie. Je
soutiendrai donc la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur la
plupart des bancs UMP)
M. Robert Badinter. - J'aurais toutes les raisons, intellectuelles,
humaines, personnelles, de soutenir ce texte. Les génocides me font
horreur, les crimes contre l'humanité flétrissent celle-ci. Cette
flétrissure, hélas, ne s'est pas, depuis un siècle, refermée.
Pourquoi, alors, suivrais-je la motion d'irrecevabilité ? C'est que
l'on ne peut pas étendre les pouvoirs du Parlement au-delà de ce que
la Constitution lui assigne. Nous sommes des législateurs et la loi
n'existe que dans le respect de la Constitution. Or, ici, le
législateur, emporté par l'émotion, s'est laissé entraîner sur les
terres de l'historien dont, dans une démocratie, la liberté doit être
absolument respectée. Édicter des lois qui disent l'histoire irait
contre notre idiosyncrasie nationale.
Le dernier article du doyen Vedel, paru dans les Mélanges Luchaire,
est consacré à la loi du 29 janvier 2001. Pour lui, la question de sa
constitutionnalité appelait une réponse simple et facile : le principe
de séparation du législatif et du judiciaire interdit au législateur
de qualifier les faits historiques, non seulement au regard de
l'article 34, mais parce que ce serait usurper la compétence en
matière internationale et la diplomatie. « Il n'est pas sérieux de
proclamer que le législateur est souverain, que le Parlement détient
ou peut confisquer toutes les compétences qui peuvent être exercées au
nom de l'État. Une telle hérésie serait aux antipodes de la démocratie
constitutionnelle qui n'admet pas d'avantage le règne du législateur
que celui du gouvernement ou celui des juges ». Pour toutes ces
raisons, il regardait la loi de 2001 comme contraire à la
Constitution.
Si je le rappelle, c'est que les auteurs de cette proposition de loi,
emportés par la compassion, sont tombés dans un piège, qu'ils
tendaient du même fait à la communauté arménienne elle-même. Car,
depuis la révision de 2008, un texte qui s'enracine dans un autre
autorise le Conseil constitutionnel à se saisir de la
constitutionnalité du premier, (mouvements divers) dès lors que lui
serait posée une question prioritaire de constitutionnalité. J'en
appelle à tous les hommes de coeur : cette initiative conduirait au
contraire du but poursuivi.
La dernière affaire que j'ai plaidée le fut contre des révisionnistes,
condamnés pour avoir manqué au devoir de l'historien. Contre
quiconque, dans l'Hexagone, se livrerait à une contestation du
génocide, il est donc des moyens d'agir.
Cette loi, qui blesse la Constitution et fait de nous le juge de
l'Histoire, va à l'encontre d'intérêts que je considère comme sacrés.
Puissent enfin nos amis turcs mesurer le fait que depuis les atroces
génocides de la seconde guerre mondiale, les dirigeants de toutes les
nations démocratiques s'honorent en reconnaissant les crimes commis
sur tous les continents : là est l'honneur des grandes démocraties, là
est l'honneur des grands dirigeants. (Applaudissements sur la plupart
des bancs)
La discussion générale est close.
Exception d'irrecevabilité
M. le président. - Motion n°1, présentée par M. Hyest, au nom de la commission.
En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat
déclare irrecevable la proposition de loi tendant à réprimer la
contestation de l'existence du génocide arménien (n° 607, 2009-2010).
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Certains
préfèrent la simplicité de la passion à la complexité du raisonnement.
Les progrès de l'État de droit sont aussi ceux de l'humanité. La
commission des lois unanime a décidé d'opposer l'irrecevabilité à un
texte qui est contraire à deux principes constitutionnels, celui de la
légalité des délits et des peines et celui du droit à la liberté
d'opinion et d'expression.
La proposition de loi diffère de la loi Gayssot en ce que celle-ci au
contraire de celle-là est adossée à des faits précis, reconnus par des
conventions internationales ou des juridictions nationales. Dans un
arrêt du 7 mai 2010 sur la loi de 2001, la Cour de cassation a estimé
que « l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement
introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise
l'infraction [...] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte
aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ».
La situation est ici très différente, le génocide arménien ayant été
perpétré antérieurement à l'adoption de la convention du 9 décembre
1948 et dont les auteurs n'ont jamais été jugés -même si le génocide a
été reconnu par la France dès le traité de Sèvres, jamais ratifié. Sur
un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise
attestée par le droit des actes constituant ce génocide et des
personnes responsables de son déclenchement.
Quel est le périmètre exact de la notion de « contestation de
l'existence du génocide arménien de 1915 » ? La « contestation »,
d'acception plus large que « négation », fait problème : elle peut
porter sur l'ampleur, les méthodes, les lieux des événements sans
nécessairement nier leur existence. Le Conseil constitutionnel exige
que l'infraction soit définie de façon précise, de sorte que
l'appréciation du juge n'encoure pas la critique de l'arbitraire.
La proposition de loi est d'autre part contraire au principe de la
liberté d'expression, qui ne peut être restreinte que pour protéger
d'autres droits et libertés également reconnus par la loi. Encore
faut-il que les restrictions soient proportionnées.
Si la loi Gayssot n'est pas contraire à ce principe, c'est qu'elle
tend à prévenir aujourd'hui la résurgence du discours antisémite.
C'est ce qu'a reconnu la CEDH dans la décision Garaudy du 24 juin
2003. Tel a été également l'objectif du législateur communautaire lors
de l'élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008, dont la
finalité n'est pas de protéger la mémoire mais de lutter contre la
discrimination -le Parlement en sera saisi prochainement.
Aucun discours de nature comparable à l'antisémitisme ne paraît viser
aujourd'hui en France nos compatriotes d'origine arménienne ; la
création d'une incrimination spécifique telle que prévue par la
proposition de loi paraît excéder les restrictions communément admises
pour justifier une atteinte à la liberté d'expression.
Au vu de ces éléments et du risque de censure qu'encourt la
proposition de loi -je remercie le président Badinter d'avoir cité le
doyen Vedel- la commission des lois oppose au texte l'exception
d'irrecevabilité. (Applaudissements sur de nombreux bancs à droite)
M. Bernard Piras. - Vous voulez donc que les sénateurs ne soient pas
en mesure de se prononcer sur la proposition de loi. L'exception
d'irrecevabilité est une atteinte à la liberté d'expression des
représentants du peuple ; elle nous est opposée ici pour des motifs de
pure opportunité.
M. Dominique Braye. - Les vôtres sont d'électoralisme !
M. Bernard Piras. - La France préfère la protection de ses intérêts
économiques à la défense des valeurs fondamentales. Je suis au moins
satisfait que nul ici n'ait refusé de reconnaître pour tel le génocide
arménien.
