L'"ARABESK" DES BIDONVILLES A L'EUROVISION
Stephane
armenews.com
vendredi 20 mai 2011
La polemique a debute l'ete dernier lorsque le très celèbre pianiste
classique turc Fazil Say a ecrit sur Twitter que le genre musical
connu sous le nom d'"arabesk" "etait une insulte a l'intelligence,
a l'art et a l'avant-gardisme". Selon lui, "cette musique est un
produit moyenoriental qui n'a pu survivre que parce qu'il reposait
sur la paresse et la mediocrite. J'ai vraiment honte de l'attrait du
peuple turc pour l'arabesk." Mais comment cette musique qui fait tant
polemique aujourd'hui est-elle parvenue jusqu'a nous ? Arabesk est un
terme d'origine francaise designant une chose qui est dans le style
arabe. Alors qu'en Occident le terme appartient le plus souvent au
vocabulaire de l'architecture, chez nous, il est devenu synonyme de
genre musical. On peut ainsi qualifier l'arabesk de musique de variete
turque metissee où melodies arabes, musiques d'inspiration religieuse
ou soufie et arrangements a l'occidentale s'entremelent. Le succès de
l'arabesk en Turquie est lie a l'arrivee en masse de films egyptiens
sur le marche turc dans les annees 1930, au moment où la production
cinematographique locale ne depassait pas deux films par an. Ces
films d'amour a l'eau de rose dans lesquels les rôles principaux
sont incarnes par les plus celèbres chanteurs et musiciens egyptiens
de l'epoque, tels qu'Oum Kalsoum ou Farid El-Atrache, suscitent
un engouement tant au Proche-Orient qu'en Turquie. La projection a
Istanbul, en novembre 1938, du film egyptien Les Larmes de l'amour
provoque une cohue indescriptible. Le disque du chanteur, qui reprend
alors en turc les chansons du film, bat tous les records de vente.
Toutefois, l'interet de la population pour ce genre de film n'est
pas du goût des dirigeants de l'epoque, qui ambitionnent alors
d'occidentaliser le plus rapidement possible le pays. Le 23 juin 1939,
le sandjak d'Alexandrette, qui etait sous mandat francais et dont la
population etait en majorite arabophone, est officiellement rattache
a la Turquie et prend le nom de province du Hatay. Les officiels de
l'epoque, qui veulent renforcer les liens entre cette region et le
reste de la Turquie et se repandent alors en declarations insinuant
que "les habitants de cette region ne sont pas des Arabes" mais bien
"des Turcs qui ont oublie leur langue", n'apprecient pas l'utilisation
de la langue arabe dans ces films. En outre, les images d'individus
portant le fez, le turban ou de longs voiles ne collent pas a l'esprit
que le nouveau regime republicain veut imposer depuis qu'il a lance,
en 1925, sa reforme du code vestimentaire [interdisant notamment
le port du fez]. Depuis 1928, la Turquie a adopte l'alphabet latin
[abandonnant l'arabe] et, depuis 1932, l'appel a la prière se fait
en turc [il sera retabli en arabe en 1950]. Or, dans ces films, on
peut autant voir de lettres arabes que l'on peut entendre d'appels a
la prière en arabe. Depuis 1934, la radio turque ne diffuse plus de
musique typiquement turque parce que Mustafa Kemal Ataturk l'a jugee
"non conforme a l'esprit creatif du peuple turc". Or dans ces films
degouline une musique arabe bien plus orientale encore que celle qui
est censuree a la radio turque "qui par consequent ne peut avoir que
des effets negatifs sur l'education musicale des Turcs". En 1942,
a la demande du Parti republicain du peuple [CHP, fonde par Ataturk
et alors parti unique], le ministère de l'Interieur impose que les
chansons arabes de ces films egyptiens soient doublees en turc ou
remplacees par des chansons turques. Entre 1940 et 1950, des artistes
formatent ainsi a la turque les musiques de 85 films egyptiens. Les
routiers, qui font des allers-retours vers les pays arabes voisins,
font egalement office de passeurs entre la musique arabe et la
Turquie. Exode rural Outre la proximite culturelle, il y a aussi des
explications de type socio-economiques a l'attrait pour l'arabesk. Au
cours des annees 1950, la Turquie connaît une poussee demographique sur
fond de mise en oeuvre du plan Marshall, qui provoque un exode rural
vers la peripherie des grandes villes, où des populations d'origine
très modeste s'etablissent dans des quartiers de taudis construits
illegalement. C'est precisement dans ces quartiers que l'arabesk va
naître. La population qui vit dans ces zones peripheriques ne possède
pas le bagage culturel lui permettant d'apprecier la musique savante
religieuse ou meme la version "domestiquee" des chansons populaires et
traditionnelles diffusees sur les ondes de la radio officielle. Ces
habitants coupes de leurs racines villageoises mais mal integres
dans les grandes villes vivent une situation schizophrenique. La
musique apparaît alors comme la voie la moins risquee pour exprimer
la fatalite et le desespoir nes de la prise de conscience que, quoi
qu'ils fassent, ils ne pourront de toute facon jamais realiser leur
reve d'une vie meilleure. Par ailleurs, l'arabesk n'exige aucune
formation musicale particulière. Tant les echafaudages sur lesquels
travaillent les manoeuvres du secteur de la construction que les petits
music-halls de troisième zone deviennent des usines a fabriquer des
chanteurs d'arabesk. Cette musique va atteindre une grande masse de
la population grâce aux petits transistors que rapportent les soldats
turcs revenus de Coree, où la Turquie depeche entre 1950 et 1953 un
important contingent en "remerciement" de son integration a l'OTAN.
