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Le grand ordonnateur : Talaat Pacha

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    Le grand ordonnateur : Talaat Pacha

    http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=66438
    Publié le : 20-08-2012


    Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - "Talaat Pacha, le "Hitler"
    turc, est le principal responsable du génocide arménien de 1915. Il
    avait consciencieusement noté dans ses carnets secrets la liste de
    centaines de milliers de victimes arméniennes." Le Collectif VAN vous
    invite à lire cette information publiée sur le site Imprescriptibles.


    Légende photo : Talaat Pacha

    Imprescriptibles

    L'acte d'accusation présenté à la Cour martiale de Constantinople le
    12 avril 1919 considère que le comportement criminel de Talaat est
    prouvé par sa connaissance massacres et ses ordres les concernant, et
    le déclare principal co-responsable de ces massacres. Il cite pour
    nontrer cette affirmation un télégramme chiffré daté du juillet [1]331
    [1915] adressé par Talaat aux vali et mutessarif de Diarbékir,
    Kharpout, Ourfa et Deir-ez-Zor, et « concernant l'ordre de faire
    enterrer les morts restés sur routes au lieu de jeter les cadavres
    dans les ravins, lacs fleuves, et de brûler les effets abandonnés par
    eux sur chemins1 ». En fait le ministre de l'Intérieur du gouvernement
    Saïd Halim apparaît à toutes les phases de l'opération comme l'homme
    clé sans lequel aucune mesure n'aurait pu être adoptée ni aucun ordre
    exécuté. Il affirma publiquement son intention d'anéantir les
    Arméniens de l'Empire ottoman. Il organisa et prémédita ce crime. Il
    en surveilla les phases d'exécution et prit à l'égard des
    fonctionnaires récalcitrants des mesures de rétorsion. Tout au long du
    processus, Talaat apparut à ses interlocuteurs et ses correspondants,
    un homme double, celui qui affirme ici ce qu'il nie là, qui publie un
    décret officiel pour cacher une opération secrète, qui promet pour
    mieux se rétracter. Bref, un menteur consommé. On ne saurait toutefois
    demeurer sur cette conception sommaire de l'homme qui fut, avec Enver,
    le véritable chef du Comité Union et Progrès. Enver pacha s'efforça
    d'occuper le devant de la scène politique. Il porte la responsabilité
    d'avoir fait entrer la Turquie dans la Guerre mondiale. Il fut un
    partisan fanatique du touranisme, mais sa position s'affaiblit au
    cours de la guerre avec les défaites des armées ottomanes. Talaat, au
    contraire, demeura un conciliateur, celui vers lequel se tournaient
    les différentes factions du Comité central du Parti pour établir un
    consensus. Talaat joua donc le rôle de l'élément fixe, du noyau du
    Parti. Le troisième membre du triumvirat, Djemal, eut une
    responsabilité moindre. De même, le premier Ministre, Saïd Halim, fut
    un pantin entre les mains du Comité central. En effet, les forces qui
    animaient le Comité Union et Progrès s'exprimaient au sein du Comité
    central où Talaat intervint comme modérateur. Le cercle du pouvoir se
    rétrécit en fait régulièrement de la fin de 1915 au début de 1917.
    Saïd Halim démissionna le 21 janvier 1917 et sa démission fut acceptée
    par le secrétaire du Comité Union et Progrès, Midhat Choukrou. Talaat
    refusa de continuer à occuper le poste de ministre de l'Intérieur,
    prétextant les difficultés qu'il avait eues avec l'armée. Il devint
    Grand vizir et Ismaïl Djambolat, un ancien militaire, occupa le poste
    de ministre de l'Intérieur2. Ainsi Talaat, lorsqu'il décidait,
    décidait en son nom propre, avec l'aval tacite du Comité central. Il
    n'avait pas à persuader ses collègues de le laisser agir: il exprimait
    leur désir. De 1908 à 1915, Talaat fut progressivement gagné à
    l'idéologie panturquiste. Il n'y fut pas toutefois poussé par un
    fanatisme aveugle mais par une vision froide de la situation politique
    qui exigeait la disparition de la communauté arménienne en tant que
    force politique et économique de l'Empire.

