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    L'"ARABESK" DES BIDONVILLES A L'EUROVISION
    Stephane

    armenews.com
    vendredi 20 mai 2011

    La polemique a debute l'ete dernier lorsque le très celèbre pianiste
    classique turc Fazil Say a ecrit sur Twitter que le genre musical
    connu sous le nom d'"arabesk" "etait une insulte a l'intelligence,
    a l'art et a l'avant-gardisme". Selon lui, "cette musique est un
    produit moyenoriental qui n'a pu survivre que parce qu'il reposait
    sur la paresse et la mediocrite. J'ai vraiment honte de l'attrait du
    peuple turc pour l'arabesk." Mais comment cette musique qui fait tant
    polemique aujourd'hui est-elle parvenue jusqu'a nous ? Arabesk est un
    terme d'origine francaise designant une chose qui est dans le style
    arabe. Alors qu'en Occident le terme appartient le plus souvent au
    vocabulaire de l'architecture, chez nous, il est devenu synonyme de
    genre musical. On peut ainsi qualifier l'arabesk de musique de variete
    turque metissee où melodies arabes, musiques d'inspiration religieuse
    ou soufie et arrangements a l'occidentale s'entremelent. Le succès de
    l'arabesk en Turquie est lie a l'arrivee en masse de films egyptiens
    sur le marche turc dans les annees 1930, au moment où la production
    cinematographique locale ne depassait pas deux films par an. Ces
    films d'amour a l'eau de rose dans lesquels les rôles principaux
    sont incarnes par les plus celèbres chanteurs et musiciens egyptiens
    de l'epoque, tels qu'Oum Kalsoum ou Farid El-Atrache, suscitent
    un engouement tant au Proche-Orient qu'en Turquie. La projection a
    Istanbul, en novembre 1938, du film egyptien Les Larmes de l'amour
    provoque une cohue indescriptible. Le disque du chanteur, qui reprend
    alors en turc les chansons du film, bat tous les records de vente.

    Toutefois, l'interet de la population pour ce genre de film n'est
    pas du goût des dirigeants de l'epoque, qui ambitionnent alors
    d'occidentaliser le plus rapidement possible le pays. Le 23 juin 1939,
    le sandjak d'Alexandrette, qui etait sous mandat francais et dont la
    population etait en majorite arabophone, est officiellement rattache
    a la Turquie et prend le nom de province du Hatay. Les officiels de
    l'epoque, qui veulent renforcer les liens entre cette region et le
    reste de la Turquie et se repandent alors en declarations insinuant
    que "les habitants de cette region ne sont pas des Arabes" mais bien
    "des Turcs qui ont oublie leur langue", n'apprecient pas l'utilisation
    de la langue arabe dans ces films. En outre, les images d'individus
    portant le fez, le turban ou de longs voiles ne collent pas a l'esprit
    que le nouveau regime republicain veut imposer depuis qu'il a lance,
    en 1925, sa reforme du code vestimentaire [interdisant notamment
    le port du fez]. Depuis 1928, la Turquie a adopte l'alphabet latin
    [abandonnant l'arabe] et, depuis 1932, l'appel a la prière se fait
    en turc [il sera retabli en arabe en 1950]. Or, dans ces films, on
    peut autant voir de lettres arabes que l'on peut entendre d'appels a
    la prière en arabe. Depuis 1934, la radio turque ne diffuse plus de
    musique typiquement turque parce que Mustafa Kemal Ataturk l'a jugee
    "non conforme a l'esprit creatif du peuple turc". Or dans ces films
    degouline une musique arabe bien plus orientale encore que celle qui
    est censuree a la radio turque "qui par consequent ne peut avoir que
    des effets negatifs sur l'education musicale des Turcs". En 1942,
    a la demande du Parti republicain du peuple [CHP, fonde par Ataturk
    et alors parti unique], le ministère de l'Interieur impose que les
    chansons arabes de ces films egyptiens soient doublees en turc ou
    remplacees par des chansons turques. Entre 1940 et 1950, des artistes
    formatent ainsi a la turque les musiques de 85 films egyptiens. Les
    routiers, qui font des allers-retours vers les pays arabes voisins,
    font egalement office de passeurs entre la musique arabe et la
    Turquie. Exode rural Outre la proximite culturelle, il y a aussi des
    explications de type socio-economiques a l'attrait pour l'arabesk. Au
    cours des annees 1950, la Turquie connaît une poussee demographique sur
    fond de mise en oeuvre du plan Marshall, qui provoque un exode rural
    vers la peripherie des grandes villes, où des populations d'origine
    très modeste s'etablissent dans des quartiers de taudis construits
    illegalement. C'est precisement dans ces quartiers que l'arabesk va
    naître. La population qui vit dans ces zones peripheriques ne possède
    pas le bagage culturel lui permettant d'apprecier la musique savante
    religieuse ou meme la version "domestiquee" des chansons populaires et
    traditionnelles diffusees sur les ondes de la radio officielle. Ces
    habitants coupes de leurs racines villageoises mais mal integres
    dans les grandes villes vivent une situation schizophrenique. La
    musique apparaît alors comme la voie la moins risquee pour exprimer
    la fatalite et le desespoir nes de la prise de conscience que, quoi
    qu'ils fassent, ils ne pourront de toute facon jamais realiser leur
    reve d'une vie meilleure. Par ailleurs, l'arabesk n'exige aucune
    formation musicale particulière. Tant les echafaudages sur lesquels
    travaillent les manoeuvres du secteur de la construction que les petits
    music-halls de troisième zone deviennent des usines a fabriquer des
    chanteurs d'arabesk. Cette musique va atteindre une grande masse de
    la population grâce aux petits transistors que rapportent les soldats
    turcs revenus de Coree, où la Turquie depeche entre 1950 et 1953 un
    important contingent en "remerciement" de son integration a l'OTAN.

