Libération, France
Jeudi 26 Mai 2011
Une pointure: Karine Arabian. Cette petite-fille d'Arméniens est une
des rares créatrices de chaussures, à la tête de sa propre marque
depuis dix ans.
par Sabrina Champenois
Pierre Dac, dans L'Os à moelle : «Les femmes, c'est comme les
chaussures : quand on les quitte, il faut y mettre les formes.» Bah,
ça se discute. Voyez Karine Arabian. Tête en l'air avouée, «pas
soigneuse pour un sou», elle les malmène, ses chaussures, n'a chez
elle pas même une boîte de cirage, ce minimum syndical. Gageons
qu'elle les quitte comme nous, d'un geste las et oublieux, loin des
prévenances fétichistes. Karine Arabian est pourtant chausseuse,
créatrice de sa propre marque, l'une des rares femmes à l'être. Et sa
production, qui émarge au moyen-haut de gamme (de 120 à 700 euros la
paire) est résolument féminine, majoritairement à talon, très élevé de
préférence :
«Mon grand regret, c'est de ne pouvoir personnellement dépasser les
neuf centimètres, à cause de mon pied un peu plat. Mais le pire, à
porter comme à travailler, c'est l'entre-deux, les talons de 4-5
centimètres : très difficile de faire quelque chose de joli avec ça.»
Les deux fois où on la rencontre, à domicile et dans son avoisinant
showroom du IXe (Paris), elle est haut juchée et ainsi aussi à l'aise
que l'oiseau sur sa branche, zéro oscillation. Même en scooter,
Arabian, pointure 38 et demi, trace en talons. Elle ne redescend, ne
condescend à la basket, que pour le sport - yoga et cardiotraining.
Dit comme ça, elle fait guerrière, amazone, n'est-ce pas. Du club des
NKM ou Dati - jamais sans mes stilettos, même lestée de dossiers. Mais
non. Pour commencer, KA, ex-enfant de banlieue communiste (Villejuif)
a depuis longtemps le coeur à gauche, quoique porté ces temps-ci à
l'abstention. «Bien sûr que je me souviens du 10 mai 1981, quelle joie
! Après, les désillusions sont arrivées... Plus jeune, je traînais
avec ma bande de gauchos, anarchistes, trotskistes. En devenant chef
d'entreprise, je me suis retrouvée confrontée à pas mal de questions,
tiraillée. Mais être de gauche sera toujours en moi.» Karine Arabian,
ensuite, n'a pas l'allure d'un échassier. Plutôt toute en courbes,
plutôt point d'interrogation que d'exclamation. Silhouette qu'elle ne
floute pas, que ce soit en robe noire ou en pull/jean. Ne pas en
conclure à une fierté-de-charnue : si à l'équation «Beth Ditto ou Lady
Gaga ?», Arabian répond «Beth Ditto évidemment», c'est qu'on parle
alors musique. Et si elle s'est fait connaître par des modèles à bout
rond, l'inconditionnelle du glamour hollywoodien «très net, très
architecturé», est aussi apte à l'effilé, à l'aigu. A la question
«gourmande ?», elle nuance, «gourmette : peu mais de qualité», lche,
«je suis au régime depuis l'ge de 10 ans.» Face à l'objectif du
photographe, elle ne jouera pas spontanément de son côté Betty Boop.
En interview, elle se montrera souriante mais vigilante. On en
repartira avec l'idée qu'elle en garde sous la semelle, que
l'Arabian-volcan capable de sandales jaune vif en peau de vipère d'eau
ne se fie pas au premier venu. Ne pas se laisser bouffer et faire le
poids, trouver sa place et la consolider : on entrevoit qu'il y a de
ça dans la trajectoire de Karine Arabian, côté cour comme jardin.
Sa marque a 10 ans cette année, a ses aficionadas, parle aux
fashionistas,même si moins culte que Louboutin et moins pointue que
Pierre Hardy. En parler met des étoiles dans ses yeux. Il est question
d'ouverture de boutiques, en Chine superémergente notamment. D'une
crise surmontée grce à un retour de flamme français quand avant 2008
l'export représentait 70% du CA de la PME Arabian (13 salariés). «J'ai
toujours de gros moments de doute et de stress, mais je suis
convaincue d'être sur la bonne voie.» Pour autant, Arabian n'oublie
pas. Dit illico :«Ça a été très dur», de ses débuts dans la chaussure.