    Talaat avait au cours des congrès du Comité Union et Progrès tenus à
    Salonique en 1910 et 1911 précisé ses positions nationalistes. Lors de
    la réunion secrète tenue en août 1910 il aurait déclaré : « Vous
    n'ignorez pas que la Constitution affirmait l'égalité des musulmans et
    des giavours, mais vous savez et estimez tous que c'est un idéal
    irréalisable3. » Le congrès aurait adopté un programme centraliste
    inspiré du panturquisme, visant à supprimer - au besoin par la force -
    les éléments non-turcs de l'Empire. Lors du congrès d'octobre 1911 du
    Comité Union et Progrès à Salonique, les mêmes principes de
    centralisation et de panturquisme furent réaffirmés4. Talaat conduisit
    en mai 1914 la mission turque qui se rendit à Livadia en Crimée, après
    la signature de l'accord russo-turc du 8 février 1914 par lequel la
    Turquie s'engageait envers la Russie à réaliser des réformes dans les
    provinces orientales. Il signa le 23 mai 1914 les contrats des
    Inspecteurs généraux nommés par cet accord : le Norvégien Hoff et le
    Hollandais Westenenk5.

    Les rapports des diplomates allemands confirment la volonté de Talaat
    d'anéantir les Arméniens : « Le ministre de l'Intérieur Talaat bey, a
    récemment déclaré (au docteur Mordtmann, en poste à l'ambassade
    allemande de Constantinople que la Porte voulait profiter de la Guerre
    mondiale pour en finir radicalement avec ses ennemis intérieurs sans
    être gênée par l'intervention diplomatique de l'étranger », écrit le
    17 juin 1915 le baron von Wangenheim6. Six semaines plus tard, Talaat
    affirme à l'ambassadeur par intérim, Hohenlohe : « La Question
    arménienne n'existe plus7 ». Dans un entretien au journal allemand
    Berliner Tageblatt, il aurait déclaré à propos des massacres arméniens
    : « Nos actes nous ont été dictés par une nécessité historique et
    nationale. Le principe de garantir l'existence de la Turquie doit
    passer avant toute autre considérations8. » Dans un long rapport
    adressé en octobre 1915 au ministre des Affaires étrangères allemand,
    Ernst Jäckh, partisan de l'amitié germano-turque, parle du « sentiment
    inébranlable de confiance politique qu'exprimait Talaat au sujet de la
    destruction du peuple arménien9 ».

    Pourtant Talaat niait obstinément devant les ambassadeurs allemand et
    autrichien avoir organisé la destruction des Arméniens. L'ambassadeur
    allemand considérait les déportations comme un prétexte à
    l'extermination. Une semaine avant sa mort, le baron von Wangenheim
    avisait en effet Berlin que les démentis de Talaat à propos des
    massacres étaient un bluff. Son successeur, le comte Wolff-Metternich,
    considérait Talaat comme un personnage « sans scrupules », un « homme
    double » (Doppelgänger) : « Les protestations sont sans effet et les
    démentis turcs sans valeur », avait-il écrit. L'ambassadeur
    autrichien, Pallavicini, se plaignait à Vienne que Talaat « jetait de
    la poudre aux yeux ». Il le décrivait également menant un double-jeu
    (Doppelspiel) 10. Les consuls allemands étaient plus véhéments à
    l'égard des démentis de la Sublime Porte. Le consul d'Adana, Büge, les
    qualifiait de « tromperie éhontée », et celui de Mossoul, Holstein, de
    « mensonges flagrants 11 ». Le consul d'Alep, Rössler, s'indignait: «
    En vérité, je ne peux pas en croire mes yeux lorsque je lis cette
    déclaration de démenti et je ne trouve pas d'expression pour qualifier
    cet insondable mensonge12 ». Dans ses confidences faites en privé à
    l'ambassadeur américain Morgenthau, Talaat s'exprimait plus
    franchement : « Je vous ai demandé de venir aujourd'hui, désirant vous
    expliquer notre attitude à l'égard des Arméniens ; elle est basée sur
    trois points distincts : en premier lieu, les Arméniens se sont
    enrichis aux dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se
    soustraire à notre domination et de créer un Etat indépendant ; enfin
    ils ont ouvertement aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le
    Caucase et par là causé nos revers. Nous avons donc pris la décision
    irrévocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre. [...]
    Nous avons déjà liquidé la situation des trois-quarts des Arméniens ;
    il n'y en a plus à Bitlis, ni à Van, ni à Erzeroum. La haine entre les
    deux races est si intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon
    nous devrons craindre leur vengeance13. » Cet aveu cynique était
    intéressé. Talaat voulait se procurer la liste des Arméniens assurés
    sur la vie auprès de compagnies américaines afin de faire bénéficier
    le gouvernement turc de ces assurances, leurs titulaires ayant disparu
    sans héritiers14. Le 19 septembre 1915, le Patriarche arménien de
    Constantinople, Monseigneur Zaven, s'entretint avec Talaat. Celui-ci
    lui expliqua que les Arméniens étaient responsables de la situation.
    Il protesta de ses sentiments pro-arméniens : « Moi, j'aimais les
    Arméniens, car je les savais utiles en tant qu'éléments du pays, mais
    c'est le contraire qui fut. Il est normal que j'aime encore plus ma
    patrie que les Arméniens15. » Quelques mois auparavant, Talaat avait
    été plus franc avec le député arménien Vartkes qui pouvait se vanter
    d'être son ami: « Aux jours de notre faiblesse, après la reprise
    d'Andrinople, vous nous avez sauté à la gorge et avez ouvert la
    question des réformes arméniennes. Voilà pourquoi nous profiterons de
    la situation favorable dans laquelle nous nous trouvons, pour
    disperser tellement votre peuple que vous vous ôterez de la tête pour
    cinquante ans toute idée de réforme16. » L'ambassadeur allemand Johann
    Bernstorff qui, en poste à Washington de 1908 à 1917 avait d'abord nié
    catégoriquement les massacres arméniens, les qualifiant de «
    prétendues atrocités », reconnut que Talaat lui avait dit plus tard,
    pour lever ses scrupules - à lui, Bernstorff -: « Que diable
    voulez-vous ? La Question arménienne est résolue. Il n'y a plus
    d'Arméniens17. » Bernstorff avait été le dernier ambassadeur allemand
    dans l'Empire ottoman (du 7 septembre 1917 au 27 octobre 1918). Talaat
    avait, on l'a vu, fait la même déclaration à son prédécesseur, le
    prince Hohenlohe18.