La loi du 29 janvier 2001 est purement déclarative ; il faut
l'accompagner de sanctions, sans lesquelles le juge ne peut la faire
respecter. Non, notre arsenal juridique ne permet pas de sanctionner
le négationnisme du génocide arménien. Affirmer que la responsabilité
des négationnistes peut être engagée sur la base de l'article 1382 du
code civil est une contrevérité (M. Jean-Jacques Hyest, président de
la commission des lois, s'exclame) : cet article ne peut fonder de
sanction pénale. Le TGI de Paris a affirmé en 1995 que si le
législateur avait la possibilité de définir le négationnisme du
génocide arménien comme une infraction pénale, la juridiction
judiciaire n'était pas en l'état en mesure de condamner ces actes
négationnistes.
Loi mémorielle ? Pas celle-ci ! Il ne s'agit pas de qualifier des
faits historiques. Elle vise seulement le négationnisme, qui participe
consubstantiellement de l'état d'esprit génocidaire. Absence de faits
? Avez-vous oublié les dramatiques événements lyonnais de mars 2006 ?
La légalité des peines ? Depuis quand le législateur devrait-il se
référer à des conventions internationales ou à des jugements revêtus
de la force de la chose jugée ? S'agissant de la loi Gayssot, les
jugements de Nuremberg n'ont pas été intégrés, que je sache, dans
notre bloc de constitutionnalité ! Il existe d'ailleurs des décisions
de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée : en 1919, des
cours martiales ont siégé ; la déclaration du 24 mai 1915, le traité
de Sèvres, la résolution du Parlement européen de 1987 et celle de
l'Assemblée du Conseil de l'Europe de 1998 ; ou encore la décision du
juge fédéral argentin qui affirme que le gouvernement turc a commis un
crime de génocide envers le peuple arménien.
La liberté d'expression ? La question a été réglée par la loi Gayssot.
C'est la situation actuelle qui crée une rupture d'égalité, entre la
négation du génocide juif et celle du génocide arménien. Y aurait-il
une hiérarchie entre les génocides ? Et l'existence de sanction n'a
nullement empêché les historiens de continuer leurs travaux sur le
génocide juif.
Le Conseil de l'Union européenne a adopté en novembre 2008 une
décision-cadre disposant que chaque État membre de l'Union devait
prendre « les mesures nécessaires pour faire en sorte que (...) soient
punissables l'apologie, la négation ou la banalisation grossière
publiques des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes
de guerre ». Cette décision-cadre nécessite un acte de transposition
-encore à venir. En tout cas, il est clair qu'aux yeux du législateur
européen, la pénalisation du négationnisme n'est pas une atteinte à la
liberté d'expression. Les Suisses, de leur côté, se sont dotés d'une
législation antinégationniste ; ils ont condamné un négationniste. Que
dira la Cour de Strasbourg ? Je prie le président Badinter d'y être
attentif !
Comment le juge constitutionnel français pourra-t-il concilier le
principe de la dignité de la personne -considéré depuis le célèbre
arrêt « Morsang-sur-Orge » comme d'ordre public- avec une éventuelle
condamnation de ce texte ?
Ayez un peu de courage, mes chers collègues ! Ne passez pas à côté de
l'Histoire ! Rejetez cette motion ! (Applaudissements au centre et sur
certains bancs socialistes)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Aucun
pays ne pénalise la négation ni la contestation du génocide arménien.
Vous citez la décision d'une juge argentin ? Il est vrai que
l'Argentine a toujours été un modèle... La loi Gayssot est liée, comme
l'exige la décision-cadre, avec un phénomène actuel, ce qui était le
cas de la recrudescence de l'antisémitisme.
La commission des lois, pour toutes ces raisons et celles qu'a
énoncées le président Badinter, reste convaincue que l'exception
d'irrecevabilité est justifiée. (Applaudissements sur de nombreux
bancs à droite)
M. François Zocchetto. - La position de la République est claire : la
loi de 2001 reconnaît l'existence du génocide arménien. La question
est de savoir comment s'opposer à ceux qui la nient.
Le droit n'est pas tout, il ne peut pas tout. Il faut d'abord et
surtout expliquer et réexpliquer ce que fut l'Histoire. Il faut
ensuite fermement poursuivre, sur le fondement des dispositions
pénales existantes, tout acte ou affirmation niant le génocide
arménien. Ce texte n'est pas le bon véhicule. Son inconstitutionnalité
est certaine et le risque de retour en arrière n'est pas mince.
La quasi-totalité des membres du groupe de l'Union centriste voteront
l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs de
l'Union centriste)
M. Jacques Blanc. - Je tiens d'abord à exprimer notre sympathie au
président Hyest, dans les circonstances difficiles qu'il traverse.
La majorité de l'UMP votera l'exception d'irrecevabilité. La France a
accueilli un grand nombre d'Arméniens qui nous font honneur et
contribuent à notre enrichissement mutuel. Faut-il pour autant adopter
cette proposition de loi ? Nous ne le pensons pas. Comme le président
Accoyer, nous ne souhaitons pas de nouvelles lois mémorielles, sinon
pour défendre des principes posés par l'article premier de la
Constitution.
Pour qualifier des faits, nous ne pouvons nous en remettre qu'à la
recherche historique. Elle seule peut nous approcher de la vérité.
Sceller la vérité dans le marbre de la loi reviendrait à emmurer la
recherche historique. Ce n'est pas à une majorité politique de fixer
et d'imposer des vérités historiques non plus que scientifiques. Ceux
qui l'ont fait ne respectaient guère les droits de l'Homme...
Seul le dialogue peut faire avancer. Notre débat, enrichi par les
travaux de la commission des lois, nous conduit à voter l'exception
d'irrecevabilité. (Applaudissements sur la plupart des bancs UMP)
M. Guy Fischer. - Je regrette la frilosité de certains de nos
collègues. Nous sommes tous d'accord, cependant, pour rendre justice
au peuple arménien.
En quoi condamner un génocide que tous reconnaissent serait entraver
le travail des historiens ? Dès 1915, une déclaration commune
franco-anglo-russe condamnait le génocide arménien et appelait à juger
ses auteurs.
Notre débat transcende nos oppositions politiques. Sans doute
faudrait-il nous montrer plus froids mais nous sommes nombreux à nous
émouvoir de ce qu'ont vécu les aïeux de nos compatriotes. L'Histoire
ne peut jamais s'abstraire de ce riche substrat que constitue la
mémoire des groupes humains.
La loi Gayssot n'a pas empêché les historiens de poursuivre leur
travail sur la Shoah.
Le peuple arménien de France s'est souvenu du génocide subi à la
génération précédente, quand il s'est élevé contre le fascisme.
La plupart d'entre nous nous opposerons à cette motion
d'irrecevabilité, que Robert Hue votera. (Applaudissements sur
certains bancs du groupe CRC)
M. Gérard Collomb. - Le groupe socialiste, vous l'avez vu, n'est pas
unanime sur cette proposition de loi. Il y a dix ans, les sénateurs
n'étaient pas aussi unanimes qu'aujourd'hui à reconnaître le génocide
arménien...
Le négationnisme n'est pas une opinion, je le sais pour l'avoir vu et
vécu ; dans ma ville, dans notre université, on a proféré les pires
thèses, on a contesté l'existence des chambres à gaz au nom de la
liberté de l'historien.
