Le Monde , France
21 nov 2011
Alain Juppé en Turquie: « pleinement solidaires »
Le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a effectué
vendredi 18 novembre une visite à Ankara et Istanbul, où il a
rencontré le président Abdullah Gül, le premier ministre Erdogan, le
ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu et le négociateur
européen Egemen Bagis, ainsi que le patriarche oecuménique orthodoxe
Bartholomée 1er.
L'occasion pour la France et la Turquie de faire le point sur
l'évolution de la situation en Syrie : un terrain d'entente pour les
deux diplomaties (voir le Monde du 20-21 nov.). Après l'avoir
administré (l'empire ottoman et le mandat français), après avoir été
l'un et l'autre proches du régime Assad, les deux pays se montrent en
première ligne sur le dossier syrien. Et après s'être opposés sur
l'intervention en Libye, l'heure pourrait cette fois être à la
coopération. La Turquie a toutefois des raisons de se méfier, estime
Beril Dedeoglu, de l'université Galatasaray. L'université francophone
d'Istanbul dont Alain Juppé a longuement salué la réussite vendredi.
Pour convaincre de ses bonnes intentions, le chef de la diplomatie
française a insisté sur la coopération entre les deux pays et
notamment sur la "coopération antiterroriste". "Nous sommes
pleinement solidaires de l'action de la Turquie dans la lutte contre
le terrorisme et nous soutenons ces efforts" a-t-il affirmé au cours
de la conférence de presse à Ankara. Une déclaration qui survient au
moment où la Turquie se livre, au nom de la lutte antiterroriste, à
une vague de répression sans précédent dans les milieux politiques pro
kurdes et intellectuels. Plus de 9.000 personnes ont été arrêtées dans
l'enquête sur le KCK (Union des communautés du Kurdistan) depuis 2009.
A en croire ces déclarations, la France se montre donc "pleinement
solidaire" de l'emprisonnement de 68 journalistes, dans l'attente
d'être jugés pour "appartenance à une organisation terroriste". Et
"pleinement solidaire" de l'incarcération de Ragip Zarakolu,
intellectuel, éditeur, à la pointe de tous les combats démocratiques
depuis 40 ans. Ragip Zarakolu a reçu, en 2005, la médaille du courage
de la Ville de Paris, et la France pourrait, par exemple, lui
remettre une Légion d'honneur. Non, Alain Juppé, comme Claude Guéant
quelques semaines plus tôt, soutient "l'action de la Turquie dans la
lutte contre le terrorisme". Le syndrome MAM n'est pas loin. La France
aurait pu proposer son fameux "savoir faire" en matière de police?
Mais la police turque a, il est vrai, une certaine expertise.
La deuxième victime de cette visite est arménienne. Après les
déclarations de Nicolas Sarkozy en Arménie, début octobre (il avait
appelé la Turquie à reconnaître ses responsabilités), Alain Juppé a
pris l'exact contrepied. "Concernant les événements de 1915 - ce que
le Parlement français a reconnu comme le génocide contre les Arméniens
-, c'est une question extrêmement difficile, j'en ai bien conscience.
(...) Nous savons que cette période est très douloureuse pour la
Turquie, pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens". Dans cette
tirade, une étrange précaution oratoire : "ce que le parlement
français a reconnu comme le génocide" et une franche maladresse sur
1915. "Un génocide peut aussi être douloureux pour les victimes",
ironise le Collectif VAN.
Mais ce n'est pas tout. Alain Juppé a déclaré : "J'ai donc pris bonne
note de la disponibilité de la Turquie à participer à ce travail de
mémoire dans une commission qui serait bien sûr élargie aux Arméniens.
Je soumettrai cette proposition au président de la République
française. Si Paris pouvait accueillir une telle réunion pour
commencer au moins ce dialogue, je pense que ce serait une avancée
extrêmement importante." A Paris ou à Sèvres? Une commission politisée
qui opposerait la position officielle de l'Etat turc aux "allégations
arméniennes de génocide" serait évidemment tout sauf constructive.
