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Laissee Derriere Soi : La Musique De "L'Empire Ottoman"

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    LAISSEE DERRIERE SOI : LA MUSIQUE DE "L'EMPIRE OTTOMAN"
    Stephane

    armenews.com
    jeudi 17 novembre 2011

    Le collectionneur de disques Ian Nagoski a achete a bas prix
    des disques 78 tours pendant plus d'une decennie. Ce marginal et
    proprietaire d'un magasin de disques, âge de 36 ans, a une règle : "ma
    politique etait d'acheter tout ce qui etait dans une autre langue que
    la langue anglaise", disait-il dans une entrevue de l'Armenian Weekly.

    En juin 2011, Nagoski, en collaboration avec Tomkins Square Records,
    a publie l'album comportant trois volumes "To What Strange Place :
    The Music of the Ottoman-American Diaspora, 1916-1929", [A ce Lieu
    Etrange : La Musique de la diaspora ottomane aux USA, 1916-1929]
    qui reprend des morceaux beaucoup ecoutes de disques armeniens,
    grecs et turcs, presses pour la plupart a New York.

    Ce qui a fascine Nagoski, ce n'est pas seulement la musique de ces
    artistes immigrants, c'est aussi leur identite. "La question est
    devenue : mais qui sont ces gens ?" dit-il. Comme la reponse a cette
    question tardait a lui etre donnee, il fut amene a rechercher ces
    musiciens dans les pages jaunies de l'histoire et l'obscurite pour
    mieux les situer.

    Nagoski decouvrit bientôt qu'il y avait autrefois, parmi ces
    communautes immigrantes de New York, un lieu vibrant de rencontres
    musicales a New York. Les chemins de ces musiciens grecs, armeniens,
    arabes et turcs se croisaient souvent. Il arrivait meme que ces
    musiciens collaborent. Les rumeurs etaient nombreuses, et les preuves
    rares. "J'ai rempli ma mission. J'ai raconte leur histoire et j'ai
    dit ce qu'etaient ces gens, d'où ils venaient, et comment ils en sont
    venus a produire ces merveilleux disques," a-t-il dit.

    Un certain caractère perceptible dans les voix captees dans ces vieux
    78 tours l'ont passionne. Il a entendu "l'expression de la plus
    personnelle solitude, de ce que l'on peut trouver au plus profond
    de soi et qu'il soit possible de restituer par des sons", a-t-il
    explique. Ce qu'il regrette, ce sont ces decennies d'indifference.

    "Ces disques ont ete pendant plusieurs generations systematiquement
    ignores - d'une ignorance deliberee pourrait-on dire, dans laquelle
    on percoit du dedain - et tenus a l'ecart de l'histoire de l'Amerique,
    de la culture americaine, et de la musique americaine".

    Il est apparu a Nagoski qu'il avait le devoir de "reequilibrer" cette
    erreur, pour faire revivre cet element de la culture et de l'histoire
    americaine, et pour donner accès a "une meilleure comprehension de
    qui nous sommes, et la complexite du lieu où nous sommes".

    Ayant trebuche sur ces joyaux, Nagoski s'est plonge dans l'histoire et
    les cultures du Moyen-Orient. Il y avait l'obstacle de la langue, mais
    les sons emanes de son lecteur de disques transcendaient les paroles.

    La musique etait empreinte d'une emotion a fendre l'âme qui resonnait
    profondement en lui.

    Nagoski, qui a grandi a Wilmington, dans l'etat du Delaware, a ete
    oriente vers son magasin de disques dès son plus jeune âge. Il entra
    par la suite dans le monde de la musique electronique experimentale,
    et finit par trouver sa voie dans le sauvetage de disques anciens. En
    2007, Nagoski publia une compilation de ses decouvertes, " Black
    Mirror : Reflections in Global Music" [ Noir Miroir : Reflexions
    sur la Musique du Monde], suivi en 2009 de " A String of Pearls"
    [Un Collier de Perles] un recueil de musique folklorique urbaine
    grecque appele Rebetika.