Les choses évoluent, ici et en Turquie. Je suis un ami du peuple turc,
dont je souhaite l'entrée dans l'Union européenne. Mais je ne pense
pas que l'amitié puisse se sceller en ignorant l'Histoire. Ceux qui
mènent là-bas un combat pour la reconnaissance d'un triste passé
mènent aussi un combat pour l'avenir. C'est lorsque le peuple allemand
a reconnu les horreurs du nazisme que la réconciliation avec la France
fut possible.
J'espère bien que, demain, plus personne, nulle part, ne niera le
génocide arménien.
À la demande de la commission des lois, la motion n°1 est mise aux
voix par scrutin public
M. le président. - Voici les résultats du scrutin :
Nombre de votants 290 Nombre de suffrages exprimés 270 Majorité
absolue des suffrages exprimés 136 Pour l'adoption 196 Contre 74
Le Sénat a adopté.
La séance est suspendue à 17 h 15.
jeudi 5 mai 2011,
Sté[email protected]
From: A. Papazian
Séance du 4 mai 2011 (Compte rendu analytique officiel du 4 mai 2011)
- Répression de la contestation de l'existence du génocide arménien
SÉANCE
du mercredi 4 mai 2011
98e séance de la session ordinaire 2010-2011
présidence de M. Jean-Léonce Dupont,vice-président
Secrétaires : Mme Christiane Demontès, M. Jean-Paul Virapoullé.
La séance est ouverte à 14 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte
rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Génocide arménien
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la
proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence
du génocide arménien.
Discussion générale
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - Le 13 mai 1998,
le groupe socialiste de l'Assemblée nationale déposait une proposition
de loi tendant à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Ainsi
commençait le parcours chaotique de la loi de 2001.
La paix ne peut s'établir sur la négation de ce qui eut lieu. Il
fallut la pugnacité de MM. Gaudin et Piras pour que le 7 novembre 2000
fut adoptée une proposition de loi, identique à la proposition de loi
de l'Assemblée nationale, sur demande de discussion immédiate.
Le 29 janvier 2001, la France reconnaissait donc officiellement le
génocide arménien de 1915.
Déjà à l'époque les parlementaires étaient accusés de se substituer
aux historiens ; déjà à l'époque la Turquie menaçait la France de
rétorsions.
Le 18 juin 1987, le Parlement européen affirmait que les événements
subis par les Arméniens entre 1915 et 1917 étaient assimilables à un
génocide au sens défini par l'ONU en 1948. Il ajoutait toutefois que
la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable de ce
crime.
La loi française du 29 janvier 2001 n'est pas une anomalie législative
: nombre d'États en ont adopté une analogue.
En 1915, près d'1,5 million d'Arméniens furent assassinés par le
gouvernement Jeunes-Turcs. Malgré les innombrables preuves, la Turquie
refuse d'ouvrir les yeux sur son passé. Elle s'est ainsi enfermée dans
un négationnisme d'État et fait pression sur ceux qui voulaient
reconnaître ce génocide. Les États-Unis en 2007, pour conserver
l'accès à leurs bases militaires, ont accepté cette forme de chantage,
qui s'exerce aussi sur la France, si l'on en croit les propos qu'a
tenus le ministre d'État de Turquie chargé de la négociation pour
l'adhésion à l'Union européenne devant nos commissions, la semaine
dernière.
Le peuple turc commence à s'éveiller de cette longue ignorance. Le
journaliste Hran Dink, qui voulait faire prendre conscience à ses
concitoyens turcs de cette réalité de son passé, a été assassiné par
un jeune extrémiste -qui n'a pas été condamné. Mais il faut signaler
que 200 000 personnes ont manifesté par solidarité avec le journaliste
et les Arméniens.
Les sites promouvant le négationnisme pullulent sur internet, soutenus
dans les milieux d'extrême-droite. Récemment encore, était distribué
au Salon du livre un ouvrage officiel dont chaque page s'emploie à
nier le génocide.
La loi de 2001 reste déclarative. Il faut pouvoir sanctionner la
négation du génocide. Notre proposition de loi est identique à celle
que l'Assemblée nationale a adoptée il y a cinq ans. Mme Aubry a
souhaité que le groupe socialiste au Sénat la reprenne à son compte.
Tolérer le négationnisme, c'est assassiner une nouvelle fois les
victimes, pour reprendre un mot d'Elie Wiesel.
Alors que la France a reconnu tant le génocide arménien que la Shoah,
la loi ne punit que la négation de la Shoah, pas celle du génocide
arménien. Cette différenciation est injustifiable ; notre proposition
de loi la supprime.
La commission des lois craint que ce texte ne compromette les
relations entre la Turquie et l'Arménie. Mais le protocole de Zurich
est au point mort et la question du Haut-Karabagh a été
instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.
Mme Nathalie Goulet. - Allons !
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - La loi de 2001 a
tranché le débat sur les relations entre la loi et l'Histoire ; cette
proposition de loi ne fait qu'en tirer les conséquences.
Inconstitutionnelle, cette proposition de loi ? L'Arménie ne peut
soumettre la question au TPI sans l'accord de la Turquie ! En quoi
serait-il inconstitutionnel de sanctionner la négation d'un génocide
qu'aucun historien ne met en doute ? Les juges sauront appliquer notre
texte ! Quant à l'atteinte à la liberté d'expression et d'opinion, le
rapport du président Hyest est léger dans son argumentation sur la
Déclaration des droits de l'homme. Le négationnisme n'est pas une
opinion. Il n'y a pas d'anti-arménisme comparable à l'antisémitisme ?
Mais la loi Gayssot a une portée bien plus large que ce qu'il veut
laisser entendre.
Le président Sarkozy a garanti qu'il ne s'opposerait pas à une telle
proposition de loi et qu'il laisserait le Sénat libre de son vote. Que
soit pénalement sanctionnée la négation de la Shoah n'a jamais
paralysé le travail des historiens.
Un État aussi grand que la Turquie ne peut s'affaiblir en regardant
son histoire en face. Avec l'adoption de cette proposition de loi,
serait supprimée la concurrence malsaine entre deux génocides.
(Applaudissements sur certains bancs à gauche)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Cette
discussion n'est pas facile... Il est plus aisé de répondre à la
passion qu'à un raisonnement juridique. Ce débat porte tant d'émotions
qu'une discussion juridique sereine est difficile. Légère, l'analyse
de la commission ? Trop d'échotiers ignorent le droit et l'article
1382 du code civil...
La France a officiellement reconnu le génocide arménien par la loi du
29 janvier 2001. D'autres pays l'ont fait par voie de résolution, ce
que la réforme constitutionnelle de 2008 rend désormais possible en
France.
La commission des lois estime que cette proposition pose de vraies
difficultés constitutionnelles. Elle ne nie certes pas l'existence de
ce génocide. Celui-ci est une réalité historique largement reconnue.
En 1915, le gouvernement a décidé de déporter les Arméniens vers les
déserts de Syrie et d'Iraq. Les deux tiers d'entre eux y auraient
laissé la vie. Mais ce n'est qu'en 1946, à Nuremberg, qu'est définie
la notion de crime contre l'humanité et en 1948 celle de génocide. Ces
crimes prennent la qualification de « génocide » ou de « crimes contre
l'humanité » quand est avérée l'existence d'un plan concerté.