Le ministère des Affaires étrangères aurait été bien inspiré, pour
tenter d'y voir plus clair dans cette Histoire, d'envoyer l'une de
ses oreilles à la conférence passionnante qui s'est tenue quelques
jours plus tôt dans la ville de Diyarbakir. Diyarbekir, aujourd'hui
fief kurde de Turquie, était l'un des vilayet arméniens de l'empire
ottoman. Organisée par la Fondation Hrant Dink du 11 au 13 novembre,
ce colloque organisé par Cengiz Aktar (programme et vidéos en ligne),
dont les articles vont être traduits en anglais et en français, a
rassemblé de nombreux universitaires arméniens, turcs mais aussi
français (Raymond Kevorkian), américains, anglais (David Gaunt),
allemands (Hilmar Kaiser), suisses (Hans Lukas Kieser), spécialistes
de l'histoire de la région. Il a largement été question du génocide
arménien, de son contexte, de ses racines, de ses conséquences sur le
cours de l'histoire. Ayhan Aktar a révélé le contenu d'une série de
télégrammes écrits par Talat Pacha, l'architecte du génocide,
retrouvés dans un fond d'archives ouvert tout récemment.
Des réunions d'historiens spécialistes du génocide arménien ont déjà
lieu en Turquie. Sauf lorsqu'ils sont menacés de prison au nom de la
lutte antiterroriste, avec laquelle la France est "pleinement
solidaire". Les historiens turcs, eux-mêmes, sont de plus en plus
nombreux à travailler sur les archives ottomanes et lèvent peu à peu
le voile sur 90 ans de déni. Mais ce ne seront sans doute pas ceux-là
qui seraient envoyés pour représenter les positions officielles dans
une conférence telle que la propose le ministre français.
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/21/retour-sur-la-visite-dalain-juppe-en-turquie/
21 nov 2011
Alain Juppé en Turquie: « pleinement solidaires »
Le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a effectué
vendredi 18 novembre une visite à Ankara et Istanbul, où il a
rencontré le président Abdullah Gül, le premier ministre Erdogan, le
ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu et le négociateur
européen Egemen Bagis, ainsi que le patriarche oecuménique orthodoxe
Bartholomée 1er.
L'occasion pour la France et la Turquie de faire le point sur
l'évolution de la situation en Syrie : un terrain d'entente pour les
deux diplomaties (voir le Monde du 20-21 nov.). Après l'avoir
administré (l'empire ottoman et le mandat français), après avoir été
l'un et l'autre proches du régime Assad, les deux pays se montrent en
première ligne sur le dossier syrien. Et après s'être opposés sur
l'intervention en Libye, l'heure pourrait cette fois être à la
coopération. La Turquie a toutefois des raisons de se méfier, estime
Beril Dedeoglu, de l'université Galatasaray. L'université francophone
d'Istanbul dont Alain Juppé a longuement salué la réussite vendredi.
Pour convaincre de ses bonnes intentions, le chef de la diplomatie
française a insisté sur la coopération entre les deux pays et
notamment sur la "coopération antiterroriste". "Nous sommes
pleinement solidaires de l'action de la Turquie dans la lutte contre
le terrorisme et nous soutenons ces efforts" a-t-il affirmé au cours
de la conférence de presse à Ankara. Une déclaration qui survient au
moment où la Turquie se livre, au nom de la lutte antiterroriste, à
une vague de répression sans précédent dans les milieux politiques pro
kurdes et intellectuels. Plus de 9.000 personnes ont été arrêtées dans
l'enquête sur le KCK (Union des communautés du Kurdistan) depuis 2009.