C'est vers le milieu des annees 1960 que la version veritablement
turque de l'arabesk commence a s'imposer. C'est l'epoque où Orhan
Gencebay, celui qui deviendra le roi de l'arabesk, entame sa carrière.
Si les chanteurs d'arabesk en general ne sont pas des musiciens,
Orhan Gencebay, ne en 1944, fait exception. Dès l'âge de 6 ans, il
suit des cours de musique classique occidentale auprès d'un vieux
musicien, lui-meme forme dans les conservatoires russes. Tout jeune,
il apprend a jouer du tambur [instrument a corde traditionnel turc],
compose et transpose pour cet instrument les chansons et musiques de
musiciens turcs tels que le celèbre joueur de oud d'origine grecque
Udi Yorgo Bacanos. Au debut des annees 1960, il quitte sa ville de
Samsun, sur la mer Noire, pour Istanbul dans l'espoir de se faire un
nom. C'est la qu'il a l'occasion de rencontrer des maîtres du "rock
anatolien" tels que Cengiz Teoman ou le groupe Kurtalan Ekspress. Orhan
Gencebay commence sa carrière par la chanson populaire traditionnelle
turque, mais ne tarde pas a privilegier une autre voie. En 1966, il
sort sa première chanson sur le mode de l'arabesk, dont les paroles
traduisent la crainte de l'avenir des migrants anatoliens coupes
de leurs racines rurales. Plutôt que d'essayer de comprendre sur
quel terreau ce nouveau genre musical s'est developpe, les autorites
choisissent comme d'habitude la voie de la censure. L'Etat, qui avait
deja interdit entre 1934 et 1940 la musique classique turque [ottomane]
sur les ondes de la radio nationale, decide alors que l'arabesk ne
pourra pas etre diffuse a la TRT [radio publique]. Mais l'epoque a
change et le quartier d'Unkapani a Istanbul est en train de devenir
le centre d'une production musicale alternative. La generalisation de
l'usage des radiocassettes portables par le biais des Turcs partis
travailler en Allemagne va permettre d'elargir la base des amateurs
d'arabesk. Les minibus qui transportent les ouvriers des banlieues
miserables des grandes villes vers les zones industrielles où ils
travaillent vont etre le vecteur d'une veritable explosion de ce
genre musical. Dans les ateliers, dans les bars de banlieue ou dans
les baraques des bidonvilles, l'arabesk est la seule musique que
l'on entend. C'est l'epoque des Ferdi Tayfur, des Hakki Bulut et des
Muslum Gurses. Danse du ventre A partir des annees 1980, l'arabesk
n'incarne plus seulement un style de musique, mais c'est aussi un
mode de vie. Alors que, sous l'effet de l'exode rural, toutes les
grandes villes de Turquie sont envahies par la banlieue, meme les
"Turcs blancs" [l'elite occidentalisee] commencent a s'interesser
a ce genre. Des sociologues commencent a ecrire sur cette musique
en vogue, et Ajda Pekkan, une chanteuse refletant parfaitement le
style des "Turcs blancs", va meme jusqu'a interpreter un morceau de
style arabesk lorsqu'elle represente la Turquie a l'Euro vision, en
1980. Elle avouera par la suite en avoir eprouve de la honte pendant
de nombreuses annees. C'est egalement a cette epoque que la classe
politique se rend compte que l'arabesk est un bon moyen pour atteindre
les couches populaires. Le premier a comprendre cela est Turgut Ozal,
qui fonde en 1983 le Parti de la mère patrie (ANAP). Ozal, dont il
s'avère qu'il etait un grand amateur d'arabesk, cree au sein de son
parti un groupe nomme Arabesk, charge d'etudier les goûts des habitants
des quartiers pauvres de la peripherie des grandes villes. C'est