Rétroactivement, cette qualification peut être appliquée à l'action du
gouvernement turc contre les Arméniens, en 1915, qui visait davantage
à homogénéiser la population d'Anatolie qu'à combattre, comme allégué,
une cinquième colonne.
Suivant l'exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, le
Parlement européen, le Conseil de l'Europe, la France, a
officiellement reconnu le génocide arménien en 2001. Seule la négation
de la Shoah est condamnable pénalement, au titre de la loi Gayssot
modifiant la loi de 1881 sur la presse. Ce qui n'entre pas dans le
champ de cette loi peut être poursuivi sur la base de l'article L.
1882 du code civil. Des voies de recours existent donc bien contre
ceux qui contesteraient le génocide arménien.
M. Bernard Piras. - Faux !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - L'examen
de cette proposition de loi s'inscrit dans le cadre du débat plus
large sur les lois « mémorielles » qui soulèvent une question de
principe : nous appartient-il de nous prononcer sur le passé ? Je
crois comme le président Accoyer que nous devons y renoncer. Un
important travail historique reste à accomplir sur le génocide
arménien. Ne l'entravons pas.
Depuis la révision de 2008, nous pouvons nous prononcer par la voie de
résolution, sans édicter des normes. Faisons-le.
La question du génocide arménien est encore largement taboue en
Turquie. N'entravons pas le timide dialogue qu'ont engagé la Turquie
et la République d'Arménie. L'adoption de cette proposition de loi
pourrait nuire à la position de la France pour soutenir ce processus.
Appartient-il au juge pénal français de s'immiscer dans les relations
entre Turquie et Arménie ? Nous ne le pensons pas.
Cette proposition de loi risque de présenter une contrariété à la
Constitution au regard du principe de légalité des délits et des
peines. Alors que la loi Gayssot sur la négation de la Shoah était
fondée sur un ensemble de textes et de jugements internationaux, il
n'y a rien de tel pour le génocide arménien. Comment alors les juges
se prononceraient-ils ?
Limiter la liberté d'expression n'est admissible qu'en vue de
poursuivre un objectif actuel : or, on ne peut dire que nos
compatriotes d'origine arménienne se heurtent à quelque chose de
comparable à l'antisémitisme des années trente. L'intervention du juge
pénal dans le jugement de l'Histoire soulèverait des problèmes de
droit qui ne manqueraient pas d'être soulevés par le Conseil
constitutionnel. C'est pourquoi la commission des lois a adopté, à
l'unanimité, une exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur
certains bancs à droite)
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des
libertés. - Cette proposition de loi est évidemment compréhensible.
Les faits parlent d'eux-mêmes. Le peuple arménien a connu une période
tragique qui a mené à la mort des deux tiers de sa population, tandis
que les 800 000 survivants se sont dispersés dans le monde, en France
en particulier. Nombre de nos compatriotes d'origine arménienne se
sont illustrés dans notre vie économique, sociale et culturelle. Je ne
mentionnerai que Charles Aznavour, présent dans votre tribune
d'honneur, et les héros du groupe Manouchian, morts pour la Résistance
que le poème d'Aragon L'Affiche rouge a immortalisés.
Le génocide arménien est dans la mémoire et le coeur du peuple
français. L'article 24 bis de la loi de 1881, issu de la loi Gayssot
de 1990, qui sanctionne la négation de la Shoah, n'est pas applicable
à celle du génocide arménien. Mais d'autres qualifications pénales
peuvent s'appliquer, au titre de la discrimination et de la haine
raciale.
La question est de savoir si cette proposition de loi améliorera la
protection de la communauté arménienne. Elle est loin d'être simple.
Ne nous mettons pas en position d'offrir une victoire aux
négationnistes qui déposeraient une QPC.
Le principe de légalité des délits et des peines suppose une
définition précise de ce que l'on sanctionne. Tel n'est pas le cas à
propos du génocide arménien. Le 7 mai 2010, la Cour de cassation a
refusé de transmettre une QPC au motif qu'est décrite de façon claire
et précise la contestation de crime contre l'humanité. Cette clarté et
cette précision ne sont pas suffisantes ici, dès lors qu'elles ne sont
établies par aucun jugement international.
La liberté d'expression est reconnue par la Déclaration des droits de
l'homme et par la Déclaration européenne. La Cour de Strasbourg
vérifie qu'existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les
entraves mises à la liberté d'expression et ce qu'il s'agit de
protéger. La loi Gayssot peut s'appuyer sur les décisions du tribunal
de Nuremberg et sur la Convention de Londres de 1948.
On ne peut adopter un texte fragilisé quel que soit le sort de celui
qui est en débat aujourd'hui. Le gouvernement de la République ne
restera pas inerte. M. Sarkozy a décidé que deux actions seraient
lancées. Une circulaire sera adressée aux procureurs généraux
susceptibles d'être saisis en faveur de Français d'origine arménienne.
M. Guy Fischer. - C'est la moindre des choses !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - J'ai proposé une collaboration
régulière avec les juristes de la communauté arménienne, comme nous le
faisons avec le Crif. Nous sommes disposés à avancer ensemble.
Sur la base de l'article 1382 du code civil, des actions peuvent être
menées pour que justice soit rendue. Je veille à ce que cette
jurisprudence soit correctement appliquée...
Je n'ignore pas la dimension émotionnelle d'un tel problème. C'est
parce que le Gouvernement est conscient de la souffrance de la
communauté arménienne qu'il veut prendre des mesures immédiatement
efficaces.
Sur cette proposition de loi, le Gouvernement s'en remet à la sagesse
du Sénat. (Quelques applaudissements dispersés)
Mme Nathalie Goulet. - Sujet délicat, à une semaine du 24 avril, date
anniversaire du génocide arménien ! Ce texte, comme d'autres sur le
retrait de la nationalité, heureusement retiré grce aux sénateurs
centristes, renvoie à notre propre histoire. La quasi-totalité de ma
famille a été exterminée dans les camps. Je fais partie d'un peuple
qui, lui aussi, dort sans sépulture et qui a choisi de mourir sans
abjurer sa foi ; je peux comprendre ce que ressentent les descendants
de victimes d'un génocide. Ce débat entre nous, avec un peu de bonne
volonté, peut néanmoins être l'occasion de mettre un terme à certaines
polémiques.
Je voudrais parler du Caucase. Les Azerbaïdjanais sont totalement
étrangers au génocide de 1915. Si un litige territorial existe
aujourd'hui, il est spécieux d'utiliser le génocide pour occuper un
territoire comme le Haut-Karabagh, de même que la Shoah ne justifie
pas les exactions commises à Gaza.
En 1992, des dizaines de milliers d'Azerbaïdjanais sont tombés, sans
que nulle voix ne s'élève. À mesure de l'avancée des forces
arméniennes, jusqu'au cessez-le-feu de 1994, 20 000 victimes, un
million de réfugiés et déplacés. La position de la France est claire :
elle soutient l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et travaille à
la paix entre ce pays et l'Arménie. Au nom des victimes, des enfants
du Caucase, auxquels les adultes volent leur enfance, nous devons
oeuvrer à la poursuite de la paix.