«C'est un métier d'homme où l'idée prédomine que la femme n'a rien à
faire là-dedans, hormis peut-être dans la phase "maquillage"
[nettoyage, finition, ndlr]. C'est bien simple, avant d'être associée
à mon cousin, personne ne m'écoutait, j'avais l'impression d'être
transparente.» Daniel Yeremian a mis les fonds, dirige la partie
commerciale. Elle, dessine et conçoit toutes les collections, deux par
an, auxquelles s'ajoute la réédition d'anciens modèles. De la petite
maroquinerie, sacs, bracelets, complète l'affaire. La fabrication se
fait en Italie et en Espagne, au nom du «degré de qualité». Il nous
traverse qu'il y règne aussi des pratiques sociales plus élastiques
sans pour autant atteindre l'usinage en cours au Vietnam, au Maghreb,
au Portugal ou en Europe de l'Est.
Karine Arabian dit une phrase qui court dans le métier : «La chaussure
est un objet très complexe et très technique, dès qu'on bouge un truc,
tout se détraque.» Habiller le pied : une prise de tête garantie, avec
la tierce forme-semelle-talon en maître du jeu. Elle l'a voulue
cependant. Diplômée de l'école Esmod puis du Studio Berçot, lauréate
du prestigieux concours de Hyères, Arabian a commencé par le bijou.
Chez Swarovski puis Chanel, de quoi faire allègrement péter le strass.
«Oui, ça marchait bien et je n'en garde que de bons souvenirs.
Pourtant, au départ, je suis venue au bijou par défaut, à cause de la
crise dans le textile liée à la deuxième guerre du Golfe.»
La chausseuse a grandi dans le textile, fille aînée d'un tailleur
sur-mesure et d'une sous-traitante de marques de prêt-à-porter.«Depuis
toujours, je bricole. Enfant, je cousais des vêtements pour mes
poupées, je peignais sur mes vestes, mes pantalons.» Petite fille
modèle «piano-danse classique», elle mue à 13 ans, avec l'entrée au
lycée, à Paris, et un voyage à Londres. «Je suis revenue ska. Ensuite,
j'ai fait tous les mouvements, mods, punkette...» En écho, immersion
dans la musique, avec Nick Cave pour phare - «Encore aujourd'hui, il
m'accompagne dans ma vie et artistiquement, je le vois comme un modèle
: évoluer tout en restant fidèle à moi-même, c'est exactement ce à
quoi j'aspire.» Chevalier noir à peau ple et voix sépulcrale, Cave.
Quid de celui qui accompagne Dame Arabian dans la vraie vie ? On
obtient qu'il est «aussi dans l'artistique». Elle n'a pas d'enfants,
n'est «pas sûre» qu'elle aimerait en avoir.
La filiation : le chapitre est ici coton, ou du moins l'a été, la
descendante de la diaspora arménienne le concède. «Nous, ceux de la
troisième génération, celle qui réfléchit après celle qui a survécu et
celle qui a travaillé, sommes tous lestés par ça, par une sorte de
culpabilité.» De celles qui s'épanouissent dans le non-dit : ses
grands-parents, originaires de la partie turque côté paternel comme
maternel, n'ont jamais évoqué le génocide, plutôt portés au registre
«clown, très moqueur». Parions que tout ça a alimenté son travail sur
le divan («fauteuil, plutôt») et son implication dans L'année de
l'Arménie, en 2007 : elle y a consacré un an avec exposition à la clé
- Les Arméniens et la mode. Bilan : «à plat», lessivée. Mais désormais
capable de dire, «Mes racines, c'est important mais pas tant que ça.»
Allégée d'avoir payé son tribut à la tribu.
Alors, on observera que son grand-père maternel était bottier. Qu'elle
lui a emboîté le pas, donc. Oui mais bride lchée, et haut perchée.
En 5 dates
2 juillet 1967 Naissance à Paris.
1988-1989 Se forme au Studio Berçot.
1996-1999 Collabore avec la maison Chanel pour les bijoux.
2000 Crée sa marque et ouvre sa première boutique.
Septembre 2010 Première boutique en Chine.
