LAISSEE DERRIERE SOI : LA MUSIQUE DE "L'EMPIRE OTTOMAN"
Stephane
armenews.com
jeudi 17 novembre 2011
Le collectionneur de disques Ian Nagoski a achete a bas prix
des disques 78 tours pendant plus d'une decennie. Ce marginal et
proprietaire d'un magasin de disques, âge de 36 ans, a une règle : "ma
politique etait d'acheter tout ce qui etait dans une autre langue que
la langue anglaise", disait-il dans une entrevue de l'Armenian Weekly.
En juin 2011, Nagoski, en collaboration avec Tomkins Square Records,
a publie l'album comportant trois volumes "To What Strange Place :
The Music of the Ottoman-American Diaspora, 1916-1929", [A ce Lieu
Etrange : La Musique de la diaspora ottomane aux USA, 1916-1929]
qui reprend des morceaux beaucoup ecoutes de disques armeniens,
grecs et turcs, presses pour la plupart a New York.
Ce qui a fascine Nagoski, ce n'est pas seulement la musique de ces
artistes immigrants, c'est aussi leur identite. "La question est
devenue : mais qui sont ces gens ?" dit-il. Comme la reponse a cette
question tardait a lui etre donnee, il fut amene a rechercher ces
musiciens dans les pages jaunies de l'histoire et l'obscurite pour
mieux les situer.
Nagoski decouvrit bientôt qu'il y avait autrefois, parmi ces
communautes immigrantes de New York, un lieu vibrant de rencontres
musicales a New York. Les chemins de ces musiciens grecs, armeniens,
arabes et turcs se croisaient souvent. Il arrivait meme que ces
musiciens collaborent. Les rumeurs etaient nombreuses, et les preuves
rares. "J'ai rempli ma mission. J'ai raconte leur histoire et j'ai
dit ce qu'etaient ces gens, d'où ils venaient, et comment ils en sont
venus a produire ces merveilleux disques," a-t-il dit.
Un certain caractère perceptible dans les voix captees dans ces vieux
78 tours l'ont passionne. Il a entendu "l'expression de la plus
personnelle solitude, de ce que l'on peut trouver au plus profond
de soi et qu'il soit possible de restituer par des sons", a-t-il
explique. Ce qu'il regrette, ce sont ces decennies d'indifference.
"Ces disques ont ete pendant plusieurs generations systematiquement
ignores - d'une ignorance deliberee pourrait-on dire, dans laquelle
on percoit du dedain - et tenus a l'ecart de l'histoire de l'Amerique,
de la culture americaine, et de la musique americaine".
Il est apparu a Nagoski qu'il avait le devoir de "reequilibrer" cette
erreur, pour faire revivre cet element de la culture et de l'histoire
americaine, et pour donner accès a "une meilleure comprehension de
qui nous sommes, et la complexite du lieu où nous sommes".
Ayant trebuche sur ces joyaux, Nagoski s'est plonge dans l'histoire et
les cultures du Moyen-Orient. Il y avait l'obstacle de la langue, mais
les sons emanes de son lecteur de disques transcendaient les paroles.
La musique etait empreinte d'une emotion a fendre l'âme qui resonnait
profondement en lui.
Nagoski, qui a grandi a Wilmington, dans l'etat du Delaware, a ete
oriente vers son magasin de disques dès son plus jeune âge. Il entra
par la suite dans le monde de la musique electronique experimentale,
et finit par trouver sa voie dans le sauvetage de disques anciens. En
2007, Nagoski publia une compilation de ses decouvertes, " Black
Mirror : Reflections in Global Music" [ Noir Miroir : Reflexions
sur la Musique du Monde], suivi en 2009 de " A String of Pearls"
[Un Collier de Perles] un recueil de musique folklorique urbaine
grecque appele Rebetika.