    Marika Papagina, une chanteuse grecque nee en 1890, a ete la première
    a attirer l'attention de Nagoski. On n'avait que peu d'informations
    a son sujet. "Apprendre quoi que ce soit sur cette personne est
    presqu'impossible. Mais, parce qu'elle etait a ce point essentielle
    pour son milieu et pour la scène, lorsqu'on y prete attention,
    on voit son visage emerger des sons et du paysage d'arrière plan",
    explique-t-il. "C'est ainsi vraiment qu' 'A ce lieu etrange' a pris
    forme, en essayant de retrouver le contexte autour de Marika."

    Nagoski a ensuite realise que dans le "Nouveau Monde", les musiciens
    de differentes origines ethniques jouaient ensemble tout comme ils
    l'avaient fait dans l'empire ottoman." De la meme facon que Grecs,
    Armeniens et Assyriens avaient interagi dans l'"Ancien Monde", ils
    se sont tout simplement trouves a New York, ils ont joue les uns pour
    les autres, les uns avec les autres, sont alle au spectacle, dans les
    cafes, dans les clubs les uns des autres, ils ont bu ensemble et se
    sont melanges,", dit-il.

    Ce qu'ils ont cree continuellement dans ces lieux influencera plus
    tard les musiciens de jazz, a-t-il explique. "Certaines musiques
    de New York inspirees d'immigrants grecs, armeniens et assyriens
    ont influence les grands interprètes de jazz qui frequentaient les
    night-clubs autour de la huitième avenue, où [Marko] Melkon, [Kanuni]
    Garbis [Bakirgian], et [George] Katsaros se produisaient".

    Quelques uns des musiciens armeniens figurant dans l'album ont
    ete enregistres sur disque avant et pendant le genocide. Quelques
    uns ont enregistre a Sofia, en Bulgarie, entre 1900 et 1912,
    d'autres en 1916 a New York. L'un des enregistrements favoris de
    Nagoski est un morceau appele "Eghin" par Kemani Minas, qui est
    "reellement de la musique folklorique ancienne d'Anatolie du Sud-est
    qui se rapporte directement a un massacre de la dernière decennie
    du XIXème siècle. Selon Nagoski, Minas a commence a enregistrer
    en 1912, avant que le genocide n'ait commence. Une autre chanson,
    "Keriyin Yerke", interpretee par Karekin Proodian, est dediee a Arshak
    Gafavian ( auquel on se refère dans la brochure comme a Kaftar Arshak
    Gafayan), personnalite connue familièrement sous le nom de "Keri",
    qui etait membre de la Federation Revolutionnaire Armenienne, la FRA,
    et commandant d'un bataillon de la Quatrième Armee de volontaires
    armeniens engage contre les forces ottomanes.

    Une autre voix celèbre et notable de l'album est celle d'Armenag
    Shah-Mouradian (1878-1939), qui avait etudie avec Komitas, et qui
    etait connu pour l' interpretation magistrale des chants de son maître,
    celèbre sous le nom de Daroni Sokhag (Le Rossignol du Daron).

    Nagoski joint en commentaire une brève biographie de Shah-Mouradian,
    avec un couplet du poème de William Saroyan "A la voix de
    Shah-Mouradian", et le texte de la strophe d'"Andouni" qui fait partie
    de l'album.

    La recherche de reponses a amene Nagoski a passer un week-end de
    travail a l'Armenian Library and Museum (ALMA, Bibliothèque et
    Musee Armeniens) de Watertown [Massachussetts], où il a consulte
    catalogues et anciens repertoires. Par suite, il a passe de nombreux
    appels telephoniques - le plus souvent sans reponse et "au cas où"
    - a diverses adresses, dans l'espoir de trouver des parents encore
    vivants de ces musiciens disparus depuis longtemps. Il a aussi emis
    des avis de recherches et consulte les archives publiques - registres
    de conseil de revision, registres d'Ellis Island, archives du New
    York Times. Un musicologue de la region de Boston, âge de 92 ans,
    Leo Sarkisian, a ete d'une aide effective a Nagoski. Sarkisian dont
    le père etait arrive a Boston en 1897, et a qui le milieu musical
    ottoman etait familier, a partage son savoir avec Nagoski.

    Malgre les nombreuses deceptions et barrages rencontres, les efforts
    de Nagoski ont ete fructueux, comme le montrent les nombreuses
    notes accompagnant les cinquante deux pistes contenues dans les
    trois disques.