L'ensemble de mon groupe votera l'exception d'irrecevabilité, espérant
que le président de la République tiendra sa promesse d'une visite
dans le Caucase.
M. Ambroise Dupont. - Très bien !
M. Jean-Noël Guérini. - La reconnaissance du génocide arménien et la
criminalisation de sa contestation sont notre combat, depuis plus de
vingt ans. Du président Mitterrand à Jacques Chirac, des
parlementaires de gauche comme de droite, ont voulu que soit reconnue
une tragédie que certains voulaient nier. En 2001, Jacques Chirac,
président de la République, a promulgué une loi reconnaissant le
génocide arménien qui, commencé en 1915, a conduit à l'extermination
de plus d'un million de personnes. Elie Wiesel a fait connaître
publiquement, avec d'autres historiens, sa position, pour parvenir à
la reconnaissance du génocide. En l'admettant, la République française
a rendu à ce peuple ce qui lui est dû.
L'Assemblée nationale, le 2 octobre 2006, a voté la pénalisation de la
négation du génocide arménien. « La responsabilité confère à l'homme
de la grandeur » écrivait Stefan Zweig. Le Sénat ne peut fuir ses
responsabilités : notre devoir, aujourd'hui, est de sanctionner les
négationnistes. Une telle loi ne limiterait pas la liberté
d'expression, n'étant contraire à aucune convention internationale
liant la France. En tout état de cause, le peuple français peut voter
toute loi qu'il juge juste. L'argument de l'inconstitutionnalité n'est
pas à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres ; que
n'a-t-on soulevé la question en 2001 ? Le négationnisme n'est pas un
mode d'expression comme les autres : son objectif premier est de
falsifier l'histoire pour forcer l'oubli.
Ce texte serait un instrument efficace pour combattre le
communautarisme. Y compris en Turquie, des hommes et des femmes
manifestent, plus courageux que nous, pour obliger le gouvernement
turc à prendre ses responsabilités. Soyons à la hauteur de nos
responsabilités ! (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche)
M. Guy Fischer. - Voici dix ans que le génocide arménien était enfin
reconnu dans notre assemblée. Instants émouvants, qui, réunissant
l'ensemble des familles politiques, mettaient un terme à un pesant
déni de 95 ans.
Nous voici réunis à nouveau pour examiner un texte qui doit, je l'ai
dit comme signataire de bien d'autres sur le même sujet, nous sortir
du milieu du gué où nous sommes restés.
La loi de 2001 a une portée symbolique considérable, mais reste sans
incidence juridique : il faut une réponse pénale au négationnisme.
Nous l'affirmions déjà en 2005, en déposant une proposition de loi qui
visait tous les crimes contre l'humanité du XXe siècle et ceux qui
pourraient, hélas, être à venir. Nous avions beaucoup travaillé à
Marseille avec les Arméniens, définissant trois écueils : ne pas s'en
tenir au seul angle, réducteur car relatif à la seule presse, de la
loi Gayssot ; rester dans les clous constitutionnels : ne pas prêter
le flanc à la pression de la Turquie.
C'est donc avec plaisir que j'ai vu mes collègues socialistes déposer
ce texte -même si nos propositions de 2005 avaient l'avantage d'éviter
le qualificatif de « loi mémorielle ». Le négationnisme n'est pas un
mode d'expression comme les autres : son objectif est en effet de
falsifier l'histoire pour effacer de la mémoire collective toute trace
des génocides. Il doit être sanctionné par la même peine que celle qui
s'applique à la négation de la Shoah. Ce serait un progrès immense
pour la cause arménienne, envoyant un signal clair à tous les
communautarismes. Ce serait un progrès pour l'humanité tout entière.
Il ne s'agit ni d'imposer une histoire d'État ni de stigmatiser la
Turquie, mais d'oeuvrer à la réconciliation de ces peuples en leur
rendant la mémoire.
Sans doute, ce texte est perfectible, mais l'essentiel est qu'il
existe et emporte l'assentiment du plus grand nombre, par delà les
clivages politiques.
Je voterai, avec mon groupe, en conscience, cette proposition de loi
et j'espère avoir convaincu. (Applaudissements sur les bancs CRC et
sur certains bancs socialistes)
M. Josselin de Rohan. - (Applaudissements sur les bancs UMP) Je ne
m'embarrasserai pas de précautions oratoires : ce texte est
inopportun, inacceptable et irrecevable, car inconstitutionnel. Le
président Hyest l'a clairement démontré.
Il ne peut que contribuer à détériorer la relation entre la France et
la Turquie sans contribuer à rapprocher ce pays de la République
arménienne, qui n'a rien demandé.
Alors que le lche assassinat d'un journaliste turc d'origine
arménienne suscite dans les consciences turques une réflexion
salutaire, ce texte est fort malvenu. Il serait un encouragement pour
les extrémistes, déterminés à nier la réalité à toute force.
Le devoir de la France n'est pas d'attiser les débats mais de
rapprocher les bonnes volontés. Alors que nombreux sont aujourd'hui
les citoyens turcs qui ne cachent plus leurs origines arméniennes,
adopter ce texte serait terriblement contre-productif. Veut-on voir
condamner quiconque mettrait en cause, en sa qualité d'historien,
l'étendue ou la portée des massacres sur telle partie du territoire,
comme fut poursuivi cet historien irréprochable qui niait que
l'esclavage ait été proprement un « génocide » ? Faudra-t-il que les
chercheurs s'exilent pour poursuivre leurs travaux ? René Rémond,
suivi par Pierre Nora, s'est inquiété de cette façon de mettre en
cause la liberté de pensée des historiens. L'entreprise, je le dis,
est obscurantiste. Le génocide arménien est reconnu par la loi. Nous
ne voulons pas l'effacer de la mémoire, mais on ne saurait pour autant
mettre en cause la liberté d'expression qui est la marque de notre
pays, liberté pour laquelle sont morts Manouchian et ses compagnons.
N'écoutez pas ceux qui veulent dévoyer votre cause en l'entraînant sur
la voie du communautarisme et de l'extrémisme ! Elle est trop juste
pour que vous la laissiez altérer. (Applaudissements sur la plupart
des bancs UMP)
M. Charles Gautier. - La France, patrie des droits de l'homme ? Nous
nous en flattons tous. Mais des positions récentes écornent cette
réputation. Qu'adviendrait-il si nous nous érigions, ici et
maintenant, en censeurs de l'Histoire ? Qui sommes-nous pour blmer un
peuple pour les agissements de ses arrière-grands-parents ? Foin de
cette arrogance.
Les historiens ne veulent pas de lois mémorielles auxquelles se
complait le Parlement. Il reste un important travail de recherche à
mener sur le génocide arménien : n'interférons pas, pour de vagues
raisons électoralistes.
Loin de moi l'idée de minimiser l'atrocité des crimes commis, mais
j'appelle à regarder vers l'avenir, en tenant compte des liens
diplomatiques de notre pays, au bénéfice de la paix. Des voies de
recours existent déjà dans notre droit pour punir les personnes
contestant tout génocide : ce texte me paraît donc au minimum inutile.
