HISTOIRE
Siranoush : la Contribution d'une Femme Arménienne à la Libération de la Femme
Les derniers jours du 19ème siècle et les années du début du 20ème
siècle marquent une période au cours de laquelle les femmes
arméniennes se sont graduellement émancipées. Ce processus qui avait
commencé avec leur implication dans le mouvement de libération, a eu
son point d'orgue lors de la création formelle d'un état souverain
arménien. Souvent, cette implication s'est manifestée par une
participation active dans les organisations telles la Croix Rouge de
la FRA (la future ARS, Armenian Relief Society, Société Arménienne de
Secours) ou dans les rangs de la FRA, quelquefois pour des missions
dangereuses.
Le récit qui suit, illustrant cette période, est extrait de l'`uvre
autobiographique de Simon Vratsian, Keang Ughinerov, (Par les Sentiers
de la Vie), publié en 1955 par les éditions `Loussaper` du Caire, en
Egypte.
Au cours du conflit arméno-tatar, Rostov-Nakhitchevan et les cités
avoisinantes étaient un lieu où on pouvait acquérir des armes. Par
toutes sortes de réseaux, des fusils, des pistolets, et des cartouches
volées chez des armuriers ou dans des camps militaires étaient vendus
pour être ensuite cachés en certains endroits. De là, par diverses
routes peu fréquentées et moyens de transport variés, ils étaient
dirigés vers le Caucase.
Il restait encore des caches d'armes à Nalband. J'avais juste commencé
ma carrière comme travailleur journalier des champs lorsqu'une lettre
arriva du Comité Voskanapat, nous informant de l'arrivée imminente de
la camarade Siranoush Shahgeldian et d'un convoi de marchandises, nous
demandant de lui prêter main-forte. C'est moi que le Comité Central
missionna pour cette tche.
Au premier abord, Siranoush me fit forte impression, m'apparaissant
comme une personne très sérieuse. C'était une fille très attirante,
avec une abondante chevelure, des traits agréables, une poitrine bien
développée, et un regard expressif, mais qui gardait les lèvres
closes. On m'avait dit qu'elle était étudiante, mais elle ressemblait
davantage à une enseignante. Lorsque j'en sus un peu plus sur elle,
j'appris qu'elle était beaucoup lue, en particulier pour ses nouvelles
russes. Elle chantait bien aussi, pour elle-même. Ce qui en avait fait
une révolutionnaire ? Un dashnag, engagé pour cette cause dans la
lutte armée... !
Des années plus tard, le mystère fut en partie dévoilé pour moi ; au
cours de mes études supérieures, ayant fait la connaissance de Haïk
Torossian, un étudiant qui avait été dans les rangs des unités
combattantes de Bakou, Siranoush était amoureuse de Haïk. Etait-ce la
raison de son engagement dans les activités révolutionnaires... ?
Et en plus de tout cela, Siranoush était une fille brave, calme,
pleine d'imagination et intrépide. Il apparu qu'elle était déjà allé
plusieurs fois à Nakhitchevan auparavant et retourné à Bakou avec des
chargements d'armes.
Elle connaissait bien les villes de la région et était expérimentée
dans le maniement des armes et autres missions secrètes. Je dois dire
malheureusement qu'à l'inverse, j'étais particulièrement naïf et
inexpérimenté.
Quelques jours plus tard, deux autres filles arrivèrent de Bakou,
recommandées par le Comité Central Voskanapat, et nous prîmes tous les
quatre le chemin de Novocherkask, la capitale de la Province de Don, à
deux heures de train à peu près de Nakhitchevan. Il s'y trouvait des
pistolets Mauser à 10 coups prêts à être enlevés. Siranoush savait où
se rendre à cette fin.
Depuis la gare, un attelage nous emmena aux abords de la ville après
une demi-heure de route, et s'arrêta devant une modeste cabane.