    "Je crois que la musique armenienne a ete massivement politisee,
    en particulier depuis les annees 20 et 30, a la suite du genocide,"
    a dit Nagoski.

    Le milieu musical ottoman a ete ignore par les communautes armeniennes
    des USA, parce qu'il etait considere par beaucoup comme une expression
    culturelle exportee de l'Empire ottoman. Au centre de cette culture
    musicale se trouvait un instrument ; adore par des generations de
    musiciens - au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Anatolie et dans
    les Balkans - le oud, qui a pris une place de premier plan dans le
    monde musical ottoman.

    'Il est important a ce propos, d'evoquer l'instrument national
    armenien, le doudouk".

    Aucune interpretation de doudouk enregistree du tournant du siècle
    n'existe, a releve Nagoski. Aujourd'hui, le doudouk est salue comme
    instrument national de l'Armenie.

    Cela, dit Nagoski, est "le resultat d'une prise de conscience
    nationaliste post-genocide". La consecration du doudouk s'est faite au
    detriment de la musique folklorique jouee par les musiciens armeniens
    avant le genocide.

    Nagoski n'est pas le seul a voir l'injustice de ce genre de
    comportement. Antranig Kzirian, bien connu pour son jeu du oud au
    sein de la formation de rock-fusion basee a Los Angeles, a exprime
    un avis similaire dans une recente entrevue avec Armenian Weekly.

    "Aujourd'hui, les gens pensent que le doudouk est l'instrument
    armenien par excellence. Il ne l'est pas. En fait, vouloir identifier
    quoi que ce soit comme tel, en termes culturel et musical, n'est
    pas l'approche qui convient. Ce n'est pas une bonne methode pour
    analyser et comprendre la complexite de la musique, et la facon
    dont elle s'est developpee", a dit Kzirian, qui s'est interesse a la
    musicologie alors qu'il etudiait a l'Universite de Columbia.

    Kzirian a egalement fait partie de la formation "kef" Aravod basee a
    Philadelphie, Pennsylvanie, et il a dit qu'au cours de son enfance,
    il avait percu la desapprobation qui pointait sur le visage des
    personnes lorsqu'elles decouvraient ce genre de musique.

    Quand les refugies armeniens, survivants du genocide, furent chasses
    de leurs terres ancestrales, ils n'ont pu emporter avec eux rien
    d'autre que leur langue et leur musique, explique-t-il. Les nombreux
    refugies qui arrivèrent aux Etats-Unis n'y faisaient pas exception. Et
    sur la côte est, parce qu'il n'y avait pas d'ecoles armeniennes,
    la communaute comptait enormement sur sa musique pour conserver son
    identite. Un scenario different s'est deroule au Moyen-Orient, où
    s'etablirent initialement la plupart des refugies. "Au Moyen-Orient,
    une identite entièrement nouvelle s'est construite, a cause de la
    pression exercee sur les communautes pour des raisons politiques ;
    et c'est cette identite qui a ete transportee aux Etats-Unis avec le
    flux d'immigration des annees 70", explique Kzirian. "Il y regnait une
    perspective dedaigneuse a l'egard des Armeniens americains : 'Voyez,
    ils ne parlent pas l'armenien, ils ne sont plus armeniens. Ils sont
    americanises ! Regardez-les jouer de ces vieux et curieux instruments
    de village !". La musique "kef" est rapidement devenue un tabou, et les
    musiciens ont dû faire face a la condescendance en plus du traumatisme
    de leur passe. La musique s'est vite retrouvee hantee par un "melange
    d'indifference, de dedain, de banalisation et de derision", explique
    Kzirian. "Je l'ai toujours ressenti lorsque j'etais un gosse. Les
    gens me demandaient : "pourquoi joues-tu ce genre de musique ?".

    Un "monde secret" s'est developpe, cependant, dans lequel les
    Armeniens americains de la côte-est cherissaient, encourageaient et
    s'impregnaient de cette musique. Se montrer a l'exterieur n'etait pas
    vraiment permis, par crainte des railleries" nous dit Kzirian. On
    craignait d'etre catalogue comme n'etant pas "Hayaser", un mot
    constitue d' "Armenien" et d'"amour").

