FRANCE-TURQUIE : POUSSEE DE FIEVRE
Le Monde
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/18/france-turquie-poussee-de-fievre_1589777_3232.html
18 oct 2011
France
Les relations franco-turques connaissent une nouvelle poussee de fièvre
et, comme a chaque fois depuis 2001, c'est sur la question du genocide
armenien que les deux pays s'echarpent. En Turquie, elus politiques
et commentateurs fustigent a l'unanimite "les lecons d'histoire"
proferees debut octobre par Nicolas Sarkozy, depuis Erevan a 40 km de
la frontière turque. La Turquie doit "regarder son histoire en face",
a lance le president francais : elle doit reconnaître le genocide
des Armeniens, commis en 1915-1916 par le gouvernement nationaliste
Jeune Turc, dans un Empire ottoman en pleine debâcle.
Cette sortie etait premeditee : "Je vais lancer une grenade
degoupillee", avait prevenu M. Sarkozy dans l'avion. Mais elle n'a
aucune chance d'etre suivie d'effets positifs de la part d'Ankara
qui, a chaque injonction, se braque un peu plus. Ce n'etait de toute
facon pas le but recherche, ces mots etaient destines a un public
franco-armenien. La reconnaissance par la Turquie doit intervenir
dans un delai reduit, a exige M. Sarkozy, le temps de la campagne
presidentielle, en somme. "Si la Turquie ne le faisait pas, alors
il faudrait sans doute aller plus loin", a-t-il poursuivi, faisant
reference a une proposition de loi penalisant la negation du genocide,
votee par l'Assemblee nationale en 2005 puis enterree par le Senat.
Nicolas Sarkozy se rallie aujourd'hui au projet socialiste qui
punirait toute personne reconnue coupable de negation du premier
genocide du XXe siècle. En avril 2007, a la veille de son election,
il avait deja fait le serment de s'attacher "enfin a lutter en France
contre toute approche negationniste du genocide armenien".
Pourtant, un mois plus tard, le conseiller diplomatique de l'Elysee,
Jean-David Levitte, envoye en mission a Ankara, se montrait rassurant
devant les responsables turcs : "M. Sarkozy s'assurera que la
proposition de loi meure au Senat", aurait-il declare, selon un
telegramme diplomatique americain revele en 2010 par WikiLeaks. C'est
très concrètement ce qui s'est passe. Les organisations armeniennes de
France se sont estimees trahies. Dans la communaute, environ 450 000
personnes, ces nouvelles promesses de campagne sont donc accueillies
avec la plus grande prudence.
Le but pour M. Sarkozy semble surtout de ne pas laisser le champ libre
a son futur adversaire socialiste. A cet egard, Francois Hollande a
un temps d'avance car son engagement en faveur de la reconnaissance
du genocide armenien ne date pas de sa candidature a l'Elysee. Dès
1998, du temps où il occupait le poste de premier secretaire du Parti
socialiste, il avait convaincu Lionel Jospin, alors premier ministre,
de laisser le Parlement legiferer.
La loi reconnaissant le genocide de 1915 fut votee en 2001. Sans
surprise, le candidat socialiste a l'election presidentielle soutient
aujourd'hui le projet de penaliser la negation de ce crime contre
l'humanite, dans le prolongement logique de la loi Gayssot. Depuis
ce temps, M. Hollande qui s'etait rendu en Armenie en 2007, est
reste très proche de la Federation revolutionnaire armenienne,
la FRA Dachnaktsounioun, le parti nationaliste armenien (membre
de l'International socialiste) qui structure, encadre la diaspora,
et mène un lobbying agressif sur le terrain politique, pour faire
avancer sa cause. "Nous avons avec lui des relations de proximite
et d'intimitepolitiques exceptionnelles", a declare Mourad Papazian,
le dirigeant de la FRA Dachnak en Europe, qui a appele a voter pour M.
Hollande lors de la primaire du Parti socialiste.