Photo Fred Kihn
Jeudi 26 Mai 2011
Une pointure: Karine Arabian. Cette petite-fille d'Arméniens est une
des rares créatrices de chaussures, à la tête de sa propre marque
depuis dix ans.
par Sabrina Champenois
Pierre Dac, dans L'Os à moelle : «Les femmes, c'est comme les
chaussures : quand on les quitte, il faut y mettre les formes.» Bah,
ça se discute. Voyez Karine Arabian. Tête en l'air avouée, «pas
soigneuse pour un sou», elle les malmène, ses chaussures, n'a chez
elle pas même une boîte de cirage, ce minimum syndical. Gageons
qu'elle les quitte comme nous, d'un geste las et oublieux, loin des
prévenances fétichistes. Karine Arabian est pourtant chausseuse,
créatrice de sa propre marque, l'une des rares femmes à l'être. Et sa
production, qui émarge au moyen-haut de gamme (de 120 à 700 euros la
paire) est résolument féminine, majoritairement à talon, très élevé de
préférence :
«Mon grand regret, c'est de ne pouvoir personnellement dépasser les
neuf centimètres, à cause de mon pied un peu plat. Mais le pire, à
porter comme à travailler, c'est l'entre-deux, les talons de 4-5
centimètres : très difficile de faire quelque chose de joli avec ça.»
Les deux fois où on la rencontre, à domicile et dans son avoisinant
showroom du IXe (Paris), elle est haut juchée et ainsi aussi à l'aise
que l'oiseau sur sa branche, zéro oscillation. Même en scooter,
Arabian, pointure 38 et demi, trace en talons. Elle ne redescend, ne
condescend à la basket, que pour le sport - yoga et cardiotraining.
Dit comme ça, elle fait guerrière, amazone, n'est-ce pas. Du club des
NKM ou Dati - jamais sans mes stilettos, même lestée de dossiers. Mais
non. Pour commencer, KA, ex-enfant de banlieue communiste (Villejuif)
a depuis longtemps le coeur à gauche, quoique porté ces temps-ci à
l'abstention. «Bien sûr que je me souviens du 10 mai 1981, quelle joie
! Après, les désillusions sont arrivées... Plus jeune, je traînais
avec ma bande de gauchos, anarchistes, trotskistes. En devenant chef
d'entreprise, je me suis retrouvée confrontée à pas mal de questions,
tiraillée. Mais être de gauche sera toujours en moi.» Karine Arabian,
ensuite, n'a pas l'allure d'un échassier. Plutôt toute en courbes,
plutôt point d'interrogation que d'exclamation. Silhouette qu'elle ne
floute pas, que ce soit en robe noire ou en pull/jean. Ne pas en
conclure à une fierté-de-charnue : si à l'équation «Beth Ditto ou Lady
Gaga ?», Arabian répond «Beth Ditto évidemment», c'est qu'on parle
alors musique. Et si elle s'est fait connaître par des modèles à bout
rond, l'inconditionnelle du glamour hollywoodien «très net, très
architecturé», est aussi apte à l'effilé, à l'aigu. A la question
«gourmande ?», elle nuance, «gourmette : peu mais de qualité», lche,
«je suis au régime depuis l'ge de 10 ans.» Face à l'objectif du
photographe, elle ne jouera pas spontanément de son côté Betty Boop.
En interview, elle se montrera souriante mais vigilante. On en
repartira avec l'idée qu'elle en garde sous la semelle, que
l'Arabian-volcan capable de sandales jaune vif en peau de vipère d'eau
ne se fie pas au premier venu. Ne pas se laisser bouffer et faire le
poids, trouver sa place et la consolider : on entrevoit qu'il y a de
ça dans la trajectoire de Karine Arabian, côté cour comme jardin.
Sa marque a 10 ans cette année, a ses aficionadas, parle aux
fashionistas,même si moins culte que Louboutin et moins pointue que
Pierre Hardy. En parler met des étoiles dans ses yeux. Il est question
d'ouverture de boutiques, en Chine superémergente notamment. D'une
crise surmontée grce à un retour de flamme français quand avant 2008
l'export représentait 70% du CA de la PME Arabian (13 salariés). «J'ai
toujours de gros moments de doute et de stress, mais je suis
convaincue d'être sur la bonne voie.» Pour autant, Arabian n'oublie
pas. Dit illico :«Ça a été très dur», de ses débuts dans la chaussure.