    Ces déclarations d'intention, contradictoires, démontrent le
    double-jeu mais ne permettent pas d'impliquer directement Talaat. En
    revanche, des télégrammes chiffrés de Talaat ont été produits au cours
    des procès devant les Cours Martiales turques et des déclarations de
    fonctionnaires turcs ont corroboré les faits évoqués dans ces
    télégrammes. Le Ministre de l'Intérieur tenait en effet deux langages.
    L'un officiel où il présentait les édits impériaux, les lois et les
    mesures gouvernementales comme autant de preuves des bonnes intentions
    du pouvoir à l'égard des Arméniens. L'autre, secret, à son domicile
    personnel qui contrastait avec le somptueux palais d'Enver. Là, dans
    son bureau modestement meublé, était installé un appareil
    télégraphique qu'il pianotait19. Le personnage officiel présentait aux
    requêtes des diplomates la loi sur la déportation promulguée le 19 mai
    1915 (dont seuls quatre articles sur huit furent publiés20), ou des
    télégrammes qu'il adressait aux autorités provinciales et qui
    prouvaient que le gouvernement central était soucieux de prévenir les
    excès dont les Arméniens étaient victimes et de veiller au
    ravitaillement des déportés ) pendant leur voyage21, tandis que le
    militant de l'Ittihad organisait dans l'ombre l'extermination d'un
    peuple. Le 2 avril 1919, le ministre de l'Intérieur du gouvernement )
    Damad Ferid pacha, Djemal, faisait remettre au procureur général du
    Tribunal militaire quarante-deux télégrammes envoyés aux différentes
    préfectures entre le 1er mai 1915 et avril 1917 par le ministère de
    l'Intérieur. Ces documents, adressés sur requête de la Commission
    Mazhar par la préfecture d'Angora, étaient des copies portant la
    mention "Conforme à l'original" et, sur certaines, figuraient deux
    signatures, l'une de Talaat, l'autre d'un de ses secrétaires de
    cabinet22. Ils traitaient, comme les documents Andonian, des mesures à
    prendre contre les Arméniens. Plus tard, Talaat adressa des
    circulaires aux fonctionnaires des provinces, exigeant que lui soient
    renvoyés tous les originaux et les copies des documents officiels
    concernant les ordres de déportation et d'extermination des Arméniens,
    ainsi que les informations transmises aux fonctionnaires subalternes
    et le recensement des Arméniens massacrés. Certains vali n'exécutèrent
    pas cet ordre et se contentèrent de renvoyer les copies en conservant
    les originaux par devers eux - ou même des copies qu'ils avaient fait
    établir - afin de pouvoir se disculper ultérieurement en prétextant
    qu'ils n'avaient fait que se conformer aux ordres reçus. D'autres
    télégrammes ayant échappé à la destruction furent découverts lors de
    la perquisition au siège central de Nouri Osmanié23. En 1915, le
    sous-secrétaire au ministère de l'Intérieur, Ali Munif, forma une
    commission à laquelle participèrent plusieurs dirigeants unionistes,
    dont Ismaïl Djambolat, chef de la Sécurité intérieure. Cette
    commission confia au docteur Tewfik Rouchdou, beau-frère du docteur
    Nazim et membre du Conseil suprême de la Santé, la mission de se
    rendre dans les provinces orientales afin de détruire les cadavres
    entassés. Le docteur Rouchdou examina les lieux et se procura
    plusieurs tonnes de chaux. Les puits furent remplis de cadavres ;
    au-dessus on plaça des couches de chaux recouvertes de terre. Le
    docteur Rouchdou mit six mois pour accomplir cette tche macabre24.