Siranoush y entra précipitamment et ressorti quelques minutes après
avec une russe - quatre sacoches de cuir dans chacune des quatre
mains. En plaisantant, le cocher chargea les `marchandises` et nous
étions de retour à la gare en une demi-heure, prenant place autour
d'une table de restaurant de première classe. Le serveur tatar prit
notre commande avec déférence, et nous commençmes à manger en
attendant le retour de notre train.
J'étais étonné du comportement détaché de Siranoush et des autres
filles. Elles se comportaient comme si elles faisaient un voyage
d'agrément, et comme si leurs sacs ne contenaient que des objets
innocents. Elles plaisantaient avec le serveur et le cocher.
Conformément avec l'ambiance, ils éclataient de rire ou échangeaient
des propos à voix basse. A certains moments, elles flirtaient du coin
de l'`il avec des jeunes gens qui passaient à proximité. Elles
donnaient l'impression de n'être que des voyageuses insouciantes et
innocentes.
Lorsque le porteur déposa nos bagages dans notre compartiment et s'en
fut satisfait du pourboire généreux qu'il avait eu, et que la
locomotive démarra dans le chuintement d'un nuage de vapeur, la
tension nerveuse fut rentrée, et les filles gardèrent un silence
renfrogné tout au long du retour à Rostov.
L'excitation fit son retour à Rostov avec le retour des plaisanteries,
blagues et mots d'esprit. Les deux filles devaient changer de train,
tandis que Siranoush et moi continumes le voyage. Nos amies étaient
sur leur chemin de retour vers les stations climatiques du Caucase,
leurs sacs remplis de tout le matériel nécessaire.
Au cours de notre voyage retour à Nakhitchevan, j'étais curieux de
certains détails, tels que : pourquoi le cocher était-il si amical et
poli ? Qui était la femme de la modeste cabane ? Comment les sacoches
avaient-elles été préparées ? Siranoush me répondit avec une certaine
condescendance : `Trop de savoir te rendra vieux avant ton ge`. Elle
garda le silence pendant un certain temps jusqu'à ce que arrivions à
la maison où elle habitait, dans le quartier Surpastvadzadzin de Nor
Nakhitchevan.
Nous avons fait quelques voyages de ce genre à Slaviansk, Yuzovka,
Briansk, etc. Des sacs pleins d'armes et de munitions ne cessaient
d'être acheminés vers le Caucase venant de toutes les directions, La
première station était Bakou, d'où elles étaient distribuées vers
diverses destinations, finissant leur voyage dans le Vaspourakan, le
Taron ou les Montagnes de l'Arménie.
Nous remplissions en général notre tche avec succès. Bien sûr,
certains incidents et imprévus étaient inévitables, bien qu'à aucun
moment, notre sécurité ne se trouvt compromise. Un événement,
cependant, mérite qu'on s'y attarde.
Je crois que cela se passait à Luganski, où des munitions pour
pistolets Mauser étaient encore entreposés. Il y avait une demande
urgente venue de Voskanapat pour transporter le lot par nos propres
moyens, car aucun n'avait été envoyé de Bakou. Siranoush et moi
devions partir dans la soirée, passer la nuit à Luganski, et retourner
à Rostov avec le train du matin. Cela aurait dû être notre dernière
mission, après quoi Siranoush serait retournée à Bakou.
Le voyage se passa sans aucun incident. Nous enlevmes la marchandise,
un petit sac et deux plus gros, dans la matinée, dans une ptisserie
tenue par un Arménien, et nous rendîmes en voiture à la gare, où tout
se passa en douceur. Nous confimes les deux gros sacs en dépôt au
porteur et gardmes le plus petit. Après notre thé du matin, nous
sortîmes faire un tour. Notre train avait du retard et nous devions
passer le temps d'une façon ou d'une autre.
Nous allions et venions lentement sur le long du trottoir de la gare,
absorbés par notre conversation, lorsque Siranoush me dit dans un
souffle, `attention, l''archange' nous a repérés !'
A l'entrée de la gare, sous la cloche, se tenait l'immense garde de la
station, suivant toutes nos allées et venues. Siranoush commença à
raconter une histoire amusante ponctuée d'éclats de rire sonores,
auxquels je répondis par mes propres gloussements animés - nous étions
un couple de jeunes insouciants attendant l'arrivée du train.