Marika Papagina, une chanteuse grecque nee en 1890, a ete la première
a attirer l'attention de Nagoski. On n'avait que peu d'informations
a son sujet. "Apprendre quoi que ce soit sur cette personne est
presqu'impossible. Mais, parce qu'elle etait a ce point essentielle
pour son milieu et pour la scène, lorsqu'on y prete attention,
on voit son visage emerger des sons et du paysage d'arrière plan",
explique-t-il. "C'est ainsi vraiment qu' 'A ce lieu etrange' a pris
forme, en essayant de retrouver le contexte autour de Marika."
Nagoski a ensuite realise que dans le "Nouveau Monde", les musiciens
de differentes origines ethniques jouaient ensemble tout comme ils
l'avaient fait dans l'empire ottoman." De la meme facon que Grecs,
Armeniens et Assyriens avaient interagi dans l'"Ancien Monde", ils
se sont tout simplement trouves a New York, ils ont joue les uns pour
les autres, les uns avec les autres, sont alle au spectacle, dans les
cafes, dans les clubs les uns des autres, ils ont bu ensemble et se
sont melanges,", dit-il.
Ce qu'ils ont cree continuellement dans ces lieux influencera plus
tard les musiciens de jazz, a-t-il explique. "Certaines musiques
de New York inspirees d'immigrants grecs, armeniens et assyriens
ont influence les grands interprètes de jazz qui frequentaient les
night-clubs autour de la huitième avenue, où [Marko] Melkon, [Kanuni]
Garbis [Bakirgian], et [George] Katsaros se produisaient".
Quelques uns des musiciens armeniens figurant dans l'album ont
ete enregistres sur disque avant et pendant le genocide. Quelques
uns ont enregistre a Sofia, en Bulgarie, entre 1900 et 1912,
d'autres en 1916 a New York. L'un des enregistrements favoris de
Nagoski est un morceau appele "Eghin" par Kemani Minas, qui est
"reellement de la musique folklorique ancienne d'Anatolie du Sud-est
qui se rapporte directement a un massacre de la dernière decennie
du XIXème siècle. Selon Nagoski, Minas a commence a enregistrer
en 1912, avant que le genocide n'ait commence. Une autre chanson,
"Keriyin Yerke", interpretee par Karekin Proodian, est dediee a Arshak
Gafavian ( auquel on se refère dans la brochure comme a Kaftar Arshak
Gafayan), personnalite connue familièrement sous le nom de "Keri",
qui etait membre de la Federation Revolutionnaire Armenienne, la FRA,
et commandant d'un bataillon de la Quatrième Armee de volontaires
armeniens engage contre les forces ottomanes.
Une autre voix celèbre et notable de l'album est celle d'Armenag
Shah-Mouradian (1878-1939), qui avait etudie avec Komitas, et qui
etait connu pour l' interpretation magistrale des chants de son maître,
celèbre sous le nom de Daroni Sokhag (Le Rossignol du Daron).
Nagoski joint en commentaire une brève biographie de Shah-Mouradian,
avec un couplet du poème de William Saroyan "A la voix de
Shah-Mouradian", et le texte de la strophe d'"Andouni" qui fait partie
de l'album.
La recherche de reponses a amene Nagoski a passer un week-end de
travail a l'Armenian Library and Museum (ALMA, Bibliothèque et
Musee Armeniens) de Watertown [Massachussetts], où il a consulte
catalogues et anciens repertoires. Par suite, il a passe de nombreux
appels telephoniques - le plus souvent sans reponse et "au cas où"
- a diverses adresses, dans l'espoir de trouver des parents encore
vivants de ces musiciens disparus depuis longtemps. Il a aussi emis
des avis de recherches et consulte les archives publiques - registres
de conseil de revision, registres d'Ellis Island, archives du New
York Times. Un musicologue de la region de Boston, âge de 92 ans,
Leo Sarkisian, a ete d'une aide effective a Nagoski. Sarkisian dont
le père etait arrive a Boston en 1897, et a qui le milieu musical
ottoman etait familier, a partage son savoir avec Nagoski.
Malgre les nombreuses deceptions et barrages rencontres, les efforts
de Nagoski ont ete fructueux, comme le montrent les nombreuses
notes accompagnant les cinquante deux pistes contenues dans les
trois disques.