    Talaat régnait en maître sur le corps administratif qu'il contrôlait.
    Il en déplaçait ou en sanctionnait les membres à sa guise. Il avait,
    comme le confirment les télégrammes remis à Andonian, garanti aux
    fonctionnaires l'impunité dans les massacres d'Arméniens, et il tint
    parole. L'ancien député de Trébizonde, Hafiz Mehmed bey, déclara dans
    sa déposition devant la Commission Mazhar que, bien qu'il ait tenu
    Talaat au courant de la noyade dans la mer Noire des Arméniens de
    cette ville, aucune mesure ne fut entreprise contre le vali, Djemal
    Azmi25. Les minutes du procès de Yozgad permettent de comprendre les
    décisions administratives que prenait le ministère de l'Intérieur à
    l'égard des fonctionnaires récalcitrants et comment les fonctionnaires
    qui appliquaient les ordres d'extermination se sentaient couverts par
    leurs supérieurs. Nous avons vu que le vali d'Angora, Mazhar bey,
    avait été démis de son poste et remplacé par Atif bey, délégué spécial
    de l'Ittihad à Angora. Un notable turc d'Angora, Radi bey, intervint
    auprès d'Atif en faveur d'un notable arménien de cette ville. Il reçut
    cette réponse d'Atif: « J'ai l'ordre de mon supérieur. [...] Les
    Arméniens ne doivent pas vivre. » Radi bey déclara également que
    Nedjati bey qui avait remplacé Atif comme secrétaire responsable de
    l'Ittihad à Angora présida une commission chargée de juger le chef de
    la police, Behaeddine bey, accusé d'avoir volé des bijoux appartenant
    à des Arméniens26. A la onzième session du procès de Yozgad, le 5 mars
    1919, le mutessarif de cette ville, Djemal, affirma sous serment que
    Nedjati bey lui montra en 1915 un ordre secret écrit de la main d'Atif
    sur lequel il lui était prescrit selon la volonté de l'Ittihad
    d'organiser le massacre des Arméniens du vilayet . Djemal refusa de
    prendre ses ordres de l'Ittihad. Il fut démis de ses fonctions dans
    les deux semaines. Le principal accusé du procès de Yozgad, Kemal, qui
    succéda plus tard à Djemal, et qui était alors kaïmakam de Boghazlian
    - donc sous les ordres de Djemal - affirma que les ordres
    d'extermination des Arméniens venaient du gouvernement central. A
    l'occasion de la célébration de la constitution, le 23juin 1915, un
    grand banquet fut organisé à Yozgad. Y assistaient Nedjati bey et tous
    les fonctionnaires mililitaires et civils de la ville, ainsi que des
    personnalités unionistes et des Turcs influents. Au cours du banquet,
    Nedjati bey, rappela au capitaine albanais Selim bey, commandant de la
    garnison, qu'il devait obéir aux ordres et instructions provenant du
    ministère de l'Intérieur et du gouvernement d'Angora d'exterminer les
    Arméniens de la région de Yozgad. Selim bey refusa. Devenu
    vice-mutessarif de Yozgad, le 6 août 1915, Kemal menaça Selim bey de
    pendaison car il s'obstinait à refuser de signer l'ordre de massacrer
    les Arméniens. Peu après, Selim bey fut révoqué par décision du
    ministère de l'Intérieur, sur plainte du Comité Union et Progrès27.