    C'est vers le milieu des annees 1960 que la version veritablement
    turque de l'arabesk commence a s'imposer. C'est l'epoque où Orhan
    Gencebay, celui qui deviendra le roi de l'arabesk, entame sa carrière.

    Si les chanteurs d'arabesk en general ne sont pas des musiciens,
    Orhan Gencebay, ne en 1944, fait exception. Dès l'âge de 6 ans, il
    suit des cours de musique classique occidentale auprès d'un vieux
    musicien, lui-meme forme dans les conservatoires russes. Tout jeune,
    il apprend a jouer du tambur [instrument a corde traditionnel turc],
    compose et transpose pour cet instrument les chansons et musiques de
    musiciens turcs tels que le celèbre joueur de oud d'origine grecque
    Udi Yorgo Bacanos. Au debut des annees 1960, il quitte sa ville de
    Samsun, sur la mer Noire, pour Istanbul dans l'espoir de se faire un
    nom. C'est la qu'il a l'occasion de rencontrer des maîtres du "rock
    anatolien" tels que Cengiz Teoman ou le groupe Kurtalan Ekspress. Orhan
    Gencebay commence sa carrière par la chanson populaire traditionnelle
    turque, mais ne tarde pas a privilegier une autre voie. En 1966, il
    sort sa première chanson sur le mode de l'arabesk, dont les paroles
    traduisent la crainte de l'avenir des migrants anatoliens coupes
    de leurs racines rurales. Plutôt que d'essayer de comprendre sur
    quel terreau ce nouveau genre musical s'est developpe, les autorites
    choisissent comme d'habitude la voie de la censure. L'Etat, qui avait
    deja interdit entre 1934 et 1940 la musique classique turque [ottomane]
    sur les ondes de la radio nationale, decide alors que l'arabesk ne
    pourra pas etre diffuse a la TRT [radio publique]. Mais l'epoque a
    change et le quartier d'Unkapani a Istanbul est en train de devenir
    le centre d'une production musicale alternative. La generalisation de
    l'usage des radiocassettes portables par le biais des Turcs partis
    travailler en Allemagne va permettre d'elargir la base des amateurs
    d'arabesk. Les minibus qui transportent les ouvriers des banlieues
    miserables des grandes villes vers les zones industrielles où ils
    travaillent vont etre le vecteur d'une veritable explosion de ce
    genre musical. Dans les ateliers, dans les bars de banlieue ou dans
    les baraques des bidonvilles, l'arabesk est la seule musique que
    l'on entend. C'est l'epoque des Ferdi Tayfur, des Hakki Bulut et des
    Muslum Gurses. Danse du ventre A partir des annees 1980, l'arabesk
    n'incarne plus seulement un style de musique, mais c'est aussi un
    mode de vie. Alors que, sous l'effet de l'exode rural, toutes les
    grandes villes de Turquie sont envahies par la banlieue, meme les
    "Turcs blancs" [l'elite occidentalisee] commencent a s'interesser
    a ce genre. Des sociologues commencent a ecrire sur cette musique
    en vogue, et Ajda Pekkan, une chanteuse refletant parfaitement le
    style des "Turcs blancs", va meme jusqu'a interpreter un morceau de
    style arabesk lorsqu'elle represente la Turquie a l'Euro vision, en
    1980. Elle avouera par la suite en avoir eprouve de la honte pendant
    de nombreuses annees. C'est egalement a cette epoque que la classe
    politique se rend compte que l'arabesk est un bon moyen pour atteindre
    les couches populaires. Le premier a comprendre cela est Turgut Ozal,
    qui fonde en 1983 le Parti de la mère patrie (ANAP). Ozal, dont il
    s'avère qu'il etait un grand amateur d'arabesk, cree au sein de son
    parti un groupe nomme Arabesk, charge d'etudier les goûts des habitants
    des quartiers pauvres de la peripherie des grandes villes. C'est