"Je crois que la musique armenienne a ete massivement politisee,
en particulier depuis les annees 20 et 30, a la suite du genocide,"
a dit Nagoski.
Le milieu musical ottoman a ete ignore par les communautes armeniennes
des USA, parce qu'il etait considere par beaucoup comme une expression
culturelle exportee de l'Empire ottoman. Au centre de cette culture
musicale se trouvait un instrument ; adore par des generations de
musiciens - au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Anatolie et dans
les Balkans - le oud, qui a pris une place de premier plan dans le
monde musical ottoman.
'Il est important a ce propos, d'evoquer l'instrument national
armenien, le doudouk".
Aucune interpretation de doudouk enregistree du tournant du siècle
n'existe, a releve Nagoski. Aujourd'hui, le doudouk est salue comme
instrument national de l'Armenie.
Cela, dit Nagoski, est "le resultat d'une prise de conscience
nationaliste post-genocide". La consecration du doudouk s'est faite au
detriment de la musique folklorique jouee par les musiciens armeniens
avant le genocide.
Nagoski n'est pas le seul a voir l'injustice de ce genre de
comportement. Antranig Kzirian, bien connu pour son jeu du oud au
sein de la formation de rock-fusion basee a Los Angeles, a exprime
un avis similaire dans une recente entrevue avec Armenian Weekly.
"Aujourd'hui, les gens pensent que le doudouk est l'instrument
armenien par excellence. Il ne l'est pas. En fait, vouloir identifier
quoi que ce soit comme tel, en termes culturel et musical, n'est
pas l'approche qui convient. Ce n'est pas une bonne methode pour
analyser et comprendre la complexite de la musique, et la facon
dont elle s'est developpee", a dit Kzirian, qui s'est interesse a la
musicologie alors qu'il etudiait a l'Universite de Columbia.
Kzirian a egalement fait partie de la formation "kef" Aravod basee a
Philadelphie, Pennsylvanie, et il a dit qu'au cours de son enfance,
il avait percu la desapprobation qui pointait sur le visage des
personnes lorsqu'elles decouvraient ce genre de musique.
Quand les refugies armeniens, survivants du genocide, furent chasses
de leurs terres ancestrales, ils n'ont pu emporter avec eux rien
d'autre que leur langue et leur musique, explique-t-il. Les nombreux
refugies qui arrivèrent aux Etats-Unis n'y faisaient pas exception. Et
sur la côte est, parce qu'il n'y avait pas d'ecoles armeniennes,
la communaute comptait enormement sur sa musique pour conserver son
identite. Un scenario different s'est deroule au Moyen-Orient, où
s'etablirent initialement la plupart des refugies. "Au Moyen-Orient,
une identite entièrement nouvelle s'est construite, a cause de la
pression exercee sur les communautes pour des raisons politiques ;
et c'est cette identite qui a ete transportee aux Etats-Unis avec le
flux d'immigration des annees 70", explique Kzirian. "Il y regnait une
perspective dedaigneuse a l'egard des Armeniens americains : 'Voyez,
ils ne parlent pas l'armenien, ils ne sont plus armeniens. Ils sont
americanises ! Regardez-les jouer de ces vieux et curieux instruments
de village !". La musique "kef" est rapidement devenue un tabou, et les
musiciens ont dû faire face a la condescendance en plus du traumatisme
de leur passe. La musique s'est vite retrouvee hantee par un "melange
d'indifference, de dedain, de banalisation et de derision", explique
Kzirian. "Je l'ai toujours ressenti lorsque j'etais un gosse. Les
gens me demandaient : "pourquoi joues-tu ce genre de musique ?".
Un "monde secret" s'est developpe, cependant, dans lequel les
Armeniens americains de la côte-est cherissaient, encourageaient et
s'impregnaient de cette musique. Se montrer a l'exterieur n'etait pas
vraiment permis, par crainte des railleries" nous dit Kzirian. On
craignait d'etre catalogue comme n'etant pas "Hayaser", un mot
constitue d' "Armenien" et d'"amour").