    Les fonctionnaires qui n'exécutaient pas les ordres furent en effet
    rapidement destitués. Outre Mazhar, Djemal et Selim (dans le vilayet
    d'Angora), Rechid, vali de Kastamouni, Djelal, vali d'Alep, Ali Souad,
    mutessarif de Deir-ez-Zor. Le caïmakam de Midiat fut assassiné par les
    soins du vali de Diarbékir, le docteur Rechid. Faïz el-Ghocein, qui
    avait exercé les fonction de kaïmakam dans le vilayet de Kharpout,
    puis dans celui de Damas, avait été emprisonné à Diarbékir comme
    nationaliste arabe. Il obtint des révélations sur les crimes commis
    par le docteur Rechid. Il apprit que deux fonctionnaires arabes
    avaient été destitués par le vali puis assassinés lors de leur
    transfert. Ces fonctionnaires s'étaient opposés à ses ordres28. Le
    même Rechid, ce « fauve déchaîné » dont le consul allemand Holstein
    demandait la révocation immédiate29, fut en effet arrêté et jugé en
    1916 non pour ses activités criminelles mais pour avoir détourné à son
    profit le butin pris à ses victimes30.

    Talaat, rappelait le 30 septembre 1915 le correspondant de presse
    allemand V. Tyszka, était animé « d'une volonté de fer » : « Il ne
    recule pas devant les mesures les plus extrêmes pourvu que lui-même
    les trouve justes. [II ne] se laisse influencer par personne [et]
    considère que la fin justifie les moyens31 ». Ainsi Talaat n'hésitait
    pas à ordonner des fraudes: photographies falsifiées et caches d'armes
    fabriquées. EI-Ghocein rapporte le récit d'un militaire turc, Chahin
    bey, qui avait participé au massacre d'un convoi de déportés à
    Diarbékir. Dès que les gendarmes eurent tué plusieurs hommes
    arméniens, ils leur mirent des turbans et amenèrent des femmes kurdes
    pour pleurer et se lamenter sur les cadavres. Chahin bey fit alors
    venir un photographe pour prendre un cliché de la scène afin de
    convaincre l'Europe que les Arméniens avaient attaqué les Kurdes et
    les avaient tués, et que si les tribus kurdes se vengeaient, ce
    n'était pas le problème du gouvernement32. L'ancien vice-consul
    britannique de Diarbékir, en poste dans cette ville pendant dix-neuf
    ans avant la guerre, affirme que cette photographie était falsifiée.
    Il précise le lieu où le crime fut commis et détaille les méthodes de
    propagande gouvernementale33. Andonian cite un autre cas de
    falsification de photographies. Il parle d'un volume publié par le
    gouvernement et qui contient des documents apocryphes sur la
    culpabilité arménienne. Il cite un exemple : « Dans ce volume se
    trouvent trois photographies, lesquelles, soi-disant, reproduisent les
    cadavres de Kurdes qui auraient été tués près de Diarbékir par des
    bandits arméniens. Mais ce sont en réalité des cadavres d'Arméniens
    massacrés revêtus de costumes kurdes après leur égorgement et
    photographiés. On y a ajouté, avec une délicatesse raffinée, quelques
    femmes kurdes pleurant sur les cadavres34. »

    Naïm bey rappelle, à propos d'un ordre secret, qu'on demandait aux
    fonctionnaires d'extorquer de faux aveux de préparatifs de révolte
    dans la région de Deurt-Yol, Hadjin et de Mersine35. De même, les
    ordres du ministère de l'Intérieur concernant les photographies prises
    par les étrangers sont confirmés par une lettre, en français, du
    commissaire militaire à l'ingénieur en chef du chemin de fer de Bagdad
    exigeant que soient remis sous quarante-huit heures les clichés des
    photographies et les doubles36. Rafaël de Nogalès, officier
    vénézuélien attaché à l'armée turque durant la guerre, rapporte dans
    son livre, Cuatro años bajo la media luna [Quatre ans sous le
    Croissant], des scènes de massacres dans les régions de Van et de
    Bitlis37. Il révèle qu'à Diarbékir furent prises deux photographies
    montrant « un empilement d'armes supposées trouvées dans des maisons
    arméniennes et même dans des églises arméniennes. Un examen attentif
    de ces photographies révélait à l'évidence que l'ensemble tait composé
    de fusils de chasse recouverts par une couche d'armes de guerre38. » «
    Pour ce qui est des armes que les Turcs ont trouvées chez les
    Arméniens, c'était, dans la plupart des cas, celles-là même qu'ils
    avaient reçues des Turcs en 1908 pour aider le Comité à lutter contre
    la réaction39. »