«C'est un métier d'homme où l'idée prédomine que la femme n'a rien à
faire là-dedans, hormis peut-être dans la phase "maquillage"
[nettoyage, finition, ndlr]. C'est bien simple, avant d'être associée
à mon cousin, personne ne m'écoutait, j'avais l'impression d'être
transparente.» Daniel Yeremian a mis les fonds, dirige la partie
commerciale. Elle, dessine et conçoit toutes les collections, deux par
an, auxquelles s'ajoute la réédition d'anciens modèles. De la petite
maroquinerie, sacs, bracelets, complète l'affaire. La fabrication se
fait en Italie et en Espagne, au nom du «degré de qualité». Il nous
traverse qu'il y règne aussi des pratiques sociales plus élastiques
sans pour autant atteindre l'usinage en cours au Vietnam, au Maghreb,
au Portugal ou en Europe de l'Est.
Karine Arabian dit une phrase qui court dans le métier : «La chaussure
est un objet très complexe et très technique, dès qu'on bouge un truc,
tout se détraque.» Habiller le pied : une prise de tête garantie, avec
la tierce forme-semelle-talon en maître du jeu. Elle l'a voulue
cependant. Diplômée de l'école Esmod puis du Studio Berçot, lauréate
du prestigieux concours de Hyères, Arabian a commencé par le bijou.
Chez Swarovski puis Chanel, de quoi faire allègrement péter le strass.
«Oui, ça marchait bien et je n'en garde que de bons souvenirs.
Pourtant, au départ, je suis venue au bijou par défaut, à cause de la
crise dans le textile liée à la deuxième guerre du Golfe.»
La chausseuse a grandi dans le textile, fille aînée d'un tailleur
sur-mesure et d'une sous-traitante de marques de prêt-à-porter.«Depuis
toujours, je bricole. Enfant, je cousais des vêtements pour mes
poupées, je peignais sur mes vestes, mes pantalons.» Petite fille
modèle «piano-danse classique», elle mue à 13 ans, avec l'entrée au
lycée, à Paris, et un voyage à Londres. «Je suis revenue ska. Ensuite,
j'ai fait tous les mouvements, mods, punkette...» En écho, immersion
dans la musique, avec Nick Cave pour phare - «Encore aujourd'hui, il
m'accompagne dans ma vie et artistiquement, je le vois comme un modèle
: évoluer tout en restant fidèle à moi-même, c'est exactement ce à
quoi j'aspire.» Chevalier noir à peau ple et voix sépulcrale, Cave.
Quid de celui qui accompagne Dame Arabian dans la vraie vie ? On
obtient qu'il est «aussi dans l'artistique». Elle n'a pas d'enfants,
n'est «pas sûre» qu'elle aimerait en avoir.
La filiation : le chapitre est ici coton, ou du moins l'a été, la
descendante de la diaspora arménienne le concède. «Nous, ceux de la
troisième génération, celle qui réfléchit après celle qui a survécu et
celle qui a travaillé, sommes tous lestés par ça, par une sorte de
culpabilité.» De celles qui s'épanouissent dans le non-dit : ses
grands-parents, originaires de la partie turque côté paternel comme
maternel, n'ont jamais évoqué le génocide, plutôt portés au registre
«clown, très moqueur». Parions que tout ça a alimenté son travail sur
le divan («fauteuil, plutôt») et son implication dans L'année de
l'Arménie, en 2007 : elle y a consacré un an avec exposition à la clé
- Les Arméniens et la mode. Bilan : «à plat», lessivée. Mais désormais
capable de dire, «Mes racines, c'est important mais pas tant que ça.»
Allégée d'avoir payé son tribut à la tribu.
Alors, on observera que son grand-père maternel était bottier. Qu'elle
lui a emboîté le pas, donc. Oui mais bride lchée, et haut perchée.
En 5 dates
2 juillet 1967 Naissance à Paris.
1988-1989 Se forme au Studio Berçot.
1996-1999 Collabore avec la maison Chanel pour les bijoux.
2000 Crée sa marque et ouvre sa première boutique.
Septembre 2010 Première boutique en Chine.
Photo Fred Kihn