Selon Kzirian, en meme temps, la musique ottomane devenue plus
tard musique "kef" placait les musiciens et les auditeurs dans une
situation paradoxale où les sentiments et la nostalgie pour la patrie
se melangeaient avec le souvenir violent et traumatique des massacres
et du genocide. Les Armeniens ont pourtant largement participe au
monde de la musique ottomane, peut-etre meme constitue la clef de
voûte de ce système. Mais la contribution des Armeniens, comme celles
des autres non turcs, a ete largement accaparee, marginalisee et tout
compte fait ignoree.
Des figures comme Hampartsoum Limondjian (1768-1839), connu egalement
sous le nom de Baba Hampartsoum, ont ete determinantes pour le
developpement de ce qui est aujourd'hui considere comme musique
ottomane. Limondjian, de son temps compositeur de premier ordre, est
le createur du système de notation Hampartsoum, qui a ete employe par
les musiciens ottomans - et qui sert de base a la theorie ottomane
classique Makam - et employe aussi dans l'Eglise armenienne. "C'est
la-dessus que repose la musique turque d'aujourd'hui, ce qui est assez
etonnant", nous explique Kzirian. Limondjian n'etait pas un cas unique
et il y en a eu d'autres. Cette tradition a atteint les rives des
USA au tournant du siècle precedent, lorsque les immigrants armeniens
sont arrives. Cela a ete une continuation naturelle, en depit de la
douleur et des experiences horribles, parce que les Armeniens en ont
ete pour partie les createurs et les proprietaires.
Pour Nagoski, la lutte pour proteger ces anciens enregistrements
d'immigres est un acte de respect. Il le fait pour les musiciens.
"Comme Zabel Panossian, qui a fait 10 ou 11 disques en une annee, peu
après l'annee de ses vingt ans - des disques a vous briser le c~\ur-
c'est pour elle", dit-il, le visage illumine par la passion. "Je
pense qu'elle merite, comme etre humain, de ne pas etre abandonnee
et oubliee."
Nanore Barsoumian
Nanore Barsoumian est l'assistante de l'editeur de l'Armenian Weekly.
Elle a recu son diplôme universitaire en Sciences politiques et
en Anglais de l'Universite de Massachussetts (Boston). Les ecrits
de Nanore sont consacres sur les droits humains, la politique, la
pauvrete, les questions liees a l'environnement et a l'egalite des
sexes. Elle parle l'armenien, l'arabe et le francais. L'importance
des responsabilites civiques a frappe Nanore alors qu'elle etait très
jeune, lorsqu'en 1996, elle s'est portee volontairement a l'aide
de civils du Sud Liban quia vaient trouve refuge dans son ecole a
Beyrouth au cours de l'operation israelienne Raisins de la Colère.
Elle a ete depuis volontaire et chef de groupe avec l'Organisation
Terre et Culture, travaillant avec la communaute refugiee a Shatvan,
en Armenie. Ecrire a Nanore a [email protected], ou la suivre
sur Twitter (@NanoreB).
Traduction et commentaire de Gilbert Beguian
La description d'Ian Nagoski ("un certain caractère perceptible dans
les voix...") donne envie d'ecouter ces disques !
L' expression musique ottomane (ou musique de l'empire ottoman) est
employee par Nagoski et d'autres intervenant dans cet article, pour
definir un domaine musical generique dont ferait partie une musique
armenienne. Meme si cela ne concerne que le monde de la musique des
USA, on est tout de meme un peu remue, a chaque fois que le mot musique
accompagne d'ottomane apparaît dans cet article. Peut-etre aurait on
pu employer, meme beaucoup plus longue, l'expression "musique de la
diaspora grecque, armenienne et assyrienne".
On trouve dans et article une analyse très structuree de l'influence du
genocide dans la musique folklorique armenienne. Mais que le doudouk
soit ou non l'instrument de musique armenien par excellence, il entre
par nos oreilles jusque dans les poitrines.
Enfin, les connaissances musicologiques de ce jeune Antranig Kzirian,
lui aussi interroge par Nanore dans le cadre de cet article, sont
interessantes, meme s'il relativise un peu la place du doudouk dans
notre musique.