donc en toute logique que l'ANAP utilise l'arabesk a profusion lors
de la camapagne des legislatives de 1983. [L'ANAP remporte ce premier
scrutin après le coup d'Etat de septembre 1980, et Ozal devient Premier
ministre. Il sera ensuite president de la Republique de 1989 a sa mort,
en 1993.] La mise en scène de l'inauguration, en 1988, d'un deuxième
pont sur le Bosphore a Istanbul contribue a la legende d'Ozal. On
le voit en effet a cette occasion traverser le pont au volant de sa
voiture et demander a sa femme, Semra, de mettre dans l'autoradio une
cassette de musique egyptienne, genre danse du ventre. Le spectacle
de nouveaux riches typiques des annees Ozal en train de se pavaner
et de faire la danse du ventre en buvant du whisky et en mangeant des
pizzas turques ne faisait que degoûter encore davantage de l'arabesk
les elites eduquees et urbanisees. Ces elites n'ecoutaient de toute
facon pas cette musique et ne se rendaient pas compte que la realite
sociologique qu'elle representait etait en fait la consequence de leur
propre ideologie. De toute facon, le mouvement etait lance et l'arabesk
n'etait plus seulement l'apanage des habitants de la banlieue et des
bidonvilles, mais devenait aussi celui des night-clubs et des tavernes
des centres-villes frequentes par la classe moyenne. Beaux quartiers
Dans les annees 1990, lorsque des milliers de migrants kurdes chasses
par l'Etat de leurs villages de l'est de l'Anatolie dans le cadre de
la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) viennent
s'entasser dans les grandes villes, l'arabesk devient une sorte de
bande-son des nouvelles dynamiques sociales. La Turquie fait alors
connaissance avec l'arabesk "prokurde", "lumpen", "nationaliste",
"islamiste", "gauchiste" et meme "pornographique". C'est l'epoque
où des artistes tels qu'Ibrahim Tatlises ou Belkis Akkale, qui
interprètent habituellement de la chanson populaire traditionnelle, se
tournent eux aussi vers l'arabesk. Les chaînes musicales permettent
alors que cette musique parvienne jusqu'aux endroits les plus
recules du pays, precisement ceux où les ennemis jures de l'arabesk
n'ont jamais reussi a se faire entendre. Par ailleurs, l'arabesk est
influencee par la variete et s'enrichit de nouveaux instruments tels
que la guitare electrique et les percussions. Le processus inverse se
produit egalement, c'est-adire que la variete s'"arabeskise". Orhan
Gencebay, veteran de l'arabesk, va ainsi le marier avec le rock. La
celèbre chanteuse Sezen Aksu, pionnière de la pop en Turquie, introduit
alors a son tour de l'arabesk dans certaines de ses chansons. Le meme
phenomène s'observe dans les milieux musulmans, dont la musique se
limitait jusquela a des chants religieux a cappella.
Tandis que Gencebay ne qualifie plus aujourd'hui sa musique
d'arabesk,Muslum Gurses, dont le nom evoquait auparavant le
sous-proletariat, se tourne desormais vers les "Turcs blancs". Kucuk
Emrah, jeune vedette de l'arabesk des annees 1990, a evolue et
vient meme de se lancer dans le jazz. C'est dans ce contexte que
les jeunes issus des "beaux quartiers", parmi lesquels la chanteuse
Sertab Erener [qui a remporte le concours Eurovision de la chanson en
2003] ou le groupe Mor ve Otesi [groupe de rock qui a represente la
Turquie a l'Eurovision en 2008], ont introduit de l'arabesk dans leur
repertoire, traduisant ainsi un nouveau phenomène d'embourgeoisement
de ce style musical.