    Selon Kzirian, en meme temps, la musique ottomane devenue plus
    tard musique "kef" placait les musiciens et les auditeurs dans une
    situation paradoxale où les sentiments et la nostalgie pour la patrie
    se melangeaient avec le souvenir violent et traumatique des massacres
    et du genocide. Les Armeniens ont pourtant largement participe au
    monde de la musique ottomane, peut-etre meme constitue la clef de
    voûte de ce système. Mais la contribution des Armeniens, comme celles
    des autres non turcs, a ete largement accaparee, marginalisee et tout
    compte fait ignoree.

    Des figures comme Hampartsoum Limondjian (1768-1839), connu egalement
    sous le nom de Baba Hampartsoum, ont ete determinantes pour le
    developpement de ce qui est aujourd'hui considere comme musique
    ottomane. Limondjian, de son temps compositeur de premier ordre, est
    le createur du système de notation Hampartsoum, qui a ete employe par
    les musiciens ottomans - et qui sert de base a la theorie ottomane
    classique Makam - et employe aussi dans l'Eglise armenienne. "C'est
    la-dessus que repose la musique turque d'aujourd'hui, ce qui est assez
    etonnant", nous explique Kzirian. Limondjian n'etait pas un cas unique
    et il y en a eu d'autres. Cette tradition a atteint les rives des
    USA au tournant du siècle precedent, lorsque les immigrants armeniens
    sont arrives. Cela a ete une continuation naturelle, en depit de la
    douleur et des experiences horribles, parce que les Armeniens en ont
    ete pour partie les createurs et les proprietaires.

    Pour Nagoski, la lutte pour proteger ces anciens enregistrements
    d'immigres est un acte de respect. Il le fait pour les musiciens.

    "Comme Zabel Panossian, qui a fait 10 ou 11 disques en une annee, peu
    après l'annee de ses vingt ans - des disques a vous briser le c~\ur-
    c'est pour elle", dit-il, le visage illumine par la passion. "Je
    pense qu'elle merite, comme etre humain, de ne pas etre abandonnee
    et oubliee."

    Nanore Barsoumian

    Nanore Barsoumian est l'assistante de l'editeur de l'Armenian Weekly.

    Elle a recu son diplôme universitaire en Sciences politiques et
    en Anglais de l'Universite de Massachussetts (Boston). Les ecrits
    de Nanore sont consacres sur les droits humains, la politique, la
    pauvrete, les questions liees a l'environnement et a l'egalite des
    sexes. Elle parle l'armenien, l'arabe et le francais. L'importance
    des responsabilites civiques a frappe Nanore alors qu'elle etait très
    jeune, lorsqu'en 1996, elle s'est portee volontairement a l'aide
    de civils du Sud Liban quia vaient trouve refuge dans son ecole a
    Beyrouth au cours de l'operation israelienne Raisins de la Colère.

    Elle a ete depuis volontaire et chef de groupe avec l'Organisation
    Terre et Culture, travaillant avec la communaute refugiee a Shatvan,
    en Armenie. Ecrire a Nanore a [email protected], ou la suivre
    sur Twitter (@NanoreB).

    Traduction et commentaire de Gilbert Beguian

    La description d'Ian Nagoski ("un certain caractère perceptible dans
    les voix...") donne envie d'ecouter ces disques !

    L' expression musique ottomane (ou musique de l'empire ottoman) est
    employee par Nagoski et d'autres intervenant dans cet article, pour
    definir un domaine musical generique dont ferait partie une musique
    armenienne. Meme si cela ne concerne que le monde de la musique des
    USA, on est tout de meme un peu remue, a chaque fois que le mot musique
    accompagne d'ottomane apparaît dans cet article. Peut-etre aurait on
    pu employer, meme beaucoup plus longue, l'expression "musique de la
    diaspora grecque, armenienne et assyrienne".

    On trouve dans et article une analyse très structuree de l'influence du
    genocide dans la musique folklorique armenienne. Mais que le doudouk
    soit ou non l'instrument de musique armenien par excellence, il entre
    par nos oreilles jusque dans les poitrines.

    Enfin, les connaissances musicologiques de ce jeune Antranig Kzirian,
    lui aussi interroge par Nanore dans le cadre de cet article, sont
    interessantes, meme s'il relativise un peu la place du doudouk dans
    notre musique.

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