    donc en toute logique que l'ANAP utilise l'arabesk a profusion lors
    de la camapagne des legislatives de 1983. [L'ANAP remporte ce premier
    scrutin après le coup d'Etat de septembre 1980, et Ozal devient Premier
    ministre. Il sera ensuite president de la Republique de 1989 a sa mort,
    en 1993.] La mise en scène de l'inauguration, en 1988, d'un deuxième
    pont sur le Bosphore a Istanbul contribue a la legende d'Ozal. On
    le voit en effet a cette occasion traverser le pont au volant de sa
    voiture et demander a sa femme, Semra, de mettre dans l'autoradio une
    cassette de musique egyptienne, genre danse du ventre. Le spectacle
    de nouveaux riches typiques des annees Ozal en train de se pavaner
    et de faire la danse du ventre en buvant du whisky et en mangeant des
    pizzas turques ne faisait que degoûter encore davantage de l'arabesk
    les elites eduquees et urbanisees. Ces elites n'ecoutaient de toute
    facon pas cette musique et ne se rendaient pas compte que la realite
    sociologique qu'elle representait etait en fait la consequence de leur
    propre ideologie. De toute facon, le mouvement etait lance et l'arabesk
    n'etait plus seulement l'apanage des habitants de la banlieue et des
    bidonvilles, mais devenait aussi celui des night-clubs et des tavernes
    des centres-villes frequentes par la classe moyenne. Beaux quartiers
    Dans les annees 1990, lorsque des milliers de migrants kurdes chasses
    par l'Etat de leurs villages de l'est de l'Anatolie dans le cadre de
    la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) viennent
    s'entasser dans les grandes villes, l'arabesk devient une sorte de
    bande-son des nouvelles dynamiques sociales. La Turquie fait alors
    connaissance avec l'arabesk "prokurde", "lumpen", "nationaliste",
    "islamiste", "gauchiste" et meme "pornographique". C'est l'epoque
    où des artistes tels qu'Ibrahim Tatlises ou Belkis Akkale, qui
    interprètent habituellement de la chanson populaire traditionnelle, se
    tournent eux aussi vers l'arabesk. Les chaînes musicales permettent
    alors que cette musique parvienne jusqu'aux endroits les plus
    recules du pays, precisement ceux où les ennemis jures de l'arabesk
    n'ont jamais reussi a se faire entendre. Par ailleurs, l'arabesk est
    influencee par la variete et s'enrichit de nouveaux instruments tels
    que la guitare electrique et les percussions. Le processus inverse se
    produit egalement, c'est-adire que la variete s'"arabeskise". Orhan
    Gencebay, veteran de l'arabesk, va ainsi le marier avec le rock. La
    celèbre chanteuse Sezen Aksu, pionnière de la pop en Turquie, introduit
    alors a son tour de l'arabesk dans certaines de ses chansons. Le meme
    phenomène s'observe dans les milieux musulmans, dont la musique se
    limitait jusquela a des chants religieux a cappella.

    Tandis que Gencebay ne qualifie plus aujourd'hui sa musique
    d'arabesk,Muslum Gurses, dont le nom evoquait auparavant le
    sous-proletariat, se tourne desormais vers les "Turcs blancs". Kucuk
    Emrah, jeune vedette de l'arabesk des annees 1990, a evolue et
    vient meme de se lancer dans le jazz. C'est dans ce contexte que
    les jeunes issus des "beaux quartiers", parmi lesquels la chanteuse
    Sertab Erener [qui a remporte le concours Eurovision de la chanson en
    2003] ou le groupe Mor ve Otesi [groupe de rock qui a represente la
    Turquie a l'Eurovision en 2008], ont introduit de l'arabesk dans leur
    repertoire, traduisant ainsi un nouveau phenomène d'embourgeoisement
    de ce style musical.




    From: A. Papazian
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