From: A. Papazian
Stephane
armenews.com
vendredi 20 mai 2011
La polemique a debute l'ete dernier lorsque le très celèbre pianiste
classique turc Fazil Say a ecrit sur Twitter que le genre musical
connu sous le nom d'"arabesk" "etait une insulte a l'intelligence,
a l'art et a l'avant-gardisme". Selon lui, "cette musique est un
produit moyenoriental qui n'a pu survivre que parce qu'il reposait
sur la paresse et la mediocrite. J'ai vraiment honte de l'attrait du
peuple turc pour l'arabesk." Mais comment cette musique qui fait tant
polemique aujourd'hui est-elle parvenue jusqu'a nous ? Arabesk est un
terme d'origine francaise designant une chose qui est dans le style
arabe. Alors qu'en Occident le terme appartient le plus souvent au
vocabulaire de l'architecture, chez nous, il est devenu synonyme de
genre musical. On peut ainsi qualifier l'arabesk de musique de variete
turque metissee où melodies arabes, musiques d'inspiration religieuse
ou soufie et arrangements a l'occidentale s'entremelent. Le succès de
l'arabesk en Turquie est lie a l'arrivee en masse de films egyptiens
sur le marche turc dans les annees 1930, au moment où la production
cinematographique locale ne depassait pas deux films par an. Ces
films d'amour a l'eau de rose dans lesquels les rôles principaux
sont incarnes par les plus celèbres chanteurs et musiciens egyptiens
de l'epoque, tels qu'Oum Kalsoum ou Farid El-Atrache, suscitent
un engouement tant au Proche-Orient qu'en Turquie. La projection a
Istanbul, en novembre 1938, du film egyptien Les Larmes de l'amour
provoque une cohue indescriptible. Le disque du chanteur, qui reprend
alors en turc les chansons du film, bat tous les records de vente.
Toutefois, l'interet de la population pour ce genre de film n'est
pas du goût des dirigeants de l'epoque, qui ambitionnent alors
d'occidentaliser le plus rapidement possible le pays. Le 23 juin 1939,
le sandjak d'Alexandrette, qui etait sous mandat francais et dont la
population etait en majorite arabophone, est officiellement rattache
a la Turquie et prend le nom de province du Hatay. Les officiels de
l'epoque, qui veulent renforcer les liens entre cette region et le
reste de la Turquie et se repandent alors en declarations insinuant
que "les habitants de cette region ne sont pas des Arabes" mais bien
"des Turcs qui ont oublie leur langue", n'apprecient pas l'utilisation
de la langue arabe dans ces films. En outre, les images d'individus
portant le fez, le turban ou de longs voiles ne collent pas a l'esprit
que le nouveau regime republicain veut imposer depuis qu'il a lance,
en 1925, sa reforme du code vestimentaire [interdisant notamment
le port du fez]. Depuis 1928, la Turquie a adopte l'alphabet latin
[abandonnant l'arabe] et, depuis 1932, l'appel a la prière se fait
en turc [il sera retabli en arabe en 1950]. Or, dans ces films, on
peut autant voir de lettres arabes que l'on peut entendre d'appels a
la prière en arabe. Depuis 1934, la radio turque ne diffuse plus de
musique typiquement turque parce que Mustafa Kemal Ataturk l'a jugee
"non conforme a l'esprit creatif du peuple turc". Or dans ces films
degouline une musique arabe bien plus orientale encore que celle qui
est censuree a la radio turque "qui par consequent ne peut avoir que
des effets negatifs sur l'education musicale des Turcs". En 1942,
a la demande du Parti republicain du peuple [CHP, fonde par Ataturk
et alors parti unique], le ministère de l'Interieur impose que les
chansons arabes de ces films egyptiens soient doublees en turc ou
remplacees par des chansons turques. Entre 1940 et 1950, des artistes
formatent ainsi a la turque les musiques de 85 films egyptiens. Les
routiers, qui font des allers-retours vers les pays arabes voisins,
font egalement office de passeurs entre la musique arabe et la
Turquie. Exode rural Outre la proximite culturelle, il y a aussi des
explications de type socio-economiques a l'attrait pour l'arabesk. Au
cours des annees 1950, la Turquie connaît une poussee demographique sur
fond de mise en oeuvre du plan Marshall, qui provoque un exode rural
vers la peripherie des grandes villes, où des populations d'origine
très modeste s'etablissent dans des quartiers de taudis construits
illegalement. C'est precisement dans ces quartiers que l'arabesk va
naître. La population qui vit dans ces zones peripheriques ne possède
pas le bagage culturel lui permettant d'apprecier la musique savante
religieuse ou meme la version "domestiquee" des chansons populaires et
traditionnelles diffusees sur les ondes de la radio officielle. Ces
habitants coupes de leurs racines villageoises mais mal integres
dans les grandes villes vivent une situation schizophrenique. La
musique apparaît alors comme la voie la moins risquee pour exprimer
la fatalite et le desespoir nes de la prise de conscience que, quoi
qu'ils fassent, ils ne pourront de toute facon jamais realiser leur
reve d'une vie meilleure. Par ailleurs, l'arabesk n'exige aucune
formation musicale particulière. Tant les echafaudages sur lesquels
travaillent les manoeuvres du secteur de la construction que les petits
music-halls de troisième zone deviennent des usines a fabriquer des
chanteurs d'arabesk. Cette musique va atteindre une grande masse de
la population grâce aux petits transistors que rapportent les soldats
turcs revenus de Coree, où la Turquie depeche entre 1950 et 1953 un
important contingent en "remerciement" de son integration a l'OTAN.
