Marianne, France
24 septembre 2011
Tombeau pour l'Arménie
par Xavier Houssin
Chronique des tueries de 1909 ayant annoncé le grand génocide
arménien, "Un certain mois d'avril à Adana" est le plus beau roman de
Daniel Arsand.
On cicatrise. Ne reste des blessures qu'une marque rose sur la peau,
un rien sensible au toucher et que le soleil finit par faire fondre
dans le hle. C'est qu'il fait beau à Adana. Dans cette grande cité du
sud de la Turquie, proche de la mer, cernée de champs de coton et de
plantations d'orangers, pour un peu, on croirait au paradis sur Terre.
Comment ne pas s'y sentir paisible ? Comment ne pas oublier ? Les
Arméniens de là-bas y sont installés depuis si longtemps. Ils ont déjà
chassé de leur mémoire ces massacres de 1895 ordonnés par le sultan
rouge, Abdülhamid II. Pour vivre, il faut aimer et espérer. Mais
presque quinze ans après, alors que le parti nationaliste Union et
progrès est au pouvoir, voici que revient l'horreur. "Adana sera rouge
du sang de l'ennemi. Adana sera nettoyée de sa racaille chrétienne.
Adana sera une ville purifiée."
Improbable salut
Le nouveau roman de Daniel Arsand suit la terrible chronique des
tueries du mois de Pques 1909 qui firent près de 30 000 morts dans la
région et annoncèrent le grand génocide de 1915-1916. Quatorze jours,
du 14 au 27 avril, débutés en pleine semaine sainte, et qui sont comme
autant de stations d'un effroyable chemin de croix. Arsand s'est
attaché aux destins et aux gens, son texte ouvre une multitude
d'histoires singulières et d'échos différents. Il retrouve des voix
qui racontent les moments, les inquiétudes, les terreurs, les
chagrins, les désespoirs, les fuites, les élans amoureux. Tout a
commencé, comme souvent, par une idylle interdite. Celle de Yusuf, le
plus jeune fils de l'intendant Suleyman Bey, avec Aghavnie, la fille
du boucher Bakalian, "putain d'Arménienne [...] que l'on réduira en
charpie, que l'on jettera aux chiens". Les communautés ont séparé les
amants. Chacun a récupéré son rejeton. Et la haine est montée,
insensiblement.
On cohabite encore, mais ce n'est plus comme avant. Quand une poignée
d'excités ont passé à tabac Apkar Gantchian, l'apothicaire, et ont mis
le feu à sa boutique, il s'est bien trouvé quelques Turcs pour aider à
éteindre l'incendie. Mais combien ? Le malheur est proche. Personne ne
veut le voir vraiment. Pas même Diran Mélikian, le poète, que son ami
Uzgür Bey a pourtant mis en garde. On n'écoute pas les diseurs de
mauvaise aventure.
Les courts chapitres enchevêtrent une foule d'existences, hommes,
femmes, enfants, en danger, en sursis, s'accrochant au déni, au salut
improbable. Et quand vient la violence, on se trouve, lecteur, presque
autant surpris qu'eux par sa fureur. Un certain mois d'avril à Adana
est un livre hallucinant, sans doute le plus beau et le plus personnel
de Daniel Arsand. Un tombeau pour les morts, une alerte aux vivants.
Un certain mois d'avril à Adana, de Daniel Arsand, Flammarion, 384 p.,
20 (EURO).
24 septembre 2011
Tombeau pour l'Arménie
par Xavier Houssin
Chronique des tueries de 1909 ayant annoncé le grand génocide
arménien, "Un certain mois d'avril à Adana" est le plus beau roman de
Daniel Arsand.
On cicatrise. Ne reste des blessures qu'une marque rose sur la peau,
un rien sensible au toucher et que le soleil finit par faire fondre
dans le hle. C'est qu'il fait beau à Adana. Dans cette grande cité du
sud de la Turquie, proche de la mer, cernée de champs de coton et de
plantations d'orangers, pour un peu, on croirait au paradis sur Terre.
Comment ne pas s'y sentir paisible ? Comment ne pas oublier ? Les
Arméniens de là-bas y sont installés depuis si longtemps. Ils ont déjà
chassé de leur mémoire ces massacres de 1895 ordonnés par le sultan
rouge, Abdülhamid II. Pour vivre, il faut aimer et espérer. Mais
presque quinze ans après, alors que le parti nationaliste Union et
progrès est au pouvoir, voici que revient l'horreur. "Adana sera rouge
du sang de l'ennemi. Adana sera nettoyée de sa racaille chrétienne.
Adana sera une ville purifiée."
Improbable salut
Le nouveau roman de Daniel Arsand suit la terrible chronique des
tueries du mois de Pques 1909 qui firent près de 30 000 morts dans la
région et annoncèrent le grand génocide de 1915-1916. Quatorze jours,
du 14 au 27 avril, débutés en pleine semaine sainte, et qui sont comme
autant de stations d'un effroyable chemin de croix. Arsand s'est
attaché aux destins et aux gens, son texte ouvre une multitude
d'histoires singulières et d'échos différents. Il retrouve des voix
qui racontent les moments, les inquiétudes, les terreurs, les
chagrins, les désespoirs, les fuites, les élans amoureux. Tout a
commencé, comme souvent, par une idylle interdite. Celle de Yusuf, le
plus jeune fils de l'intendant Suleyman Bey, avec Aghavnie, la fille
du boucher Bakalian, "putain d'Arménienne [...] que l'on réduira en
charpie, que l'on jettera aux chiens". Les communautés ont séparé les
amants. Chacun a récupéré son rejeton. Et la haine est montée,
insensiblement.
On cohabite encore, mais ce n'est plus comme avant. Quand une poignée
d'excités ont passé à tabac Apkar Gantchian, l'apothicaire, et ont mis
le feu à sa boutique, il s'est bien trouvé quelques Turcs pour aider à
éteindre l'incendie. Mais combien ? Le malheur est proche. Personne ne
veut le voir vraiment. Pas même Diran Mélikian, le poète, que son ami
Uzgür Bey a pourtant mis en garde. On n'écoute pas les diseurs de
mauvaise aventure.
Les courts chapitres enchevêtrent une foule d'existences, hommes,
femmes, enfants, en danger, en sursis, s'accrochant au déni, au salut
improbable. Et quand vient la violence, on se trouve, lecteur, presque
autant surpris qu'eux par sa fureur. Un certain mois d'avril à Adana
est un livre hallucinant, sans doute le plus beau et le plus personnel
de Daniel Arsand. Un tombeau pour les morts, une alerte aux vivants.
Un certain mois d'avril à Adana, de Daniel Arsand, Flammarion, 384 p.,
20 (EURO).