Mon maudit sac était lourd, aussi, pour ne pas paraître louche, je
jouais avec lui, le secouant de haut en bas, comme s'il était aussi
léger qu'une plume. Faisons croire à l'`archange` que nous n'avons
rien de suspect avec nous...
Soudain, comme nous passions devant le garde, à cause d'un mouvement
maladroit, le sac échappa de mes mains, le couvercle s'ouvrit, et les
cartouches de Mauser s'éparpillèrent sur le trottoir...
Une situation terrible, impensable s'ensuivit. Pétrifiée, Siranoush
restait figée sur place. Pas conscient tout à fait de ce que j'étais
en train de faire, je me penchai et commençai à ramasser les
cartouches. Tout comme un chien de chasse flairant une bonne piste, l'
`archange` s'approcha à pas lents, et, m'agrippant à la gorge dans ses
grosses pattes, il me mit debout.
`Eto shto, golubchik ?` (et c'est quoi ça, mon cher ?), dit-il d'une
voix mielleuse, me dévisageant ironiquement.
Oubliant le contexte, je me penchai encore une fois et glissai dans le
sac un billet de dix roubles rouge. Le garde jeta un coup d'`il tout
autour. Il n'y avait personne en vue. La rue en face de la gare était
déserte. Il agrippa le billet dans sa main, se redressa en souriant,
et dit `Malo` (Pas assez).
`Vous allez en avoir plus,` répondis-je en m'énervant, et ramassant
les cartouches éparpillées, je les fourrais dans le sac. Le garde à
présent m'aidait en poussant du pied vers mes mains les plus
éloignées, regardant furtivement autour de lui en même temps.
Siranoush se tenait immobile, silencieuse, comme absente. L'`archange`
prit le sac et retourna à son poste, sous la cloche.
`Gardons-le`, dit-il avec un petit sourire entendu.
Il était difficile de savoir s'il se moquait de moi ou s'efforçait de
me faire peur. J'étais comme une souris prise dans les griffes d'un
chat.
Je montrai un autre billet rouge de 10 roubles. Il me l'arracha
rapidement puis encore `Malo !` J'ajoutai un billet de cinq roubles.
Il eut un petit rire satisfait.
Il poussa le sac avec son pied contre le mur et dit d'un ton détaché
:`à présent, allez vous détendre, en attendant que le train arrive`.
Siranoush était encore immobile, Je m'approchai ; elle était dans un
triste état. Nous parvînmes difficilement à échanger quelques mots
lorsque nous entendîmes le sifflement du train. Je m'empressai de
retrouver le porteur, qui apparu bientôt avec les sacs.
Le train arriva et s'arrêta devant le quai dans unchintement. Les
voyageurs commencèrent à affluer. Notre ami, le garde, nous suivi avec
mon sac à la main, aida Siranoush à grimper dans le wagon, et me
tendit le sac, disant à haute voix : ` Sbogom. Schastlivogo budi`
(Dieu soit avec vous. Bon voyage), comme s'il voulait que les gens
pensent que nous étions amis.
Lorsque nous fûmes finalement installés et que le train commença à
bouger, Siranoush se cacha le visage dans les mains ; et tremblante,
murmura quelque chose que je ne pu saisir. Etait-elle en train de
pleurer ou en train de rire dans ses mains ? Il semblait qu'elle
faisait les deux. C'étaient des pleurs, des rires, de libération...
Ce fut notre dernier voyage et mes derniers moments en compagnie de
Siranoush. Si je ne me trompe pas, Siranoush Shahgeldian était l'une
des victimes des massacres de Bakou, martyrisée par les Turcs.