C'est vers le milieu des annees 1960 que la version veritablement
turque de l'arabesk commence a s'imposer. C'est l'epoque où Orhan
Gencebay, celui qui deviendra le roi de l'arabesk, entame sa carrière.
Si les chanteurs d'arabesk en general ne sont pas des musiciens,
Orhan Gencebay, ne en 1944, fait exception. Dès l'âge de 6 ans, il
suit des cours de musique classique occidentale auprès d'un vieux
musicien, lui-meme forme dans les conservatoires russes. Tout jeune,
il apprend a jouer du tambur [instrument a corde traditionnel turc],
compose et transpose pour cet instrument les chansons et musiques de
musiciens turcs tels que le celèbre joueur de oud d'origine grecque
Udi Yorgo Bacanos. Au debut des annees 1960, il quitte sa ville de
Samsun, sur la mer Noire, pour Istanbul dans l'espoir de se faire un
nom. C'est la qu'il a l'occasion de rencontrer des maîtres du "rock
anatolien" tels que Cengiz Teoman ou le groupe Kurtalan Ekspress. Orhan
Gencebay commence sa carrière par la chanson populaire traditionnelle
turque, mais ne tarde pas a privilegier une autre voie. En 1966, il
sort sa première chanson sur le mode de l'arabesk, dont les paroles
traduisent la crainte de l'avenir des migrants anatoliens coupes
de leurs racines rurales. Plutôt que d'essayer de comprendre sur
quel terreau ce nouveau genre musical s'est developpe, les autorites
choisissent comme d'habitude la voie de la censure. L'Etat, qui avait
deja interdit entre 1934 et 1940 la musique classique turque [ottomane]
sur les ondes de la radio nationale, decide alors que l'arabesk ne
pourra pas etre diffuse a la TRT [radio publique]. Mais l'epoque a
change et le quartier d'Unkapani a Istanbul est en train de devenir
le centre d'une production musicale alternative. La generalisation de
l'usage des radiocassettes portables par le biais des Turcs partis
travailler en Allemagne va permettre d'elargir la base des amateurs
d'arabesk. Les minibus qui transportent les ouvriers des banlieues
miserables des grandes villes vers les zones industrielles où ils
travaillent vont etre le vecteur d'une veritable explosion de ce
genre musical. Dans les ateliers, dans les bars de banlieue ou dans
les baraques des bidonvilles, l'arabesk est la seule musique que
l'on entend. C'est l'epoque des Ferdi Tayfur, des Hakki Bulut et des
Muslum Gurses. Danse du ventre A partir des annees 1980, l'arabesk
n'incarne plus seulement un style de musique, mais c'est aussi un
mode de vie. Alors que, sous l'effet de l'exode rural, toutes les
grandes villes de Turquie sont envahies par la banlieue, meme les
"Turcs blancs" [l'elite occidentalisee] commencent a s'interesser
a ce genre. Des sociologues commencent a ecrire sur cette musique
en vogue, et Ajda Pekkan, une chanteuse refletant parfaitement le
style des "Turcs blancs", va meme jusqu'a interpreter un morceau de
style arabesk lorsqu'elle represente la Turquie a l'Euro vision, en
1980. Elle avouera par la suite en avoir eprouve de la honte pendant
de nombreuses annees. C'est egalement a cette epoque que la classe
politique se rend compte que l'arabesk est un bon moyen pour atteindre
les couches populaires. Le premier a comprendre cela est Turgut Ozal,
qui fonde en 1983 le Parti de la mère patrie (ANAP). Ozal, dont il
s'avère qu'il etait un grand amateur d'arabesk, cree au sein de son
parti un groupe nomme Arabesk, charge d'etudier les goûts des habitants
des quartiers pauvres de la peripherie des grandes villes. C'est