Pire, il est dangereux, exacerbant le nationalisme et entravant toute
tentative de dialogue entre Turcs et Arméniens.
M. Josselin de Rohan. - Très bien !
M. Charles Gautier. - Les liens entre la France et la Turquie seront à
reconstruire entièrement, à un moment où elles sont déjà très
détériorées. Quant aux bribes de dialogues entamés entre Turcs et
Arméniens, il n'en restera rien.
Enfin, ne peut-on pas craindre que les relations entre les Français
d'origines turque et arménienne se dégradent de la même manière ? Quel
est l'intérêt de la France à opposer l'une contre l'autre deux
communautés vivant sur son territoire ?
D'autres ressortissants français ont été victimes de crimes contre
l'humanité. Mais ne constituant pas une communauté aussi nombreuse,
ils ne savent faire entendre leur douleur. Évitons d'instiller
l'inégalité dans nos lois : l'universalisme est une valeur trop
précieuse pour être bafouée de la sorte.
La France, qui a inventé la laïcité, cette neutralité de l'Etat
vis-à-vis des opinions religieuses, doit faire de même pour
l'histoire.
C'est pour toutes ces raisons que je m'opposerai à ce texte.
Cette proposition de loi a toutefois un mérite : celui de poser le
débat. Espérons que demain il soit définitivement clos.
(Applaudissements sur certains bancs socialistes et sur la plupart des
bancs UMP)
M. Bruno Gilles. - J'associe Mme Joissains à mon propos.
Je comprends les arguments juridiques de la commission des lois : les
lois mémorielles posent de fait problème. Mais à titre personnel, par
mon vote, je veux dénoncer un scandale : l'État turc, candidat à
l'Union européenne, continue à pénaliser ses ressortissants qui
appellent à la reconnaissance du génocide. Comment, à ce compte,
poursuivre les négociations ?
Peut-on brader les principes au nom de sordides calculs économiques,
pour le bénéfice de nos entreprises sur le territoire turc ?
J'assume mes positions. Oui, je reconnais le génocide arménien. Je
voterai contre la motion d'irrecevabilité, en faveur du texte de M.
Lagauche.
Toutefois, je voudrais dire que l'hypocrisie de certains me laisse un
goût amer. Que nos compatriotes d'origine arménienne ne s'y trompent
pas ! Certes, la manoeuvre était bien montée : présenter dans la niche
parlementaire socialiste un texte satisfaisant la diaspora arménienne
de France et ne déployer aucun effort en faveur de son adoption, afin
de faire endosser à la majorité et au Gouvernement la responsabilité
de l'échec. La ficelle est un peu grosse !
Vous savez bien, pourtant, qu'il fallait le faire signer par ceux qui,
sur les bancs qui vous font face, étaient prêts à le soutenir, comme
l'avait fait M. Gaudin.
M. Bernard Piras. - C'est moi qui l'avais fait.
M. Bruno Gilles. - Je vous en félicite !
Ami de longue date des Français arméniens de souche, je voterai en
faveur du texte de Serge Lagauche et contre l'exception
d'irrecevabilité, mais je proteste devant vous, solennellement, car ce
sujet grave et douloureux méritait mieux qu'une petite combine
partisane. (Applaudissements sur certains bancs à droite,
protestations sur plusieurs bancs socialistes)
M. Bernard Piras. - Vous n'aviez qu'à en prendre l'initiative !
M. Gérard Collomb. - Summum jus, summa injuria : maxime qu'il est bon
d'avoir aujourd'hui à l'esprit.
J'entends bien les arguments que nous opposent le droit, la diplomatie
; j'entends M. Hyest lorsqu'il explique que l'on ne peut s'appuyer sur
aucune convention internationale ni aucune décision de justice ;
j'entends M. de Rohan qui s'inquiète d'un texte susceptible de
perturber nos relations diplomatiques.
Mais c'est ce type de raisonnement qui a conduit, dans le silence
assourdissant des nations, au génocide arménien. À l'époque, déjà, on
évoquait le droit ou les relations diplomatiques pour ne pas agir...
Une seule voix, celle de Jean Jaurès, dénonçait dès 1896 ce drame
abominable : « Il faut sauver les Arméniens l Ce qui importe, ce qui
est grave, ce n'est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas,
ce n'est pas qu'elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c'est qu'elle
ne s'est pas éveillée spontanément ; c'est qu'elle a été excitée,
encouragée, nourrie des appétits les plus féroces par un gouvernement
régulier avec lequel l'Europe a échangé plus d'une fois, gravement, sa
signature. »
Rien n'y fit, et du massacre on en vint au génocide. On en connut tôt
le caractère : les observateurs, tel le consul américain Jesse B.
Jackson, dénonçaient alors le caractère systématique du massacre.
Pourtant, ces voix éparses ne surent se faire entendre. Un immense
silence avait tout recouvert. Silence des survivants, silence d'une
douleur cachée, d'une plaie que l'on tait, comme dans la culpabilité.
Plaider le droit, donc ? Plaider la Constitution ? Nous, nous plaidons
tout simplement pour l'humanité. (Applaudissements sur plusieurs bancs
du groupe socialiste et sur les bancs CRC)
M. Dominique Braye. - Cela vous va bien !
M. Ambroise Dupont. - J'entends bien les attentes de nos compatriotes
arméniens. S'il ne me paraît pas opportun d'adopter ce texte, il est
l'occasion de débattre de la place des lois mémorielles dans notre
droit.
Ce texte, le président Hyest l'a dit, pose plus de problèmes qu'il
n'en résout. Au plan politique, quelques remarques. L'inflation des
lois mémorielles conduit à se saisir de questions qui ne relèvent pas
du Parlement, au risque d'ouvrir à chacun la tentation de faire valoir
ses revendications.
Et que dire de l'effet sur nos relations diplomatiques ? La France
copréside le groupe de Minsk chargé de trouver une solution au conflit
du Haut-Karabagh.
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Ambroise Dupont. - Cette médiation contraint notre pays à une
totale neutralité. Adopter ce texte attiserait les tensions et
desservirait la paix. Plus profitable est d'encourager le
rapprochement entre les États turc et arménien, par la diplomatie. Je
soutiendrai donc la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur la
plupart des bancs UMP)
M. Robert Badinter. - J'aurais toutes les raisons, intellectuelles,
humaines, personnelles, de soutenir ce texte. Les génocides me font
horreur, les crimes contre l'humanité flétrissent celle-ci. Cette
flétrissure, hélas, ne s'est pas, depuis un siècle, refermée.
Pourquoi, alors, suivrais-je la motion d'irrecevabilité ? C'est que
l'on ne peut pas étendre les pouvoirs du Parlement au-delà de ce que
la Constitution lui assigne. Nous sommes des législateurs et la loi
n'existe que dans le respect de la Constitution. Or, ici, le
législateur, emporté par l'émotion, s'est laissé entraîner sur les
terres de l'historien dont, dans une démocratie, la liberté doit être
absolument respectée. Édicter des lois qui disent l'histoire irait
contre notre idiosyncrasie nationale.