Par Tatul Sonentz-Papazian
Traduction Gilbert Béguian
http://www.armenianweekly.com/2011/11/08/siranoush-an-armenian-woman%e2%80%99s-contribution-to-the-liberation-movement/
dimanche 15 avril 2012,
Stéphane ©armenews.com
Siranoush : la Contribution d'une Femme Arménienne à la Libération de la Femme
Les derniers jours du 19ème siècle et les années du début du 20ème
siècle marquent une période au cours de laquelle les femmes
arméniennes se sont graduellement émancipées. Ce processus qui avait
commencé avec leur implication dans le mouvement de libération, a eu
son point d'orgue lors de la création formelle d'un état souverain
arménien. Souvent, cette implication s'est manifestée par une
participation active dans les organisations telles la Croix Rouge de
la FRA (la future ARS, Armenian Relief Society, Société Arménienne de
Secours) ou dans les rangs de la FRA, quelquefois pour des missions
dangereuses.
Le récit qui suit, illustrant cette période, est extrait de l'`uvre
autobiographique de Simon Vratsian, Keang Ughinerov, (Par les Sentiers
de la Vie), publié en 1955 par les éditions `Loussaper` du Caire, en
Egypte.
Au cours du conflit arméno-tatar, Rostov-Nakhitchevan et les cités
avoisinantes étaient un lieu où on pouvait acquérir des armes. Par
toutes sortes de réseaux, des fusils, des pistolets, et des cartouches
volées chez des armuriers ou dans des camps militaires étaient vendus
pour être ensuite cachés en certains endroits. De là, par diverses
routes peu fréquentées et moyens de transport variés, ils étaient
dirigés vers le Caucase.
Il restait encore des caches d'armes à Nalband. J'avais juste commencé
ma carrière comme travailleur journalier des champs lorsqu'une lettre
arriva du Comité Voskanapat, nous informant de l'arrivée imminente de
la camarade Siranoush Shahgeldian et d'un convoi de marchandises, nous
demandant de lui prêter main-forte. C'est moi que le Comité Central
missionna pour cette tche.
Au premier abord, Siranoush me fit forte impression, m'apparaissant
comme une personne très sérieuse. C'était une fille très attirante,
avec une abondante chevelure, des traits agréables, une poitrine bien
développée, et un regard expressif, mais qui gardait les lèvres
closes. On m'avait dit qu'elle était étudiante, mais elle ressemblait
davantage à une enseignante. Lorsque j'en sus un peu plus sur elle,
j'appris qu'elle était beaucoup lue, en particulier pour ses nouvelles
russes. Elle chantait bien aussi, pour elle-même. Ce qui en avait fait
une révolutionnaire ? Un dashnag, engagé pour cette cause dans la
lutte armée... !
Des années plus tard, le mystère fut en partie dévoilé pour moi ; au
cours de mes études supérieures, ayant fait la connaissance de Haïk
Torossian, un étudiant qui avait été dans les rangs des unités
combattantes de Bakou, Siranoush était amoureuse de Haïk. Etait-ce la
raison de son engagement dans les activités révolutionnaires... ?
Et en plus de tout cela, Siranoush était une fille brave, calme,
pleine d'imagination et intrépide. Il apparu qu'elle était déjà allé
plusieurs fois à Nakhitchevan auparavant et retourné à Bakou avec des
chargements d'armes.
Elle connaissait bien les villes de la région et était expérimentée
dans le maniement des armes et autres missions secrètes. Je dois dire
malheureusement qu'à l'inverse, j'étais particulièrement naïf et
inexpérimenté.
Quelques jours plus tard, deux autres filles arrivèrent de Bakou,
recommandées par le Comité Central Voskanapat, et nous prîmes tous les
quatre le chemin de Novocherkask, la capitale de la Province de Don, à
deux heures de train à peu près de Nakhitchevan. Il s'y trouvait des
pistolets Mauser à 10 coups prêts à être enlevés. Siranoush savait où
se rendre à cette fin.
Depuis la gare, un attelage nous emmena aux abords de la ville après
une demi-heure de route, et s'arrêta devant une modeste cabane.