    Lorsqu'en 1922, le Haut-commissaire britannique, Sir Nevil Henderson,
    transmit à Londres des télégrammes officiels de Talaat où ce dernier
    apparaissait soucieux de reloger les déportés, il ajouta ce
    commentaire: « Ils méritent l'être lus et conservés comme une
    illustration éclatante des méthodes et de la mentalité turques, Se
    demander s'ils étaient contremandés par des ordres secrets ou
    simplement rédigés par ce qu'il était certain que la sauvagerie et la
    dureté naturelle [sous-entendu de ceux qui les recevaient] les
    rendraient sans valeur, serait une spéculation académique40. » Talaat
    décommandait régulièrement ses ordres fictifs. Dans les documents du
    Foreign Office se trouvent les récits de quatre officiers arabes ayant
    servi dans l'armée turque. L'un d'eux, le lieutenant Saïd Ahmed
    Moukhtar Ba'aj, qui avait fait partie de la Cour martiale à Trébizonde
    en juillet 1915 déclare : « Un ordre fut reçu de déporter vers
    l'intérieur tous les Arméniens se trouvant dans la province de
    Trébizonde, Etant un membre de la Cour martiale, je savais que
    déportation signifiait massacres. » Et il ajoute : « Outre l'ordre de
    déportation [...] il fut émis un iradé impérial exigeant que tous les
    déserteurs repris soient fusillés sans procès, L'ordre secret dit
    "Arméniens" à la place de de "déserteurs". » Ce document confirme que
    le gouvernement émettait des ordres à deux niveaux : des commandements
    publics, à titre de propagande ; des commandements privés, qui
    révélaient ses intentions véritables, qu'il avait toujours eu
    l'habitude de cacher aux yeux des étrangers, et même de ses amis41. On
    s'explique ainsi que les responsables du Comité Union et Progrès aient
    pris soin de faire disparaître ces documents au cours de la guerre.
    Plus tard, l'ambassade britannique à Constantinople révéla que la
    disparition de documents impliquant les Turcs réfugiés en Allemagne ou
    en Suisse, ou les détenus de Malte, avait été arrangée par des leaders
    nationalistes locaux. Raouf bey avait demandé de façon urgente la
    destruction des documents compromettants. Il est évident que Raouf bey
    avait déjà organisé la destruction des documents l'impliquant lui-même
    ainsi qu'Enver pacha42.

    « D'après mon expérience et celle de tous ceux qui connaissent un tant
    soit peu la Turquie, aucun massacre ne se produit en Turquie, sauf
    lorsque le gouvernement fait savoir qu'il désire un massacre »
    écrivait à Lloyd Georges en septembre 1915 Philip Graves,
    correspondant du Times à Constantinople43. Il est certain que tous les
    ordres exigeant la déportation et le massacre des Arméniens vinrent
    d'en haut, c'est-à-dire qu'ils furent émis par le ministre de
    l'Intérieur, Talaat pacha. De même, aucun fonctionnaire turc ne fut
    pendant ces années de guerre réprimandé ou puni pour avoir outrepassé
    ces ordres, mais certains pour ne pas les avoir exécutés.

    Le ministre des Affaires étrangères russe, Sazonov, se souvenait avoir
    rencontré Talaat à Livadia en mai 1914 : « Cela me permit d'observer
    cet homme qui peut être considéré sans exagération comme un des plus
    grands scélérats de l'histoire du monde. Monsieur de Giers, notre
    ambassadeur à Constantinople, [...], [m'avait averti] que je ne devais
    pas croire un seul mot de tout ce que pourrait me dire ce
    personnage44. »

