Le Monde, France
22 sept 2011
Daniel Arsand : "Opposer une parole au silence"
LE MONDE DES LIVRES | 22.09.11 | 16h22 - Mis à jour le 22.09.11 | 16h22
La littérature est une matière extraordinairement instable. Si
délicate et reposant finalement sur si peu de chose qu'un rien suffit
à la faire tourner - exactement comme une sauce qu'on aurait, un
instant, lchée des yeux. Aussi est-ce un miracle si le dernier roman
de Daniel Arsand tient en équilibre et, bien mieux que cela, suscite
une forme d'envoûtement. Car pris séparément, les ingrédients mis en
oeuvre dans Un certain jour d'avril à Adana pourraient être indigestes
: l'écrivain ne recule en effet ni devant le lyrisme ni même devant
une forme de préciosité pour vider l'histoire de ses secrets. Scène
après scène, et procédant par petits tableaux successifs, il fait
remonter du fond du XXe siècle un épisode qui n'a pourtant rien de
poétique : le massacre, en avril 1909 (soit six ans avant le génocide
proprement dit), de presque toute la population arménienne d'une ville
nommée Adana, en Cilicie. On connaît la fin, et le style ne prête pas
aux effets de suspense. N'empêche. L'ensemble réussit parfaitement à
créer un climat non seulement dramatique, mais captivant.
Mémoire barricadée
C'est autour d'un "bloc de silence" que ce livre a pris racine,
explique l'auteur. Le mutisme était celui de son père, né à Istanbul
en 1909. "Il avait vécu des choses très dures, étant enfant, et il
était tout simplement incapable de les dire." Dans le jardin
silencieux d'un petit hôtel parisien, à deux pas des bureaux où il
exerce le métier d'éditeur, Daniel Arsand n'évoque pas sans chagrin ce
père à qui il a longtemps reproché d'avoir barricadé sa mémoire. "A
l'ge de 13 ans, je suis tombé sur une histoire des Arméniens, parue
chez Payot. J'ai fait des recoupements avec la vie de mon père et je
lui en ai terriblement voulu, comme s'il m'avait menti. Pendant dix
ans, je l'ai agressé. Puis j'ai lu un texte sur le génocide des juifs
et alors, j'ai compris beaucoup de choses." Un certain mois d'avril à
Adana plonge finalement dans l'histoire qu'on ne lui a pas racontée :
celle d'une communauté menacée qui sentit la haine monter autour
d'elle, comme une rivière en crue.
Certains virent arriver la catastrophe dès ses prémices, d'autres
refusèrent d'y croire, quand ils n'avaient déjà plus les pieds au sec.
Volant de l'un à l'autre, d'Atom le commerçant à Diran le poète, en
passant par Garinée, la mère éplorée, ou par Vahan, le fauteur de
troubles, Daniel Arsand fait vivre et parler ces futures victimes - il
les fait sentir, penser, rêver aux portes du désastre. Le malheur
avance dans le livre comme l'eau qui gonfle et rampe, s'insinue sous
les portes, lèche les plinthes et finit par tout emporter. D'un
pressentiment à une altercation, d'un cauchemar à un acte de violence,
la relative harmonie qui présidait aux relations entre les communautés
se fissure. Et c'est par la force de ses images que l'écrivain
parvient à donner cette impression. Semé de prophéties, le texte
mélange une dimension très sensuelle, où se bousculent les odeurs, les
couleurs, les senteurs, et une autre extrêmement dramatique.
Quelque chose d'apocalyptique
En de nombreux points, les deux dimensions se rejoignent - par exemple
lorsqu'il est question de la nuit. Ecrasé de soleil et de chaleur dans
ses débuts, le livre est progressivement envahi par cette obscurité
qui grimpe à l'assaut de l'histoire. "Dans la nuit, qui est turc, qui
est arménien, qui est qui ?", se demande Hovhannès, le jeune homme en
fuite, qui a tué des Turcs après qu'ils l'ont violé et battu. La nuit
qui se répand "comme une encre sur Adana" brouille les contours de
toute chose et grossit les angoisses de ceux qui ne trouvent plus le
sommeil. Plus elle s'étend, et plus les couleurs du jour se font
vives, comme par contraste. "La ville était grise et jaune, le ciel
bleu. D'un bleu virginal, du bleu des chrétiens. Par quel adjectif le
musulman le décrit-il, ce bleu impassible ?", se demande Vahan en
fumant une pipe.