Siranoush y entra précipitamment et ressorti quelques minutes après
avec une russe - quatre sacoches de cuir dans chacune des quatre
mains. En plaisantant, le cocher chargea les `marchandises` et nous
étions de retour à la gare en une demi-heure, prenant place autour
d'une table de restaurant de première classe. Le serveur tatar prit
notre commande avec déférence, et nous commençmes à manger en
attendant le retour de notre train.
J'étais étonné du comportement détaché de Siranoush et des autres
filles. Elles se comportaient comme si elles faisaient un voyage
d'agrément, et comme si leurs sacs ne contenaient que des objets
innocents. Elles plaisantaient avec le serveur et le cocher.
Conformément avec l'ambiance, ils éclataient de rire ou échangeaient
des propos à voix basse. A certains moments, elles flirtaient du coin
de l'`il avec des jeunes gens qui passaient à proximité. Elles
donnaient l'impression de n'être que des voyageuses insouciantes et
innocentes.
Lorsque le porteur déposa nos bagages dans notre compartiment et s'en
fut satisfait du pourboire généreux qu'il avait eu, et que la
locomotive démarra dans le chuintement d'un nuage de vapeur, la
tension nerveuse fut rentrée, et les filles gardèrent un silence
renfrogné tout au long du retour à Rostov.
L'excitation fit son retour à Rostov avec le retour des plaisanteries,
blagues et mots d'esprit. Les deux filles devaient changer de train,
tandis que Siranoush et moi continumes le voyage. Nos amies étaient
sur leur chemin de retour vers les stations climatiques du Caucase,
leurs sacs remplis de tout le matériel nécessaire.
Au cours de notre voyage retour à Nakhitchevan, j'étais curieux de
certains détails, tels que : pourquoi le cocher était-il si amical et
poli ? Qui était la femme de la modeste cabane ? Comment les sacoches
avaient-elles été préparées ? Siranoush me répondit avec une certaine
condescendance : `Trop de savoir te rendra vieux avant ton ge`. Elle
garda le silence pendant un certain temps jusqu'à ce que arrivions à
la maison où elle habitait, dans le quartier Surpastvadzadzin de Nor
Nakhitchevan.
Nous avons fait quelques voyages de ce genre à Slaviansk, Yuzovka,
Briansk, etc. Des sacs pleins d'armes et de munitions ne cessaient
d'être acheminés vers le Caucase venant de toutes les directions, La
première station était Bakou, d'où elles étaient distribuées vers
diverses destinations, finissant leur voyage dans le Vaspourakan, le
Taron ou les Montagnes de l'Arménie.
Nous remplissions en général notre tche avec succès. Bien sûr,
certains incidents et imprévus étaient inévitables, bien qu'à aucun
moment, notre sécurité ne se trouvt compromise. Un événement,
cependant, mérite qu'on s'y attarde.
Je crois que cela se passait à Luganski, où des munitions pour
pistolets Mauser étaient encore entreposés. Il y avait une demande
urgente venue de Voskanapat pour transporter le lot par nos propres
moyens, car aucun n'avait été envoyé de Bakou. Siranoush et moi
devions partir dans la soirée, passer la nuit à Luganski, et retourner
à Rostov avec le train du matin. Cela aurait dû être notre dernière
mission, après quoi Siranoush serait retournée à Bakou.
Le voyage se passa sans aucun incident. Nous enlevmes la marchandise,
un petit sac et deux plus gros, dans la matinée, dans une ptisserie
tenue par un Arménien, et nous rendîmes en voiture à la gare, où tout
se passa en douceur. Nous confimes les deux gros sacs en dépôt au
porteur et gardmes le plus petit. Après notre thé du matin, nous
sortîmes faire un tour. Notre train avait du retard et nous devions
passer le temps d'une façon ou d'une autre.
Nous allions et venions lentement sur le long du trottoir de la gare,
absorbés par notre conversation, lorsque Siranoush me dit dans un
souffle, `attention, l''archange' nous a repérés !'
A l'entrée de la gare, sous la cloche, se tenait l'immense garde de la
station, suivant toutes nos allées et venues. Siranoush commença à
raconter une histoire amusante ponctuée d'éclats de rire sonores,
auxquels je répondis par mes propres gloussements animés - nous étions
un couple de jeunes insouciants attendant l'arrivée du train.