Le dernier article du doyen Vedel, paru dans les Mélanges Luchaire,
est consacré à la loi du 29 janvier 2001. Pour lui, la question de sa
constitutionnalité appelait une réponse simple et facile : le principe
de séparation du législatif et du judiciaire interdit au législateur
de qualifier les faits historiques, non seulement au regard de
l'article 34, mais parce que ce serait usurper la compétence en
matière internationale et la diplomatie. « Il n'est pas sérieux de
proclamer que le législateur est souverain, que le Parlement détient
ou peut confisquer toutes les compétences qui peuvent être exercées au
nom de l'État. Une telle hérésie serait aux antipodes de la démocratie
constitutionnelle qui n'admet pas d'avantage le règne du législateur
que celui du gouvernement ou celui des juges ». Pour toutes ces
raisons, il regardait la loi de 2001 comme contraire à la
Constitution.
Si je le rappelle, c'est que les auteurs de cette proposition de loi,
emportés par la compassion, sont tombés dans un piège, qu'ils
tendaient du même fait à la communauté arménienne elle-même. Car,
depuis la révision de 2008, un texte qui s'enracine dans un autre
autorise le Conseil constitutionnel à se saisir de la
constitutionnalité du premier, (mouvements divers) dès lors que lui
serait posée une question prioritaire de constitutionnalité. J'en
appelle à tous les hommes de coeur : cette initiative conduirait au
contraire du but poursuivi.
La dernière affaire que j'ai plaidée le fut contre des révisionnistes,
condamnés pour avoir manqué au devoir de l'historien. Contre
quiconque, dans l'Hexagone, se livrerait à une contestation du
génocide, il est donc des moyens d'agir.
Cette loi, qui blesse la Constitution et fait de nous le juge de
l'Histoire, va à l'encontre d'intérêts que je considère comme sacrés.
Puissent enfin nos amis turcs mesurer le fait que depuis les atroces
génocides de la seconde guerre mondiale, les dirigeants de toutes les
nations démocratiques s'honorent en reconnaissant les crimes commis
sur tous les continents : là est l'honneur des grandes démocraties, là
est l'honneur des grands dirigeants. (Applaudissements sur la plupart
des bancs)
La discussion générale est close.
Exception d'irrecevabilité
M. le président. - Motion n°1, présentée par M. Hyest, au nom de la commission.
En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat
déclare irrecevable la proposition de loi tendant à réprimer la
contestation de l'existence du génocide arménien (n° 607, 2009-2010).
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Certains
préfèrent la simplicité de la passion à la complexité du raisonnement.
Les progrès de l'État de droit sont aussi ceux de l'humanité. La
commission des lois unanime a décidé d'opposer l'irrecevabilité à un
texte qui est contraire à deux principes constitutionnels, celui de la
légalité des délits et des peines et celui du droit à la liberté
d'opinion et d'expression.
La proposition de loi diffère de la loi Gayssot en ce que celle-ci au
contraire de celle-là est adossée à des faits précis, reconnus par des
conventions internationales ou des juridictions nationales. Dans un
arrêt du 7 mai 2010 sur la loi de 2001, la Cour de cassation a estimé
que « l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement
introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise
l'infraction [...] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte
aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ».
La situation est ici très différente, le génocide arménien ayant été
perpétré antérieurement à l'adoption de la convention du 9 décembre
1948 et dont les auteurs n'ont jamais été jugés -même si le génocide a
été reconnu par la France dès le traité de Sèvres, jamais ratifié. Sur
un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise
attestée par le droit des actes constituant ce génocide et des
personnes responsables de son déclenchement.
Quel est le périmètre exact de la notion de « contestation de
l'existence du génocide arménien de 1915 » ? La « contestation »,
d'acception plus large que « négation », fait problème : elle peut
porter sur l'ampleur, les méthodes, les lieux des événements sans
nécessairement nier leur existence. Le Conseil constitutionnel exige
que l'infraction soit définie de façon précise, de sorte que
l'appréciation du juge n'encoure pas la critique de l'arbitraire.
La proposition de loi est d'autre part contraire au principe de la
liberté d'expression, qui ne peut être restreinte que pour protéger
d'autres droits et libertés également reconnus par la loi. Encore
faut-il que les restrictions soient proportionnées.
Si la loi Gayssot n'est pas contraire à ce principe, c'est qu'elle
tend à prévenir aujourd'hui la résurgence du discours antisémite.
C'est ce qu'a reconnu la CEDH dans la décision Garaudy du 24 juin
2003. Tel a été également l'objectif du législateur communautaire lors
de l'élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008, dont la
finalité n'est pas de protéger la mémoire mais de lutter contre la
discrimination -le Parlement en sera saisi prochainement.
Aucun discours de nature comparable à l'antisémitisme ne paraît viser
aujourd'hui en France nos compatriotes d'origine arménienne ; la
création d'une incrimination spécifique telle que prévue par la
proposition de loi paraît excéder les restrictions communément admises
pour justifier une atteinte à la liberté d'expression.
Au vu de ces éléments et du risque de censure qu'encourt la
proposition de loi -je remercie le président Badinter d'avoir cité le
doyen Vedel- la commission des lois oppose au texte l'exception
d'irrecevabilité. (Applaudissements sur de nombreux bancs à droite)
M. Bernard Piras. - Vous voulez donc que les sénateurs ne soient pas
en mesure de se prononcer sur la proposition de loi. L'exception
d'irrecevabilité est une atteinte à la liberté d'expression des
représentants du peuple ; elle nous est opposée ici pour des motifs de
pure opportunité.
M. Dominique Braye. - Les vôtres sont d'électoralisme !
M. Bernard Piras. - La France préfère la protection de ses intérêts
économiques à la défense des valeurs fondamentales. Je suis au moins
satisfait que nul ici n'ait refusé de reconnaître pour tel le génocide
arménien.
La loi du 29 janvier 2001 est purement déclarative ; il faut
l'accompagner de sanctions, sans lesquelles le juge ne peut la faire
respecter. Non, notre arsenal juridique ne permet pas de sanctionner
le négationnisme du génocide arménien. Affirmer que la responsabilité
des négationnistes peut être engagée sur la base de l'article 1382 du
code civil est une contrevérité (M. Jean-Jacques Hyest, président de
la commission des lois, s'exclame) : cet article ne peut fonder de
sanction pénale. Le TGI de Paris a affirmé en 1995 que si le
législateur avait la possibilité de définir le négationnisme du
génocide arménien comme une infraction pénale, la juridiction
judiciaire n'était pas en l'état en mesure de condamner ces actes
négationnistes.
Loi mémorielle ? Pas celle-ci ! Il ne s'agit pas de qualifier des
faits historiques. Elle vise seulement le négationnisme, qui participe
consubstantiellement de l'état d'esprit génocidaire. Absence de faits
? Avez-vous oublié les dramatiques événements lyonnais de mars 2006 ?