A en croire ces déclarations, la France se montre donc "pleinement
solidaire" de l'emprisonnement de 68 journalistes, dans l'attente
d'être jugés pour "appartenance à une organisation terroriste". Et
"pleinement solidaire" de l'incarcération de Ragip Zarakolu,
intellectuel, éditeur, à la pointe de tous les combats démocratiques
depuis 40 ans. Ragip Zarakolu a reçu, en 2005, la médaille du courage
de la Ville de Paris, et la France pourrait, par exemple, lui
remettre une Légion d'honneur. Non, Alain Juppé, comme Claude Guéant
quelques semaines plus tôt, soutient "l'action de la Turquie dans la
lutte contre le terrorisme". Le syndrome MAM n'est pas loin. La France
aurait pu proposer son fameux "savoir faire" en matière de police?
Mais la police turque a, il est vrai, une certaine expertise.
La deuxième victime de cette visite est arménienne. Après les
déclarations de Nicolas Sarkozy en Arménie, début octobre (il avait
appelé la Turquie à reconnaître ses responsabilités), Alain Juppé a
pris l'exact contrepied. "Concernant les événements de 1915 - ce que
le Parlement français a reconnu comme le génocide contre les Arméniens
-, c'est une question extrêmement difficile, j'en ai bien conscience.
(...) Nous savons que cette période est très douloureuse pour la
Turquie, pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens". Dans cette
tirade, une étrange précaution oratoire : "ce que le parlement
français a reconnu comme le génocide" et une franche maladresse sur
1915. "Un génocide peut aussi être douloureux pour les victimes",
ironise le Collectif VAN.
Mais ce n'est pas tout. Alain Juppé a déclaré : "J'ai donc pris bonne
note de la disponibilité de la Turquie à participer à ce travail de
mémoire dans une commission qui serait bien sûr élargie aux Arméniens.
Je soumettrai cette proposition au président de la République
française. Si Paris pouvait accueillir une telle réunion pour
commencer au moins ce dialogue, je pense que ce serait une avancée
extrêmement importante." A Paris ou à Sèvres? Une commission politisée
qui opposerait la position officielle de l'Etat turc aux "allégations
arméniennes de génocide" serait évidemment tout sauf constructive.
Le ministère des Affaires étrangères aurait été bien inspiré, pour
tenter d'y voir plus clair dans cette Histoire, d'envoyer l'une de
ses oreilles à la conférence passionnante qui s'est tenue quelques
jours plus tôt dans la ville de Diyarbakir. Diyarbekir, aujourd'hui
fief kurde de Turquie, était l'un des vilayet arméniens de l'empire
ottoman. Organisée par la Fondation Hrant Dink du 11 au 13 novembre,
ce colloque organisé par Cengiz Aktar (programme et vidéos en ligne),
dont les articles vont être traduits en anglais et en français, a
rassemblé de nombreux universitaires arméniens, turcs mais aussi
français (Raymond Kevorkian), américains, anglais (David Gaunt),
allemands (Hilmar Kaiser), suisses (Hans Lukas Kieser), spécialistes
de l'histoire de la région. Il a largement été question du génocide
arménien, de son contexte, de ses racines, de ses conséquences sur le
cours de l'histoire. Ayhan Aktar a révélé le contenu d'une série de
télégrammes écrits par Talat Pacha, l'architecte du génocide,
retrouvés dans un fond d'archives ouvert tout récemment.
Des réunions d'historiens spécialistes du génocide arménien ont déjà
lieu en Turquie. Sauf lorsqu'ils sont menacés de prison au nom de la
lutte antiterroriste, avec laquelle la France est "pleinement
solidaire". Les historiens turcs, eux-mêmes, sont de plus en plus
nombreux à travailler sur les archives ottomanes et lèvent peu à peu
le voile sur 90 ans de déni. Mais ce ne seront sans doute pas ceux-là
qui seraient envoyés pour représenter les positions officielles dans
une conférence telle que la propose le ministre français.
http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/21/retour-sur-la-visite-dalain-juppe-en-turquie/