Stephane
armenews.com
jeudi 17 novembre 2011
Le collectionneur de disques Ian Nagoski a achete a bas prix
des disques 78 tours pendant plus d'une decennie. Ce marginal et
proprietaire d'un magasin de disques, âge de 36 ans, a une règle : "ma
politique etait d'acheter tout ce qui etait dans une autre langue que
la langue anglaise", disait-il dans une entrevue de l'Armenian Weekly.
En juin 2011, Nagoski, en collaboration avec Tomkins Square Records,
a publie l'album comportant trois volumes "To What Strange Place :
The Music of the Ottoman-American Diaspora, 1916-1929", [A ce Lieu
Etrange : La Musique de la diaspora ottomane aux USA, 1916-1929]
qui reprend des morceaux beaucoup ecoutes de disques armeniens,
grecs et turcs, presses pour la plupart a New York.
Ce qui a fascine Nagoski, ce n'est pas seulement la musique de ces
artistes immigrants, c'est aussi leur identite. "La question est
devenue : mais qui sont ces gens ?" dit-il. Comme la reponse a cette
question tardait a lui etre donnee, il fut amene a rechercher ces
musiciens dans les pages jaunies de l'histoire et l'obscurite pour
mieux les situer.
Nagoski decouvrit bientôt qu'il y avait autrefois, parmi ces
communautes immigrantes de New York, un lieu vibrant de rencontres
musicales a New York. Les chemins de ces musiciens grecs, armeniens,
arabes et turcs se croisaient souvent. Il arrivait meme que ces
musiciens collaborent. Les rumeurs etaient nombreuses, et les preuves
rares. "J'ai rempli ma mission. J'ai raconte leur histoire et j'ai
dit ce qu'etaient ces gens, d'où ils venaient, et comment ils en sont
venus a produire ces merveilleux disques," a-t-il dit.
Un certain caractère perceptible dans les voix captees dans ces vieux
78 tours l'ont passionne. Il a entendu "l'expression de la plus
personnelle solitude, de ce que l'on peut trouver au plus profond
de soi et qu'il soit possible de restituer par des sons", a-t-il
explique. Ce qu'il regrette, ce sont ces decennies d'indifference.
"Ces disques ont ete pendant plusieurs generations systematiquement
ignores - d'une ignorance deliberee pourrait-on dire, dans laquelle
on percoit du dedain - et tenus a l'ecart de l'histoire de l'Amerique,
de la culture americaine, et de la musique americaine".
Il est apparu a Nagoski qu'il avait le devoir de "reequilibrer" cette
erreur, pour faire revivre cet element de la culture et de l'histoire
americaine, et pour donner accès a "une meilleure comprehension de
qui nous sommes, et la complexite du lieu où nous sommes".
Ayant trebuche sur ces joyaux, Nagoski s'est plonge dans l'histoire et
les cultures du Moyen-Orient. Il y avait l'obstacle de la langue, mais
les sons emanes de son lecteur de disques transcendaient les paroles.
La musique etait empreinte d'une emotion a fendre l'âme qui resonnait
profondement en lui.
Nagoski, qui a grandi a Wilmington, dans l'etat du Delaware, a ete
oriente vers son magasin de disques dès son plus jeune âge. Il entra
par la suite dans le monde de la musique electronique experimentale,
et finit par trouver sa voie dans le sauvetage de disques anciens. En
2007, Nagoski publia une compilation de ses decouvertes, " Black
Mirror : Reflections in Global Music" [ Noir Miroir : Reflexions
sur la Musique du Monde], suivi en 2009 de " A String of Pearls"
[Un Collier de Perles] un recueil de musique folklorique urbaine
grecque appele Rebetika.
Marika Papagina, une chanteuse grecque nee en 1890, a ete la première
a attirer l'attention de Nagoski. On n'avait que peu d'informations
a son sujet. "Apprendre quoi que ce soit sur cette personne est
presqu'impossible. Mais, parce qu'elle etait a ce point essentielle
pour son milieu et pour la scène, lorsqu'on y prete attention,
on voit son visage emerger des sons et du paysage d'arrière plan",
explique-t-il. "C'est ainsi vraiment qu' 'A ce lieu etrange' a pris
forme, en essayant de retrouver le contexte autour de Marika."
