BUSRA ERSANLı, RAGıP ZARAKOLU
Source/Lien : Le blog d'Etienne Copeaux
Publié le : 04-11-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information publiée sur le blog d'Etienne
Copeaux le 1er novembre 2011. Ã~Itienne Copeaux est un historien
spécialiste du monde turc. Chercheur au Groupe de recherches
et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient a Lyon, il
s'intéresse particulièrement au nationalisme en Turquie.
Le blog d'Etienne Copeaux
Mardi 1 novembre 2011
Busra Ersanlı n'est pas connue du public francais, et il n'est
pas fréquent (pas encore) qu'on procède, même en Turquie, a
l'arrestation d'un(e) universitaire.
Le prétexte a l'arrestation de Busra Ersanlı est évoqué dans les
communiqués qui ont été publiés ces derniers jours (voir dans
ce blog ainsi que sur les sites Turquie européenne, Info-Turk et
Collectifvan.org) : sa participation a l'Université du Parti pour
la paix et la démocratie (BDP), ses travaux de constitutionnaliste.
Mais Busra Ersanlı est en outre l'une des premières intellectuelles
turques a s'être attaquée a un sujet extrêmement sensible :
la fabrication d'un récit historique tout entier tourné vers la
glorification du peuple turc, au prix d'extraordinaires inventions,
de fables qui ont été voulues personnellement part Ataturk lui-même.
C'est dire si le sujet était tabou, en 1989, lorsque Busra Ersanlı
a soutenu sa thèse sur ce sujet de lèse-majesté. C'était remettre
en cause les fondements culturels et intellectuels de la révolution
kémaliste, de son système idéologique, de son mode de penser.
Busra a soutenu sa thèse en anglais, a la prestigieuse université
de Bogazici, sous le titre The Turkish History Thesis : a Cultural
Dimension of the Kemalist Revolution, (1989). Puis, ce travail a été
publié en turc sous le titre Iktidar ve tarih. Turkiye'de Â" resmi
tarih Â" tezinin olusumu (1929-1937) (Le Pouvoir et l'histoire. La
genèse de l'histoire officielle en Turquie, 1929-1937), par les
éditions Afa (Istanbul), en 1992.
Hier 31 octobre, c'est en brandissant la couverture de ce livre que
les étudiants de Busra manifestaient pour la libération de leur
professeure devant le tribunal de BeÃ'iktaÃ', un tribunal de sinistre
mémoire. La couverture de la première édition reproduisait une carte
(sur ce lien, voir la fig. 4), celle des prétendues migrations du
peuple proto-turc au... VIIe millénaire avant JC, a partir du centre
de l'Asie, et vers tous les recoins du continent eurasiatique, jusqu'en
Indonésie et en Irlande, migrations qui auraient permis la naissance
et le développement de toutes les civilisations mondiales grâce au
génie turc. Actuellement, le livre de Busra est édité par Iletisim :
Busra Ersanlı détaille dans son livre comment ces sottises,
élaborées d'abord par les premiers nationalistes turcs, influencés
par des littérateurs occidentaux de la fin du XIXe siècle. Comment
elles ont été exposées dans les manuels scolaires du nouveau
régime (1931) (d'où est extraite la carte en question, visible
également dans mes ouvrages) puis officialisées et imposées a
tous les historiens et professeurs d'histoire au cours d'un Premier
congrès d'histoire turque (juillet 1932) proprement stalinien. Comment
également, au cours du Second congrès d'histoire (1937), tout débat
sur l'histoire fut bloqué et comment les connaissances officielles
furent transformées en lois.
Il fallait du courage pour, de la part d'une jeune turque, aborder ces
questions, en Turquie même, en 1989-1992. Car les sottises élaborées
entre 1931 et 1937 n'ont pas été une fantaisie passagère d'Ataturk.
Elles ont été enseignées a toute une génération, elles n'ont
jamais été officiellement réfutées (comment réfuter une mesure
d'Ataturk, qui est divinisé ?) et influencent encore lourdement
l'influence de l'histoire de nos jours dans le pays.
C'est peut-être la vraie raison de l'arrestation de Busra Ersanlı.
Busra s'est ensuite passionnée pour les pays Â" turcophones
Â" d'Asie centrale, qui prenaient leur indépendance a la même
époque. Continuant ses recherches sur l'enseignement de l'histoire,
elle a publié très précocement (1994) des travaux sur l'enseignement
de l'histoire dans Â" le monde turc Â" et publié un ouvrage collectif
sur cette même question (Bagımsızlıgın Ilk Yılları. Azerbaycan,
Kazakistan, Kırgızistan, Ozbekistan, Turkmenistan [Les premières
années d'indépendance.
Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan],
Ankara, T.C. Kultur Bakanlıï¬~Aı Millî Kutuphane Basımevi, 1994).
Lorsque j'ai commencé a travailler sur le sujet, Busra a été l'une
de mes guides. Elle n'a jamais mesuré son soutien a mes recherches
; c'est elle qui m'a donné l'occasion de les exposer en Turquie,
en juin 1995, lors d'un colloque qu'elle avait organisé avec la
Fondation d'histoire (Tarih Vakfı).
Pour prendre connaissance des activités académiques et publications
de Busra Ersanlı : lien
Cette note, rédigée en hâte, est destinée a informer le public
sur les cibles désormais visées par le pouvoir. On croyait que le
gouvernement AKP, Â" islamiste modéré Â", était anti-kémaliste,
notamment parce qu'il a cherché et dans une certaine mesure réussi
a mettre l'armée sous contrôle.
Mais en fait qu'est-ce qui a changé, sur les questions fondamentales,
depuis 2002 ? La guerre continue, on continue de torturer et
d'emprisonner des intellectuels, écrivains, démocrates et pacifistes.
Où est le changement que beaucoup ont cru discerner l'été dernier ?
Je voudrais dire un mot enfin, sur l'éditeur Ragıp Zarakolu. Un mot,
une image. Zarakolu a eu le courage, le toupet de faire traduire en
turc et d'éditer, en 1995, l'ouvrage fondamental de Vahakn Dadrian,
Autopsie du génocide arménien qui avait été publié par les
éditions complexe (Bruxelles) la même année. Ragıp Zarakolu n'a
pas fait de détour, il n'a pas cherché a contourner l'obstacle en
lui donnant un titre biaisé. Jenosid est le titre de l'ouvrage en
turc, un titre intelligible dans toutes les langues, le mont Ararat
illustre la couverture. Chapeau bas !
Souvent, quand je disais cela a des Arméniens de France, on ne
voulait pas le croire. Une fois de plus, tout en exigeant une prompte
libération de tous les emprisonnés, saluons le courage des Turcs !
Etienne Copeaux
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Source/Lien : Le blog d'Etienne Copeaux
Publié le : 04-11-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information publiée sur le blog d'Etienne
Copeaux le 1er novembre 2011. Ã~Itienne Copeaux est un historien
spécialiste du monde turc. Chercheur au Groupe de recherches
et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient a Lyon, il
s'intéresse particulièrement au nationalisme en Turquie.
Le blog d'Etienne Copeaux
Mardi 1 novembre 2011
Busra Ersanlı n'est pas connue du public francais, et il n'est
pas fréquent (pas encore) qu'on procède, même en Turquie, a
l'arrestation d'un(e) universitaire.
Le prétexte a l'arrestation de Busra Ersanlı est évoqué dans les
communiqués qui ont été publiés ces derniers jours (voir dans
ce blog ainsi que sur les sites Turquie européenne, Info-Turk et
Collectifvan.org) : sa participation a l'Université du Parti pour
la paix et la démocratie (BDP), ses travaux de constitutionnaliste.
Mais Busra Ersanlı est en outre l'une des premières intellectuelles
turques a s'être attaquée a un sujet extrêmement sensible :
la fabrication d'un récit historique tout entier tourné vers la
glorification du peuple turc, au prix d'extraordinaires inventions,
de fables qui ont été voulues personnellement part Ataturk lui-même.
C'est dire si le sujet était tabou, en 1989, lorsque Busra Ersanlı
a soutenu sa thèse sur ce sujet de lèse-majesté. C'était remettre
en cause les fondements culturels et intellectuels de la révolution
kémaliste, de son système idéologique, de son mode de penser.
Busra a soutenu sa thèse en anglais, a la prestigieuse université
de Bogazici, sous le titre The Turkish History Thesis : a Cultural
Dimension of the Kemalist Revolution, (1989). Puis, ce travail a été
publié en turc sous le titre Iktidar ve tarih. Turkiye'de Â" resmi
tarih Â" tezinin olusumu (1929-1937) (Le Pouvoir et l'histoire. La
genèse de l'histoire officielle en Turquie, 1929-1937), par les
éditions Afa (Istanbul), en 1992.