Mon maudit sac était lourd, aussi, pour ne pas paraître louche, je
jouais avec lui, le secouant de haut en bas, comme s'il était aussi
léger qu'une plume. Faisons croire à l'`archange` que nous n'avons
rien de suspect avec nous...
Soudain, comme nous passions devant le garde, à cause d'un mouvement
maladroit, le sac échappa de mes mains, le couvercle s'ouvrit, et les
cartouches de Mauser s'éparpillèrent sur le trottoir...
Une situation terrible, impensable s'ensuivit. Pétrifiée, Siranoush
restait figée sur place. Pas conscient tout à fait de ce que j'étais
en train de faire, je me penchai et commençai à ramasser les
cartouches. Tout comme un chien de chasse flairant une bonne piste, l'
`archange` s'approcha à pas lents, et, m'agrippant à la gorge dans ses
grosses pattes, il me mit debout.
`Eto shto, golubchik ?` (et c'est quoi ça, mon cher ?), dit-il d'une
voix mielleuse, me dévisageant ironiquement.
Oubliant le contexte, je me penchai encore une fois et glissai dans le
sac un billet de dix roubles rouge. Le garde jeta un coup d'`il tout
autour. Il n'y avait personne en vue. La rue en face de la gare était
déserte. Il agrippa le billet dans sa main, se redressa en souriant,
et dit `Malo` (Pas assez).
`Vous allez en avoir plus,` répondis-je en m'énervant, et ramassant
les cartouches éparpillées, je les fourrais dans le sac. Le garde à
présent m'aidait en poussant du pied vers mes mains les plus
éloignées, regardant furtivement autour de lui en même temps.
Siranoush se tenait immobile, silencieuse, comme absente. L'`archange`
prit le sac et retourna à son poste, sous la cloche.
`Gardons-le`, dit-il avec un petit sourire entendu.
Il était difficile de savoir s'il se moquait de moi ou s'efforçait de
me faire peur. J'étais comme une souris prise dans les griffes d'un
chat.
Je montrai un autre billet rouge de 10 roubles. Il me l'arracha
rapidement puis encore `Malo !` J'ajoutai un billet de cinq roubles.
Il eut un petit rire satisfait.
Il poussa le sac avec son pied contre le mur et dit d'un ton détaché
:`à présent, allez vous détendre, en attendant que le train arrive`.
Siranoush était encore immobile, Je m'approchai ; elle était dans un
triste état. Nous parvînmes difficilement à échanger quelques mots
lorsque nous entendîmes le sifflement du train. Je m'empressai de
retrouver le porteur, qui apparu bientôt avec les sacs.
Le train arriva et s'arrêta devant le quai dans unchintement. Les
voyageurs commencèrent à affluer. Notre ami, le garde, nous suivi avec
mon sac à la main, aida Siranoush à grimper dans le wagon, et me
tendit le sac, disant à haute voix : ` Sbogom. Schastlivogo budi`
(Dieu soit avec vous. Bon voyage), comme s'il voulait que les gens
pensent que nous étions amis.
Lorsque nous fûmes finalement installés et que le train commença à
bouger, Siranoush se cacha le visage dans les mains ; et tremblante,
murmura quelque chose que je ne pu saisir. Etait-elle en train de
pleurer ou en train de rire dans ses mains ? Il semblait qu'elle
faisait les deux. C'étaient des pleurs, des rires, de libération...
Ce fut notre dernier voyage et mes derniers moments en compagnie de
Siranoush. Si je ne me trompe pas, Siranoush Shahgeldian était l'une
des victimes des massacres de Bakou, martyrisée par les Turcs.
Par Tatul Sonentz-Papazian
Traduction Gilbert Béguian
http://www.armenianweekly.com/2011/11/08/siranoush-an-armenian-woman%e2%80%99s-contribution-to-the-liberation-movement/
dimanche 15 avril 2012,
Stéphane ©armenews.com