La priorité de Daniel Arsand n'est pas de rétablir une vérité
historique, ou de peser les arguments des uns et des autres - même si
les faits qu'il décrit sont exacts. Le "vali" d'Adana, par exemple
(autrement dit l'équivalent d'un sous-préfet), s'est vraiment comporté
comme une sorte de Ponce Pilate, qui a livré une partie de la
population à l'autre. Les meneurs du massacre, eux, étaient les
Jeunes-Turcs, du nom du parti nationaliste et révolutionnaire qui
venait d'arriver au pouvoir à Istanbul. Presque tous ceux qui avaient
été arrêtés après les faits furent relchés. "Il y a eu là le début de
quelque chose d'apocalyptique, observe l'écrivain. On a découvert par
la suite que les Jeunes-Turcs s'étaient inspirés des récits de
l'Inquisition pour leurs exactions."
En fait, "c'est un livre intime. Un livre sur la haine, mais pas guidé
par la haine. Fondé sur la douleur et l'absence". Daniel Arsand
s'exprime avec pudeur, comme s'il avait éteint toutes ses fureurs et
ses ressentiments en les déversant dans son roman. "Je viens de cette
histoire. Il m'importait donc d'avoir une parole à opposer au
silence." D'une certaine façon, le livre a été vécu par l'auteur comme
une libération. "Après Ivresse du fils, roman paru en 2004, j'avais
pris conscience que j'étouffais dans l'écriture qui était la -mienne à
l'époque. Les coutures craquaient, j'étais à l'étroit. Ce qui
m'importait n'était plus d'écrire "bien", il s'agissait d'autre
chose." Il a fait ses gammes avec Des chevaux noirs, puis Des amants
(Stock, 2006 et 2008), avant d'ouvrir sa porte à l'histoire. En
chemin, il a laissé son style se transformer. Le texte s'est fait plus
syncopé, plus fiévreux, ne ressemblant à aucune prose à la mode. Son
livre a quelque chose en commun avec certains romans arabes, pour le
lyrisme, et avec le jazz, pour ses rythmes. Si bien que, même quand
elle agace par ses préciosités, sa voix demeure unique, hors du temps.
On ne peut pas dire de ce roman qu'il est classique ou moderne, il est
à l'écart, voilà tout. Seul, sonore et intense.
UN CERTAIN MOIS D'AVRIL À ADANA de Daniel Arsand. Flammarion, 370 p., 20 .
Rappelons aussi, sur les événements relatés par Daniel Arsand, Dans
les ruines. Les massacres d'Adana, avril 1909, de Zabel Essayan,
Phébus, paru en février.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/22/daniel-arsand-opposer-une-parole-au-silence_1575889_3260.html
22 sept 2011
Daniel Arsand : "Opposer une parole au silence"
LE MONDE DES LIVRES | 22.09.11 | 16h22 - Mis à jour le 22.09.11 | 16h22
La littérature est une matière extraordinairement instable. Si
délicate et reposant finalement sur si peu de chose qu'un rien suffit
à la faire tourner - exactement comme une sauce qu'on aurait, un
instant, lchée des yeux. Aussi est-ce un miracle si le dernier roman
de Daniel Arsand tient en équilibre et, bien mieux que cela, suscite
une forme d'envoûtement. Car pris séparément, les ingrédients mis en
oeuvre dans Un certain jour d'avril à Adana pourraient être indigestes
: l'écrivain ne recule en effet ni devant le lyrisme ni même devant
une forme de préciosité pour vider l'histoire de ses secrets. Scène
après scène, et procédant par petits tableaux successifs, il fait
remonter du fond du XXe siècle un épisode qui n'a pourtant rien de
poétique : le massacre, en avril 1909 (soit six ans avant le génocide
proprement dit), de presque toute la population arménienne d'une ville
nommée Adana, en Cilicie. On connaît la fin, et le style ne prête pas
aux effets de suspense. N'empêche. L'ensemble réussit parfaitement à
créer un climat non seulement dramatique, mais captivant.
Mémoire barricadée
C'est autour d'un "bloc de silence" que ce livre a pris racine,
explique l'auteur. Le mutisme était celui de son père, né à Istanbul
en 1909. "Il avait vécu des choses très dures, étant enfant, et il
était tout simplement incapable de les dire." Dans le jardin
silencieux d'un petit hôtel parisien, à deux pas des bureaux où il
exerce le métier d'éditeur, Daniel Arsand n'évoque pas sans chagrin ce
père à qui il a longtemps reproché d'avoir barricadé sa mémoire. "A
l'ge de 13 ans, je suis tombé sur une histoire des Arméniens, parue
chez Payot. J'ai fait des recoupements avec la vie de mon père et je
lui en ai terriblement voulu, comme s'il m'avait menti. Pendant dix
ans, je l'ai agressé. Puis j'ai lu un texte sur le génocide des juifs
et alors, j'ai compris beaucoup de choses." Un certain mois d'avril à
Adana plonge finalement dans l'histoire qu'on ne lui a pas racontée :
celle d'une communauté menacée qui sentit la haine monter autour
d'elle, comme une rivière en crue.