Hier 31 octobre, c'est en brandissant la couverture de ce livre que
les étudiants de Busra manifestaient pour la libération de leur
professeure devant le tribunal de BeÃ'iktaÃ', un tribunal de sinistre
mémoire. La couverture de la première édition reproduisait une carte
(sur ce lien, voir la fig. 4), celle des prétendues migrations du
peuple proto-turc au... VIIe millénaire avant JC, a partir du centre
de l'Asie, et vers tous les recoins du continent eurasiatique, jusqu'en
Indonésie et en Irlande, migrations qui auraient permis la naissance
et le développement de toutes les civilisations mondiales grâce au
génie turc. Actuellement, le livre de Busra est édité par Iletisim :
Busra Ersanlı détaille dans son livre comment ces sottises,
élaborées d'abord par les premiers nationalistes turcs, influencés
par des littérateurs occidentaux de la fin du XIXe siècle. Comment
elles ont été exposées dans les manuels scolaires du nouveau
régime (1931) (d'où est extraite la carte en question, visible
également dans mes ouvrages) puis officialisées et imposées a
tous les historiens et professeurs d'histoire au cours d'un Premier
congrès d'histoire turque (juillet 1932) proprement stalinien. Comment
également, au cours du Second congrès d'histoire (1937), tout débat
sur l'histoire fut bloqué et comment les connaissances officielles
furent transformées en lois.
Il fallait du courage pour, de la part d'une jeune turque, aborder ces
questions, en Turquie même, en 1989-1992. Car les sottises élaborées
entre 1931 et 1937 n'ont pas été une fantaisie passagère d'Ataturk.
Elles ont été enseignées a toute une génération, elles n'ont
jamais été officiellement réfutées (comment réfuter une mesure
d'Ataturk, qui est divinisé ?) et influencent encore lourdement
l'influence de l'histoire de nos jours dans le pays.
C'est peut-être la vraie raison de l'arrestation de Busra Ersanlı.
Busra s'est ensuite passionnée pour les pays Â" turcophones
Â" d'Asie centrale, qui prenaient leur indépendance a la même
époque. Continuant ses recherches sur l'enseignement de l'histoire,
elle a publié très précocement (1994) des travaux sur l'enseignement
de l'histoire dans Â" le monde turc Â" et publié un ouvrage collectif
sur cette même question (Bagımsızlıgın Ilk Yılları. Azerbaycan,
Kazakistan, Kırgızistan, Ozbekistan, Turkmenistan [Les premières
années d'indépendance.
Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan],
Ankara, T.C. Kultur Bakanlıï¬~Aı Millî Kutuphane Basımevi, 1994).
Lorsque j'ai commencé a travailler sur le sujet, Busra a été l'une
de mes guides. Elle n'a jamais mesuré son soutien a mes recherches
; c'est elle qui m'a donné l'occasion de les exposer en Turquie,
en juin 1995, lors d'un colloque qu'elle avait organisé avec la
Fondation d'histoire (Tarih Vakfı).
Pour prendre connaissance des activités académiques et publications
de Busra Ersanlı : lien
Cette note, rédigée en hâte, est destinée a informer le public
sur les cibles désormais visées par le pouvoir. On croyait que le
gouvernement AKP, Â" islamiste modéré Â", était anti-kémaliste,
notamment parce qu'il a cherché et dans une certaine mesure réussi
a mettre l'armée sous contrôle.
Mais en fait qu'est-ce qui a changé, sur les questions fondamentales,
depuis 2002 ? La guerre continue, on continue de torturer et
d'emprisonner des intellectuels, écrivains, démocrates et pacifistes.
Où est le changement que beaucoup ont cru discerner l'été dernier ?
Je voudrais dire un mot enfin, sur l'éditeur Ragıp Zarakolu. Un mot,
une image. Zarakolu a eu le courage, le toupet de faire traduire en
turc et d'éditer, en 1995, l'ouvrage fondamental de Vahakn Dadrian,
Autopsie du génocide arménien qui avait été publié par les
éditions complexe (Bruxelles) la même année. Ragıp Zarakolu n'a
pas fait de détour, il n'a pas cherché a contourner l'obstacle en
lui donnant un titre biaisé. Jenosid est le titre de l'ouvrage en
turc, un titre intelligible dans toutes les langues, le mont Ararat
illustre la couverture. Chapeau bas !
Souvent, quand je disais cela a des Arméniens de France, on ne
voulait pas le croire. Une fois de plus, tout en exigeant une prompte
libération de tous les emprisonnés, saluons le courage des Turcs !
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