Nagoski a ensuite realise que dans le "Nouveau Monde", les musiciens
de differentes origines ethniques jouaient ensemble tout comme ils
l'avaient fait dans l'empire ottoman." De la meme facon que Grecs,
Armeniens et Assyriens avaient interagi dans l'"Ancien Monde", ils
se sont tout simplement trouves a New York, ils ont joue les uns pour
les autres, les uns avec les autres, sont alle au spectacle, dans les
cafes, dans les clubs les uns des autres, ils ont bu ensemble et se
sont melanges,", dit-il.
Ce qu'ils ont cree continuellement dans ces lieux influencera plus
tard les musiciens de jazz, a-t-il explique. "Certaines musiques
de New York inspirees d'immigrants grecs, armeniens et assyriens
ont influence les grands interprètes de jazz qui frequentaient les
night-clubs autour de la huitième avenue, où [Marko] Melkon, [Kanuni]
Garbis [Bakirgian], et [George] Katsaros se produisaient".
Quelques uns des musiciens armeniens figurant dans l'album ont
ete enregistres sur disque avant et pendant le genocide. Quelques
uns ont enregistre a Sofia, en Bulgarie, entre 1900 et 1912,
d'autres en 1916 a New York. L'un des enregistrements favoris de
Nagoski est un morceau appele "Eghin" par Kemani Minas, qui est
"reellement de la musique folklorique ancienne d'Anatolie du Sud-est
qui se rapporte directement a un massacre de la dernière decennie
du XIXème siècle. Selon Nagoski, Minas a commence a enregistrer
en 1912, avant que le genocide n'ait commence. Une autre chanson,
"Keriyin Yerke", interpretee par Karekin Proodian, est dediee a Arshak
Gafavian ( auquel on se refère dans la brochure comme a Kaftar Arshak
Gafayan), personnalite connue familièrement sous le nom de "Keri",
qui etait membre de la Federation Revolutionnaire Armenienne, la FRA,
et commandant d'un bataillon de la Quatrième Armee de volontaires
armeniens engage contre les forces ottomanes.
Une autre voix celèbre et notable de l'album est celle d'Armenag
Shah-Mouradian (1878-1939), qui avait etudie avec Komitas, et qui
etait connu pour l' interpretation magistrale des chants de son maître,
celèbre sous le nom de Daroni Sokhag (Le Rossignol du Daron).
Nagoski joint en commentaire une brève biographie de Shah-Mouradian,
avec un couplet du poème de William Saroyan "A la voix de
Shah-Mouradian", et le texte de la strophe d'"Andouni" qui fait partie
de l'album.
La recherche de reponses a amene Nagoski a passer un week-end de
travail a l'Armenian Library and Museum (ALMA, Bibliothèque et
Musee Armeniens) de Watertown [Massachussetts], où il a consulte
catalogues et anciens repertoires. Par suite, il a passe de nombreux
appels telephoniques - le plus souvent sans reponse et "au cas où"
- a diverses adresses, dans l'espoir de trouver des parents encore
vivants de ces musiciens disparus depuis longtemps. Il a aussi emis
des avis de recherches et consulte les archives publiques - registres
de conseil de revision, registres d'Ellis Island, archives du New
York Times. Un musicologue de la region de Boston, âge de 92 ans,
Leo Sarkisian, a ete d'une aide effective a Nagoski. Sarkisian dont
le père etait arrive a Boston en 1897, et a qui le milieu musical
ottoman etait familier, a partage son savoir avec Nagoski.
Malgre les nombreuses deceptions et barrages rencontres, les efforts
de Nagoski ont ete fructueux, comme le montrent les nombreuses
notes accompagnant les cinquante deux pistes contenues dans les
trois disques.
"Je crois que la musique armenienne a ete massivement politisee,
en particulier depuis les annees 20 et 30, a la suite du genocide,"
a dit Nagoski.