Certains virent arriver la catastrophe dès ses prémices, d'autres
refusèrent d'y croire, quand ils n'avaient déjà plus les pieds au sec.
Volant de l'un à l'autre, d'Atom le commerçant à Diran le poète, en
passant par Garinée, la mère éplorée, ou par Vahan, le fauteur de
troubles, Daniel Arsand fait vivre et parler ces futures victimes - il
les fait sentir, penser, rêver aux portes du désastre. Le malheur
avance dans le livre comme l'eau qui gonfle et rampe, s'insinue sous
les portes, lèche les plinthes et finit par tout emporter. D'un
pressentiment à une altercation, d'un cauchemar à un acte de violence,
la relative harmonie qui présidait aux relations entre les communautés
se fissure. Et c'est par la force de ses images que l'écrivain
parvient à donner cette impression. Semé de prophéties, le texte
mélange une dimension très sensuelle, où se bousculent les odeurs, les
couleurs, les senteurs, et une autre extrêmement dramatique.
Quelque chose d'apocalyptique
En de nombreux points, les deux dimensions se rejoignent - par exemple
lorsqu'il est question de la nuit. Ecrasé de soleil et de chaleur dans
ses débuts, le livre est progressivement envahi par cette obscurité
qui grimpe à l'assaut de l'histoire. "Dans la nuit, qui est turc, qui
est arménien, qui est qui ?", se demande Hovhannès, le jeune homme en
fuite, qui a tué des Turcs après qu'ils l'ont violé et battu. La nuit
qui se répand "comme une encre sur Adana" brouille les contours de
toute chose et grossit les angoisses de ceux qui ne trouvent plus le
sommeil. Plus elle s'étend, et plus les couleurs du jour se font
vives, comme par contraste. "La ville était grise et jaune, le ciel
bleu. D'un bleu virginal, du bleu des chrétiens. Par quel adjectif le
musulman le décrit-il, ce bleu impassible ?", se demande Vahan en
fumant une pipe.
La priorité de Daniel Arsand n'est pas de rétablir une vérité
historique, ou de peser les arguments des uns et des autres - même si
les faits qu'il décrit sont exacts. Le "vali" d'Adana, par exemple
(autrement dit l'équivalent d'un sous-préfet), s'est vraiment comporté
comme une sorte de Ponce Pilate, qui a livré une partie de la
population à l'autre. Les meneurs du massacre, eux, étaient les
Jeunes-Turcs, du nom du parti nationaliste et révolutionnaire qui
venait d'arriver au pouvoir à Istanbul. Presque tous ceux qui avaient
été arrêtés après les faits furent relchés. "Il y a eu là le début de
quelque chose d'apocalyptique, observe l'écrivain. On a découvert par
la suite que les Jeunes-Turcs s'étaient inspirés des récits de
l'Inquisition pour leurs exactions."
En fait, "c'est un livre intime. Un livre sur la haine, mais pas guidé
par la haine. Fondé sur la douleur et l'absence". Daniel Arsand
s'exprime avec pudeur, comme s'il avait éteint toutes ses fureurs et
ses ressentiments en les déversant dans son roman. "Je viens de cette
histoire. Il m'importait donc d'avoir une parole à opposer au
silence." D'une certaine façon, le livre a été vécu par l'auteur comme
une libération. "Après Ivresse du fils, roman paru en 2004, j'avais
pris conscience que j'étouffais dans l'écriture qui était la -mienne à
l'époque. Les coutures craquaient, j'étais à l'étroit. Ce qui
m'importait n'était plus d'écrire "bien", il s'agissait d'autre
chose." Il a fait ses gammes avec Des chevaux noirs, puis Des amants
(Stock, 2006 et 2008), avant d'ouvrir sa porte à l'histoire. En
chemin, il a laissé son style se transformer. Le texte s'est fait plus
syncopé, plus fiévreux, ne ressemblant à aucune prose à la mode. Son
livre a quelque chose en commun avec certains romans arabes, pour le
lyrisme, et avec le jazz, pour ses rythmes. Si bien que, même quand
elle agace par ses préciosités, sa voix demeure unique, hors du temps.
On ne peut pas dire de ce roman qu'il est classique ou moderne, il est
à l'écart, voilà tout. Seul, sonore et intense.
UN CERTAIN MOIS D'AVRIL À ADANA de Daniel Arsand. Flammarion, 370 p., 20 .
Rappelons aussi, sur les événements relatés par Daniel Arsand, Dans
les ruines. Les massacres d'Adana, avril 1909, de Zabel Essayan,
Phébus, paru en février.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/22/daniel-arsand-opposer-une-parole-au-silence_1575889_3260.html