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Hantee, Oui, Par Un Devoir De Memoire

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    HANTEE, OUI, PAR UN DEVOIR DE MEMOIRE
    Jackie DERVICHIAN

    L'Orient-Le Jour
    http://www.lorientlejour.com/category/Opinions/article/756284/Hantee,_oui,_par_un_devoir_de_memoire.html
    26 avril 2012

    En 1923, la Conference de Lausanne annula les accords signes a Sèvres
    entre la Turquie et les Allies. Winston Churchill ecrivit dans ses
    memoires: "Dans le traite qui etablit la paix entre la Turquie et
    les Allies, l'histoire cherchera en vain le mot Armenie."

    Pour une fois, Churchill s'est trompe. L'Armenien existe et persiste.

    Le devoir d'oubli suppose que justice soit faite. Il faut ensuite que
    l'histoire garde ses droits: une histoire qui hierarchise et nuance,
    mais qui n'oublie ni n'occulte.

    Surtout quand il s'agit d'un genocide; or la representation du
    genocide n'est pas sans poser des problèmes ethiques : sa mise en
    mots ne permet-elle pas d'accepter un evenement qui devrait rester de
    l'ordre de l'inacceptable? Comment dès lors raconter l'irracontable
    qui se situe hors de toute humanite?

    La distinction entre penser et comprendre implique une separation
    entre la logique et le sens. Il y a bien une logique genocidaire,
    elle est cependant sans sens. En revanche, le sens du temoignage donne
    par le rescape nous pouvons et nous devons le comprendre. C'est le
    seul sens pour nous.

    Du fond de ma memoire, lorsque j'avais sept ou huit ans, je voyais
    souvent mon grand-père pleurer. J'etais une enfant. Je ne comprenais
    pas pourquoi ce vieil homme pleurait. Je savais juste que ses trois
    frères lui manquaient enormement.

    Mon grand-père etait un etre perdu, plus tourne sur son passe que sur
    l'avenir. Les evenements restaient toujours trop proches de lui. Il
    ne pouvait plus garder sa chère Armenie enfouie en lui. Il fallait
    crever l'abcès, denuder la plaie et la panser. Le tristement celèbre
    fleuve Euphrate revenait comme un leitmotiv lancinant dans ses propos
    rappelant les massacres perpetres: "Lui, qui avait toujours porte la
    vie, charrie, depuis l'avril fatidique, la memoire de l'horreur. Contre
    son gre. L'eau a ete surprise par d'abondantes menstrues violentes
    qui lui ont arrache les ovaires."

    Combien de morts? Un million et demi.

    L'ironie provient ici de la multiplicite des chiffres qui reduisent
    le corps humain a une accumulation d'os et de crânes. Ces squelettes
    anonymes exhibes pour l'exemple en guise de preuve ont perdu toute leur
    humanite, ils font desormais partie de ces nombreuses statistiques
    dont se nourrissent avidement tous les "Laisser fleurir la verite",
    pour crier au reste du monde les injustices et les meurtres qui se
    sont deroules en avril 1915.

    Et leur humanite exige de donner, ne serait-ce que pour quelques
    instants, visage, nom, voix et, partant, memoire vive aux centaines de
    milliers de victimes pour qu'elles ne soient pas simplement synonymes
    de chiffres, au pire, precipitees dans les caveaux de l'oubli et,
    au mieux, dormant dans les colonnes de quelques tableaux plus ou
    moins officiellement reconnus par la conscience qu'on dit collective
    et qu'il faut raffermir de jour en jour.

    Après un genocide pareil, tout le monde etait, de toute facon, un peu
    mort. Il restait peut-etre moins de vie dans les veines des rescapes
    errants que parmi les ossements de Deir ez-Zor. C'est pourquoi je
    parle de la resurrection des vivants.

    La resurrection passe par le temoignage, elle passe par le pardon.

    Mais le pardon lui-meme doit passer par la justice. Et cette
    resurrection des vivants passe, et c'est le plus essentiel, par la
    reconnaissance par le monde.

    Par la Turquie, par vous et par moi.

    Le fait que le monde ait decouvert et accepte l'Holocauste a beaucoup
    fait pour aider les juifs dans leur travail de deuil.

    La memoire est selective, et c'est pourquoi elle participe de
    l'enchantement. L'histoire est plus prosaïque et desenchantee.

    C'est pourquoi notre arme n'est pas la memoire qui construit,
    deconstruit, oublie ou enjolive, mais l'histoire seule.

    C'est une memoire qui n'est pas brisee, une memoire complète.

    Tous les hommes peuvent mourir, tous les Armeniens peuvent mourir,
    mais la parole reste la eternellement, comme si elle habitait le monde.

    Il y a l'echo qui dira certainement le genocide.

    Nos martyrs vivants et morts ne sortiront du deuil que le jour où ils
    auront regle le problème de la memoire, justement. Ce sont les morts
    qui portent la veritable memoire, les ancetres. Et cet ancetre, aigri
    par l'histoire, revient de facon très amère, très violente contre le
    present. Les ancetres redoublent de ferocite, ils ont raison parce
    qu'ils ont l'impression d'avoir ete trahis.

    Comment rendre la justice? Comment pardonner? Des mots qui
    questionnent, qui fouillent, qui reecrivent l'histoire officielle
    pour trouver du sens.

    Lorsque l'Etat turc abandonnera son entreprise de deni de l'histoire,
    lorsque les archives s'ouvriront, lorsque les chercheurs pourront
    travailler ensemble, les libertes civiles auront fait un grand pas
    dans ce pays et dans le monde. Dès lors, toutes les contributions
    en provenance des diverses disciplines s'interessant au genocide
    sont les bienvenues, tant il est vrai que seule une approche
    pluridisciplinaire et plurimethodologique peut nous permettre de
    cerner la complexite du processus genocidaire qui se reflète dans
    la pluralite meme des figures de la victime, et, partant, de parer a
    la banalisation/confusion entretenue entre ces differentes figures;
    une banalisation/confusion qui est l'un des moyens privilegies par
    les negationnistes pour brouiller les pistes, renverser les rôles,
    et, partant, nier la realite du crime.

    Il ne s'agit pas seulement de la question armenienne, mais aussi et
    d'abord d'un rapport a l'histoire, a la verite et a la democratie.

    Le "tabou armenien", a travers les questions politiques que pose sa
    resolution, represente une chance pour la societe turque, mais aussi
    pour les communautes armeniennes qui ne peuvent vivre en dehors de la
    perspective d'une juste reconciliation, et au-dela, pour le progrès
    d'une ethique des savoirs. L'effort de connaissance dirige vers les
    evenements les plus tragiques reste possible et n'est jamais vain.

    Aux historiens alors de favoriser cet usage democratique d'un passe
    refuse ou impossible.

    Quand justice sera faite a tous nos martyrs armeniens, nous n'ecrirons
    plus dans l'odeur de la mort.

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