Le milieu musical ottoman a ete ignore par les communautes armeniennes
des USA, parce qu'il etait considere par beaucoup comme une expression
culturelle exportee de l'Empire ottoman. Au centre de cette culture
musicale se trouvait un instrument ; adore par des generations de
musiciens - au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Anatolie et dans
les Balkans - le oud, qui a pris une place de premier plan dans le
monde musical ottoman.
'Il est important a ce propos, d'evoquer l'instrument national
armenien, le doudouk".
Aucune interpretation de doudouk enregistree du tournant du siècle
n'existe, a releve Nagoski. Aujourd'hui, le doudouk est salue comme
instrument national de l'Armenie.
Cela, dit Nagoski, est "le resultat d'une prise de conscience
nationaliste post-genocide". La consecration du doudouk s'est faite au
detriment de la musique folklorique jouee par les musiciens armeniens
avant le genocide.
Nagoski n'est pas le seul a voir l'injustice de ce genre de
comportement. Antranig Kzirian, bien connu pour son jeu du oud au
sein de la formation de rock-fusion basee a Los Angeles, a exprime
un avis similaire dans une recente entrevue avec Armenian Weekly.
"Aujourd'hui, les gens pensent que le doudouk est l'instrument
armenien par excellence. Il ne l'est pas. En fait, vouloir identifier
quoi que ce soit comme tel, en termes culturel et musical, n'est
pas l'approche qui convient. Ce n'est pas une bonne methode pour
analyser et comprendre la complexite de la musique, et la facon
dont elle s'est developpee", a dit Kzirian, qui s'est interesse a la
musicologie alors qu'il etudiait a l'Universite de Columbia.
Kzirian a egalement fait partie de la formation "kef" Aravod basee a
Philadelphie, Pennsylvanie, et il a dit qu'au cours de son enfance,
il avait percu la desapprobation qui pointait sur le visage des
personnes lorsqu'elles decouvraient ce genre de musique.
Quand les refugies armeniens, survivants du genocide, furent chasses
de leurs terres ancestrales, ils n'ont pu emporter avec eux rien
d'autre que leur langue et leur musique, explique-t-il. Les nombreux
refugies qui arrivèrent aux Etats-Unis n'y faisaient pas exception. Et
sur la côte est, parce qu'il n'y avait pas d'ecoles armeniennes,
la communaute comptait enormement sur sa musique pour conserver son
identite. Un scenario different s'est deroule au Moyen-Orient, où
s'etablirent initialement la plupart des refugies. "Au Moyen-Orient,
une identite entièrement nouvelle s'est construite, a cause de la
pression exercee sur les communautes pour des raisons politiques ;
et c'est cette identite qui a ete transportee aux Etats-Unis avec le
flux d'immigration des annees 70", explique Kzirian. "Il y regnait une
perspective dedaigneuse a l'egard des Armeniens americains : 'Voyez,
ils ne parlent pas l'armenien, ils ne sont plus armeniens. Ils sont
americanises ! Regardez-les jouer de ces vieux et curieux instruments
de village !". La musique "kef" est rapidement devenue un tabou, et les
musiciens ont dû faire face a la condescendance en plus du traumatisme
de leur passe. La musique s'est vite retrouvee hantee par un "melange
d'indifference, de dedain, de banalisation et de derision", explique
Kzirian. "Je l'ai toujours ressenti lorsque j'etais un gosse. Les
gens me demandaient : "pourquoi joues-tu ce genre de musique ?".
Un "monde secret" s'est developpe, cependant, dans lequel les
Armeniens americains de la côte-est cherissaient, encourageaient et
s'impregnaient de cette musique. Se montrer a l'exterieur n'etait pas
vraiment permis, par crainte des railleries" nous dit Kzirian. On
craignait d'etre catalogue comme n'etant pas "Hayaser", un mot
constitue d' "Armenien" et d'"amour").