Ce n'est pas la première fois que la "question armenienne" fait
irruption dans une campagne electorale francaise. La grenade a, en
fait, ete degoupillee dès 1998, avec le depôt a l'Assemblee nationale
d'une proposition de loi en faveur de "la reconnaissance du genocide
de 1915". Sa ratification, en 2001, avait entraîne une campagne de
boycottage antifrancais en Turquie. Le combat legislatif avait alors
ete porte, a l'Assemblee comme au Senat, par des parlementaires de
tous bords, elus a Marseille, dans la vallee du Rhône ou dans la
banlieue sud de Paris, tous issus de circonscriptions abritant une
forte communaute armenienne. Non sans arrière-pensees electoralistes.
Depuis que le sujet est a l'agenda parlementaire, plusieurs historiens,
dont Pierre Nora qui preside l'association Liberte pour l'histoire, se
sont eleves contre les "lois memorielles" qui, selon eux, risquent de
verrouiller tout debat historique. Pour Hubert Vedrine, "ce n'est pas
par des lois ou des injonctions que l'on fera changer la Turquie". Les
defenseurs de la loi opposent a cet argument une position ethique,
une reconnaissance inconditionnelle de la realite du genocide armenien,
comme c'est le cas pour la Shoah.
Une hierarchie de fait s'est installee entre les differents genocides
du XXe siècle. Or, au nom du principe d'egalite devant la loi,
les citoyens francais d'origine armenienne reclament une protection
legale. Mais, a l'evidence, la reflexion doit d'abord se degager de
tout opportunisme electoral, sous peine de perdre toute credibilite.
Elle doit bien sûr s'ecarter de toute pression, qu'elle emane d'Ankara
ou des groupes politiques qui contrôlent la diaspora armenienne,
sans apparaître comme une sanction contre la Turquie. Elle doit
surtout s'effectuer dans une meilleure comprehension des dynamiques
qui traversent la societe turque, où le mot genocide n'est plus
totalement tabou.
Le Monde
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/18/france-turquie-poussee-de-fievre_1589777_3232.html
18 oct 2011
France
Les relations franco-turques connaissent une nouvelle poussee de fièvre
et, comme a chaque fois depuis 2001, c'est sur la question du genocide
armenien que les deux pays s'echarpent. En Turquie, elus politiques
et commentateurs fustigent a l'unanimite "les lecons d'histoire"
proferees debut octobre par Nicolas Sarkozy, depuis Erevan a 40 km de
la frontière turque. La Turquie doit "regarder son histoire en face",
a lance le president francais : elle doit reconnaître le genocide
des Armeniens, commis en 1915-1916 par le gouvernement nationaliste
Jeune Turc, dans un Empire ottoman en pleine debâcle.
Cette sortie etait premeditee : "Je vais lancer une grenade
degoupillee", avait prevenu M. Sarkozy dans l'avion. Mais elle n'a
aucune chance d'etre suivie d'effets positifs de la part d'Ankara
qui, a chaque injonction, se braque un peu plus. Ce n'etait de toute
facon pas le but recherche, ces mots etaient destines a un public
franco-armenien. La reconnaissance par la Turquie doit intervenir
dans un delai reduit, a exige M. Sarkozy, le temps de la campagne
presidentielle, en somme. "Si la Turquie ne le faisait pas, alors
il faudrait sans doute aller plus loin", a-t-il poursuivi, faisant
reference a une proposition de loi penalisant la negation du genocide,
votee par l'Assemblee nationale en 2005 puis enterree par le Senat.
Nicolas Sarkozy se rallie aujourd'hui au projet socialiste qui
punirait toute personne reconnue coupable de negation du premier
genocide du XXe siècle. En avril 2007, a la veille de son election,
il avait deja fait le serment de s'attacher "enfin a lutter en France
contre toute approche negationniste du genocide armenien".