donc en toute logique que l'ANAP utilise l'arabesk a profusion lors
de la camapagne des legislatives de 1983. [L'ANAP remporte ce premier
scrutin après le coup d'Etat de septembre 1980, et Ozal devient Premier
ministre. Il sera ensuite president de la Republique de 1989 a sa mort,
en 1993.] La mise en scène de l'inauguration, en 1988, d'un deuxième
pont sur le Bosphore a Istanbul contribue a la legende d'Ozal. On
le voit en effet a cette occasion traverser le pont au volant de sa
voiture et demander a sa femme, Semra, de mettre dans l'autoradio une
cassette de musique egyptienne, genre danse du ventre. Le spectacle
de nouveaux riches typiques des annees Ozal en train de se pavaner
et de faire la danse du ventre en buvant du whisky et en mangeant des
pizzas turques ne faisait que degoûter encore davantage de l'arabesk
les elites eduquees et urbanisees. Ces elites n'ecoutaient de toute
facon pas cette musique et ne se rendaient pas compte que la realite
sociologique qu'elle representait etait en fait la consequence de leur
propre ideologie. De toute facon, le mouvement etait lance et l'arabesk
n'etait plus seulement l'apanage des habitants de la banlieue et des
bidonvilles, mais devenait aussi celui des night-clubs et des tavernes
des centres-villes frequentes par la classe moyenne. Beaux quartiers
Dans les annees 1990, lorsque des milliers de migrants kurdes chasses
par l'Etat de leurs villages de l'est de l'Anatolie dans le cadre de
la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) viennent
s'entasser dans les grandes villes, l'arabesk devient une sorte de
bande-son des nouvelles dynamiques sociales. La Turquie fait alors
connaissance avec l'arabesk "prokurde", "lumpen", "nationaliste",
"islamiste", "gauchiste" et meme "pornographique". C'est l'epoque
où des artistes tels qu'Ibrahim Tatlises ou Belkis Akkale, qui
interprètent habituellement de la chanson populaire traditionnelle, se
tournent eux aussi vers l'arabesk. Les chaînes musicales permettent
alors que cette musique parvienne jusqu'aux endroits les plus
recules du pays, precisement ceux où les ennemis jures de l'arabesk
n'ont jamais reussi a se faire entendre. Par ailleurs, l'arabesk est
influencee par la variete et s'enrichit de nouveaux instruments tels
que la guitare electrique et les percussions. Le processus inverse se
produit egalement, c'est-adire que la variete s'"arabeskise". Orhan
Gencebay, veteran de l'arabesk, va ainsi le marier avec le rock. La
celèbre chanteuse Sezen Aksu, pionnière de la pop en Turquie, introduit
alors a son tour de l'arabesk dans certaines de ses chansons. Le meme
phenomène s'observe dans les milieux musulmans, dont la musique se
limitait jusquela a des chants religieux a cappella.
Tandis que Gencebay ne qualifie plus aujourd'hui sa musique
d'arabesk,Muslum Gurses, dont le nom evoquait auparavant le
sous-proletariat, se tourne desormais vers les "Turcs blancs". Kucuk
Emrah, jeune vedette de l'arabesk des annees 1990, a evolue et
vient meme de se lancer dans le jazz. C'est dans ce contexte que
les jeunes issus des "beaux quartiers", parmi lesquels la chanteuse
Sertab Erener [qui a remporte le concours Eurovision de la chanson en
2003] ou le groupe Mor ve Otesi [groupe de rock qui a represente la
Turquie a l'Eurovision en 2008], ont introduit de l'arabesk dans leur
repertoire, traduisant ainsi un nouveau phenomène d'embourgeoisement
de ce style musical.
From: A. Papazian