Selon Kzirian, en meme temps, la musique ottomane devenue plus
tard musique "kef" placait les musiciens et les auditeurs dans une
situation paradoxale où les sentiments et la nostalgie pour la patrie
se melangeaient avec le souvenir violent et traumatique des massacres
et du genocide. Les Armeniens ont pourtant largement participe au
monde de la musique ottomane, peut-etre meme constitue la clef de
voûte de ce système. Mais la contribution des Armeniens, comme celles
des autres non turcs, a ete largement accaparee, marginalisee et tout
compte fait ignoree.
Des figures comme Hampartsoum Limondjian (1768-1839), connu egalement
sous le nom de Baba Hampartsoum, ont ete determinantes pour le
developpement de ce qui est aujourd'hui considere comme musique
ottomane. Limondjian, de son temps compositeur de premier ordre, est
le createur du système de notation Hampartsoum, qui a ete employe par
les musiciens ottomans - et qui sert de base a la theorie ottomane
classique Makam - et employe aussi dans l'Eglise armenienne. "C'est
la-dessus que repose la musique turque d'aujourd'hui, ce qui est assez
etonnant", nous explique Kzirian. Limondjian n'etait pas un cas unique
et il y en a eu d'autres. Cette tradition a atteint les rives des
USA au tournant du siècle precedent, lorsque les immigrants armeniens
sont arrives. Cela a ete une continuation naturelle, en depit de la
douleur et des experiences horribles, parce que les Armeniens en ont
ete pour partie les createurs et les proprietaires.
Pour Nagoski, la lutte pour proteger ces anciens enregistrements
d'immigres est un acte de respect. Il le fait pour les musiciens.
"Comme Zabel Panossian, qui a fait 10 ou 11 disques en une annee, peu
après l'annee de ses vingt ans - des disques a vous briser le c~\ur-
c'est pour elle", dit-il, le visage illumine par la passion. "Je
pense qu'elle merite, comme etre humain, de ne pas etre abandonnee
et oubliee."
Nanore Barsoumian
Nanore Barsoumian est l'assistante de l'editeur de l'Armenian Weekly.
Elle a recu son diplôme universitaire en Sciences politiques et
en Anglais de l'Universite de Massachussetts (Boston). Les ecrits
de Nanore sont consacres sur les droits humains, la politique, la
pauvrete, les questions liees a l'environnement et a l'egalite des
sexes. Elle parle l'armenien, l'arabe et le francais. L'importance
des responsabilites civiques a frappe Nanore alors qu'elle etait très
jeune, lorsqu'en 1996, elle s'est portee volontairement a l'aide
de civils du Sud Liban quia vaient trouve refuge dans son ecole a
Beyrouth au cours de l'operation israelienne Raisins de la Colère.
Elle a ete depuis volontaire et chef de groupe avec l'Organisation
Terre et Culture, travaillant avec la communaute refugiee a Shatvan,
en Armenie. Ecrire a Nanore a [email protected], ou la suivre
sur Twitter (@NanoreB).
Traduction et commentaire de Gilbert Beguian
La description d'Ian Nagoski ("un certain caractère perceptible dans
les voix...") donne envie d'ecouter ces disques !
L' expression musique ottomane (ou musique de l'empire ottoman) est
employee par Nagoski et d'autres intervenant dans cet article, pour
definir un domaine musical generique dont ferait partie une musique
armenienne. Meme si cela ne concerne que le monde de la musique des
USA, on est tout de meme un peu remue, a chaque fois que le mot musique
accompagne d'ottomane apparaît dans cet article. Peut-etre aurait on
pu employer, meme beaucoup plus longue, l'expression "musique de la
diaspora grecque, armenienne et assyrienne".
On trouve dans et article une analyse très structuree de l'influence du
genocide dans la musique folklorique armenienne. Mais que le doudouk
soit ou non l'instrument de musique armenien par excellence, il entre
par nos oreilles jusque dans les poitrines.
Enfin, les connaissances musicologiques de ce jeune Antranig Kzirian,
lui aussi interroge par Nanore dans le cadre de cet article, sont
interessantes, meme s'il relativise un peu la place du doudouk dans
notre musique.