La légalité des peines ? Depuis quand le législateur devrait-il se
référer à des conventions internationales ou à des jugements revêtus
de la force de la chose jugée ? S'agissant de la loi Gayssot, les
jugements de Nuremberg n'ont pas été intégrés, que je sache, dans
notre bloc de constitutionnalité ! Il existe d'ailleurs des décisions
de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée : en 1919, des
cours martiales ont siégé ; la déclaration du 24 mai 1915, le traité
de Sèvres, la résolution du Parlement européen de 1987 et celle de
l'Assemblée du Conseil de l'Europe de 1998 ; ou encore la décision du
juge fédéral argentin qui affirme que le gouvernement turc a commis un
crime de génocide envers le peuple arménien.
La liberté d'expression ? La question a été réglée par la loi Gayssot.
C'est la situation actuelle qui crée une rupture d'égalité, entre la
négation du génocide juif et celle du génocide arménien. Y aurait-il
une hiérarchie entre les génocides ? Et l'existence de sanction n'a
nullement empêché les historiens de continuer leurs travaux sur le
génocide juif.
Le Conseil de l'Union européenne a adopté en novembre 2008 une
décision-cadre disposant que chaque État membre de l'Union devait
prendre « les mesures nécessaires pour faire en sorte que (...) soient
punissables l'apologie, la négation ou la banalisation grossière
publiques des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes
de guerre ». Cette décision-cadre nécessite un acte de transposition
-encore à venir. En tout cas, il est clair qu'aux yeux du législateur
européen, la pénalisation du négationnisme n'est pas une atteinte à la
liberté d'expression. Les Suisses, de leur côté, se sont dotés d'une
législation antinégationniste ; ils ont condamné un négationniste. Que
dira la Cour de Strasbourg ? Je prie le président Badinter d'y être
attentif !
Comment le juge constitutionnel français pourra-t-il concilier le
principe de la dignité de la personne -considéré depuis le célèbre
arrêt « Morsang-sur-Orge » comme d'ordre public- avec une éventuelle
condamnation de ce texte ?
Ayez un peu de courage, mes chers collègues ! Ne passez pas à côté de
l'Histoire ! Rejetez cette motion ! (Applaudissements au centre et sur
certains bancs socialistes)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Aucun
pays ne pénalise la négation ni la contestation du génocide arménien.
Vous citez la décision d'une juge argentin ? Il est vrai que
l'Argentine a toujours été un modèle... La loi Gayssot est liée, comme
l'exige la décision-cadre, avec un phénomène actuel, ce qui était le
cas de la recrudescence de l'antisémitisme.
La commission des lois, pour toutes ces raisons et celles qu'a
énoncées le président Badinter, reste convaincue que l'exception
d'irrecevabilité est justifiée. (Applaudissements sur de nombreux
bancs à droite)
M. François Zocchetto. - La position de la République est claire : la
loi de 2001 reconnaît l'existence du génocide arménien. La question
est de savoir comment s'opposer à ceux qui la nient.
Le droit n'est pas tout, il ne peut pas tout. Il faut d'abord et
surtout expliquer et réexpliquer ce que fut l'Histoire. Il faut
ensuite fermement poursuivre, sur le fondement des dispositions
pénales existantes, tout acte ou affirmation niant le génocide
arménien. Ce texte n'est pas le bon véhicule. Son inconstitutionnalité
est certaine et le risque de retour en arrière n'est pas mince.
La quasi-totalité des membres du groupe de l'Union centriste voteront
l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs de
l'Union centriste)
M. Jacques Blanc. - Je tiens d'abord à exprimer notre sympathie au
président Hyest, dans les circonstances difficiles qu'il traverse.
La majorité de l'UMP votera l'exception d'irrecevabilité. La France a
accueilli un grand nombre d'Arméniens qui nous font honneur et
contribuent à notre enrichissement mutuel. Faut-il pour autant adopter
cette proposition de loi ? Nous ne le pensons pas. Comme le président
Accoyer, nous ne souhaitons pas de nouvelles lois mémorielles, sinon
pour défendre des principes posés par l'article premier de la
Constitution.
Pour qualifier des faits, nous ne pouvons nous en remettre qu'à la
recherche historique. Elle seule peut nous approcher de la vérité.
Sceller la vérité dans le marbre de la loi reviendrait à emmurer la
recherche historique. Ce n'est pas à une majorité politique de fixer
et d'imposer des vérités historiques non plus que scientifiques. Ceux
qui l'ont fait ne respectaient guère les droits de l'Homme...
Seul le dialogue peut faire avancer. Notre débat, enrichi par les
travaux de la commission des lois, nous conduit à voter l'exception
d'irrecevabilité. (Applaudissements sur la plupart des bancs UMP)
M. Guy Fischer. - Je regrette la frilosité de certains de nos
collègues. Nous sommes tous d'accord, cependant, pour rendre justice
au peuple arménien.
En quoi condamner un génocide que tous reconnaissent serait entraver
le travail des historiens ? Dès 1915, une déclaration commune
franco-anglo-russe condamnait le génocide arménien et appelait à juger
ses auteurs.
Notre débat transcende nos oppositions politiques. Sans doute
faudrait-il nous montrer plus froids mais nous sommes nombreux à nous
émouvoir de ce qu'ont vécu les aïeux de nos compatriotes. L'Histoire
ne peut jamais s'abstraire de ce riche substrat que constitue la
mémoire des groupes humains.
La loi Gayssot n'a pas empêché les historiens de poursuivre leur
travail sur la Shoah.
Le peuple arménien de France s'est souvenu du génocide subi à la
génération précédente, quand il s'est élevé contre le fascisme.
La plupart d'entre nous nous opposerons à cette motion
d'irrecevabilité, que Robert Hue votera. (Applaudissements sur
certains bancs du groupe CRC)
M. Gérard Collomb. - Le groupe socialiste, vous l'avez vu, n'est pas
unanime sur cette proposition de loi. Il y a dix ans, les sénateurs
n'étaient pas aussi unanimes qu'aujourd'hui à reconnaître le génocide
arménien...
Le négationnisme n'est pas une opinion, je le sais pour l'avoir vu et
vécu ; dans ma ville, dans notre université, on a proféré les pires
thèses, on a contesté l'existence des chambres à gaz au nom de la
liberté de l'historien.
Les choses évoluent, ici et en Turquie. Je suis un ami du peuple turc,
dont je souhaite l'entrée dans l'Union européenne. Mais je ne pense
pas que l'amitié puisse se sceller en ignorant l'Histoire. Ceux qui
mènent là-bas un combat pour la reconnaissance d'un triste passé
mènent aussi un combat pour l'avenir. C'est lorsque le peuple allemand
a reconnu les horreurs du nazisme que la réconciliation avec la France
fut possible.
J'espère bien que, demain, plus personne, nulle part, ne niera le
génocide arménien.
À la demande de la commission des lois, la motion n°1 est mise aux
voix par scrutin public
M. le président. - Voici les résultats du scrutin :
Nombre de votants 290 Nombre de suffrages exprimés 270 Majorité
absolue des suffrages exprimés 136 Pour l'adoption 196 Contre 74
Le Sénat a adopté.
La séance est suspendue à 17 h 15.
jeudi 5 mai 2011,
Sté[email protected]
From: A. Papazian