    Notes

    1) Justicier..., op. cit., p. 266
    2) On voit mal comment Talaat aurait continué à adresser en fèvrier et
    mars 1917 des télégrammes comme ministre de l'Intérieur ainsi que le
    supposeraient les corrections de dates proposées par Dadrian.
    3) B. LEWIS cite cette déclaration mais précise que les éditeurs
    anglais qui publient le rapport de ce congrès doutent de son
    authenticité {op. cit., p. 192).
    4) J. LEPSIUS, op. cit., p. 247.
    5) Y. TERNON, Les Arméniens, histoire d'un génocide, Paris, Seuil,
    1979, pp. 188-190.
    6) Archives du génocide des Arméniens, op. cit., p. 57 (sera cité plus
    loin sous la réference Archives...).
    7) DAD[1], note 36, pp.348-349.
    8) Z. MESSERLIAN, The Premeditated Nature of the Genocide Perpetrated
    on the Armenians, Beyrouth, 1980, p. 158. Cette citation se réfère au
    rapport d'A. TOYNBEE dans le Livre bleu anglais : The Treatment of
    Armenians in the Ottoman Empire, 1915-1916, Londres, 1916 (rééd. :
    Beyrouth, 1972) ; traduction française Laval, 1916 (rééd. Paris,
    Payot, 1987).
    9) DAD.[1], note 36, p.349.
    10) Ibid., note 37
    11) Archives..., op. cit., p. 145, pour la première citation, et
    DAD[1], note 38, p. 349, pour la seconde.
    12) DAD[1], ibid.
    13) H. MORGENTHAU, Mémoires, Paris, 1919, pp. 290-291 (rééd .Paris,
    Flammarion,1984).
    14) Ibid., p. 292.
    15) Entretiens du patriarche Zaven avec Talaat, Saïd Halim et Ibrahim
    bey (ministre de la Justice) parus dans 1915-1965 Houshamadian Medz
    Yeghernee [Mémorial du grand crime], op. cit., pp.259-265.
    16) J. LEPSIUS, op. cit., p.220.
    17) DAD[1], p.343.
    18) Cf. supra, note 7 de ce chapitre. Le prince Hohenlohe avait
    précisé que c'est en invoquant les soucis du gouvernement de protéger
    les déportés que Talaat avait fait cette déclaration.
    19) H. MORGENTHAU, op. cit., pp. 130-131 et p. 134.
    20) Le crime de silence, op. cit., pp. 81-82
    21) Archives..., op. cit., p. 144 (rapport du prince Hohenlohe du 4
    septembre 1915) C'est ce type de pièces, dûment archivées, que
    ressortent les membres de la Société turque d'Histoire pour affirmer
    qu'ils détiennent des preuves « authentiques » de l'innocence du
    gouvernement jeune-turc.
    22) KRI.[1], doc. J.
    23) KRI [2], doc. K, L et P..
    24) V DADRIAN, « The Role of Turkish Physicians in the World War I
    Genocide of Ottoman Armenians », Holocaust and Genocide Studies (New
    York), vol.I, n° 2, 1986, pp. 169-192 (cet article sera cité plus loin
    sous la référence DAD[2])
    25) Acte d'accusation du procès des Unionistes, Justicier..., op. cit., p. 267
    26) KRI.[2], p. 387.
    27) La Renaissance (Constantinople), 20 février 1919.
    28) F. EL GHOCEIN, Les massacres en Arménie turque, Beyrouth, 1917, p.47.
    29) Archives..., op. cit., pp. 107-108.
    30) DAD[2], p. 175 Rechid fut ensuite nommé vali d'Angora. Puis il fut
    arrêté après la guerre et il se suicida en prison en février 1919.
    31) Archives..., op. cit., p. 152
    32) F. EL GHOCEIN, op. cit., pp. 37-38.
    33) DAD.[1], p. 318
    34) A. ANDONIAN, op. cit., p. 152
    35) Ibid., p. 153.
    36) Lettre du 10 septembre 1915 (Archive..., op. cit., p. 146)
    37) Cité par H. VIERBüCHER, Arménie 1915 [Hambourg, 1930-1934],
    traduction française :L. Gessarentz, Montélimar, 1987, pp. 78-79
    38) R. DE NOGALES, Cuatro años bajo la media luna, Buenos Aires, 1924
    ; traduction anglaise Four Years Beneath the Crescent, New York, 1926,
    pp. 139-140 de cette traduction.
    39) Archives..., op. cit., p. 153
    40) Document du Foreign Office FO 371/ 9158, folio 106-7, 22 mai 1923.
    41) FO 371/2781, cité dans Le crime de silence, op. cit., pp.93-95.
    42) FO 371/51663206, cité dans Le crime de silence, op. cit., p. 96.
    43) Ibid., p. 92
    44) S. SAZONOV, Les années fatales, Paris, Payot, 1927, pp. 141-142.






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