Pourtant, un mois plus tard, le conseiller diplomatique de l'Elysee,
Jean-David Levitte, envoye en mission a Ankara, se montrait rassurant
devant les responsables turcs : "M. Sarkozy s'assurera que la
proposition de loi meure au Senat", aurait-il declare, selon un
telegramme diplomatique americain revele en 2010 par WikiLeaks. C'est
très concrètement ce qui s'est passe. Les organisations armeniennes de
France se sont estimees trahies. Dans la communaute, environ 450 000
personnes, ces nouvelles promesses de campagne sont donc accueillies
avec la plus grande prudence.
Le but pour M. Sarkozy semble surtout de ne pas laisser le champ libre
a son futur adversaire socialiste. A cet egard, Francois Hollande a
un temps d'avance car son engagement en faveur de la reconnaissance
du genocide armenien ne date pas de sa candidature a l'Elysee. Dès
1998, du temps où il occupait le poste de premier secretaire du Parti
socialiste, il avait convaincu Lionel Jospin, alors premier ministre,
de laisser le Parlement legiferer.
La loi reconnaissant le genocide de 1915 fut votee en 2001. Sans
surprise, le candidat socialiste a l'election presidentielle soutient
aujourd'hui le projet de penaliser la negation de ce crime contre
l'humanite, dans le prolongement logique de la loi Gayssot. Depuis
ce temps, M. Hollande qui s'etait rendu en Armenie en 2007, est
reste très proche de la Federation revolutionnaire armenienne,
la FRA Dachnaktsounioun, le parti nationaliste armenien (membre
de l'International socialiste) qui structure, encadre la diaspora,
et mène un lobbying agressif sur le terrain politique, pour faire
avancer sa cause. "Nous avons avec lui des relations de proximite
et d'intimitepolitiques exceptionnelles", a declare Mourad Papazian,
le dirigeant de la FRA Dachnak en Europe, qui a appele a voter pour M.
Hollande lors de la primaire du Parti socialiste.
Ce n'est pas la première fois que la "question armenienne" fait
irruption dans une campagne electorale francaise. La grenade a, en
fait, ete degoupillee dès 1998, avec le depôt a l'Assemblee nationale
d'une proposition de loi en faveur de "la reconnaissance du genocide
de 1915". Sa ratification, en 2001, avait entraîne une campagne de
boycottage antifrancais en Turquie. Le combat legislatif avait alors
ete porte, a l'Assemblee comme au Senat, par des parlementaires de
tous bords, elus a Marseille, dans la vallee du Rhône ou dans la
banlieue sud de Paris, tous issus de circonscriptions abritant une
forte communaute armenienne. Non sans arrière-pensees electoralistes.
Depuis que le sujet est a l'agenda parlementaire, plusieurs historiens,
dont Pierre Nora qui preside l'association Liberte pour l'histoire, se
sont eleves contre les "lois memorielles" qui, selon eux, risquent de
verrouiller tout debat historique. Pour Hubert Vedrine, "ce n'est pas
par des lois ou des injonctions que l'on fera changer la Turquie". Les
defenseurs de la loi opposent a cet argument une position ethique,
une reconnaissance inconditionnelle de la realite du genocide armenien,
comme c'est le cas pour la Shoah.
Une hierarchie de fait s'est installee entre les differents genocides
du XXe siècle. Or, au nom du principe d'egalite devant la loi,
les citoyens francais d'origine armenienne reclament une protection
legale. Mais, a l'evidence, la reflexion doit d'abord se degager de
tout opportunisme electoral, sous peine de perdre toute credibilite.
Elle doit bien sûr s'ecarter de toute pression, qu'elle emane d'Ankara
ou des groupes politiques qui contrôlent la diaspora armenienne,
sans apparaître comme une sanction contre la Turquie. Elle doit
surtout s'effectuer dans une meilleure comprehension des dynamiques
qui traversent la societe turque, où le mot genocide n'est plus
totalement tabou.