TURQUIE : " GENOCIDE ARMENIEN : UNE MENACE NATIONALE " (ZARAKOLU)
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=69903
Publie le : 19-12-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - La conference en anglais
de l'editeur turc Ragip Zarakolu s'est tenue a l'EHESS le 12 decembre
2012 a l'invitation du Groupe international de travail (GIT) " Liberte
de recherche et d'enseignement ", en collaboration avec le CCAF-Paris.
Le Collectif VAN diffuse ici l'intervention de ce grand monsieur,
courageux defenseur des droits de l'homme en Turquie. Une traduction
realisee par Gilbert Beguian pour Armenews.
NAM
TURQUIE
Ragip Zarakolu : Le genocide armenien est considere comme une menace
nationale
" Je manifeste, en Turquie, en silence, contre les restrictions
en Turquie, sur l'emploi des langues modernes. J'ai fait l'objet
de poursuites.
Ce procès est une comedie parce qu'ils lisent pendant des jours
les 2500 pages de l'acte d'accusation, un record mondial je pense,
en la matière ; vous en conviendrez, cela denote un manque certain
d'imagination et il n'y a pas de progrès en defense parce que le droit
actuel sur les langues modernes y fait obstacle. J'ai donc decide
de protester en gardant le silence, plutôt que de me defendre dans
la langue turque, afin qu'il soit possible de le faire en anglais,
francais, allemand, armenien ou kurde, ce dont ils pourraient ensuite
faire usage après traduction.
Je veux parler de la liberte de l'enseignement. Il y a en general
des grandes discussions sur la liberte de la presse, la liberte
d'expression, mais il n'y a malheureusement pas assez de discussions
sur la liberte d'enseignement, la liberte de recherche, ce qui est un
problème très serieux en Turquie. Vous savez que la periode moderne
de l'universite turque a commence au debut de la periode ottomane ;
a cette epoque il y avait a l'universite des professeurs grecs, ou
armeniens, ou juifs aux côtes de turcs, et l'un d'eux etait Krikor
Zohrab. Il a ~\uvre pour des reformes du droit et a enseigne le droit
pour les generations de cette periode.
La première purge dans l'enseignement a eu lieu au sein de
l'universite moderne qui avait ete constituee avec l'apport de
professeurs exiles d'Allemagne qui avaient fui pendant la periode
nazie. Il y a eu bien sûr un aspect positif dans cet apport mais il
y a eu aussi une consequence negative : une sorte de purge commenca
avec la sanction de l'un des professeurs d'histoire qui avait ecrit
sur le genocide armenien. Avec d'autres enseignants, il fut chasse de
l'universite. La seconde purge dans l'enseignement, s'est deroulee
en 1947 et 1948. Le recteur de l'epoque resistait aux demandes du
gouvernement et le gouvernement trouva une solution dans une loi
speciale supprimant le departement de psychologie, sociologie et
anthropologie pour obliger des professeurs independants a quitter
l'universite. C'etait donc une tradition : dans chaque decennie a peu
près, il y avait une purge dans les universites turques. La troisième
purge se produisit après le coup d'etat militaire de 1960, a l'encontre
de quelques personnalites importantes, parmi lesquelles Sebatien
Sebuldu, tenant d'un programme humaniste inspire par la litterature
mondiale qu'il avait cree pour le ministère de l'education, en outre
l'un des fondateurs des ecoles speciales pour les villageois. Dans la
meme purge, un philosophe important traducteur d'~\uvres litteraires,
et l'intellectuel le plus en vue au cours de cette periode ont ete
victimes de cette epuration. La quatrième purge, commenca après le
coup d'etat militaire de 1971. A cette periode, Ismael Besikci et les
plus importantes figures de l'alternative presentee par l'universite
ont tous ete chasses. La dernière purge, des plus importantes, s'est
produite en 1971 (1981 ?) avec une loi qui fut en fait un massacre
intellectuel de plusieurs milliers d'enseignants de l'universite.
Belge, notre maison d'edition, a ete creee en 1977. A cette epoque,
je preparais une maîtrise a la faculte d'economie de l'universite de
droit et mon epouse Ayse travaillait depuis sept ans pour un institut
financier de la faculte d'economie, a la bibliothèque. Les choses
n'allaient pas bien pour elle et mon professeur ayant ete tue par des
militants ultranationalistes, nous avons alors decide de creer une
maison d'edition pour faire un centre de recherche alternatif et de
la publication. Après 1981, en solidarite avec certains professeurs
qui avaient ete exclus de l'universite, certaines personnalites ont
ete emprisonnees pour avoir cree une association. L'un d'entre eux,
de l'universite technique du Moyen Orient, avait traduit pour nous
le cours de droit d'universites allemandes. Il etait important
a ce moment-la de faire des comparaisons, et il avait traduit ce
livre sous la forme d'un manuscrit parce qu'il n'etait pas permis
de taper des traductions a la machine. Et en 1981, aucune revue ou
journal en Turquie n'etait autorisee, alors nous avons decide, devant
l'interdiction de toute publication de journaux, hebdomadaires mensuels
ou trimestriels, de publier annuellement. Nous avons signe un agrement
avec Maspero et avons commence a negocier la publication de l'Etat du
Monde pour au moins etre capable de faire en Turquie des analyses,
des recherches et des comparaisons dans le monde, sur les organes
de la securite interieure en Amerique Latine et dans d'autres pays,
ou sur les experiences en Grèce, au Portugal en Espagne en periode
de transition. Et en 1985, nous avons commence a publier une revue
universitaire marxiste avec des amis enseignants. C'etait la première
revue universitaire marxiste après la dictature militaire.
Ainsi notre concept de cette periode consistait a proposer des
publications qui echappaient a la censure parce qu'il n'y avait rien
d'explicite concernant la periodicite de deux ans, et nous avons
travaille a une histoire alternative, que nous qualifions quelquefois
de ' contre histoire ' en regard de l'histoire officielle et de ses
arrangements avec l'histoire. Au cours de la dictature militaire,
la purge a ete un problème, mais il s'agissait plutôt d'un nettoyage
de la gauche, l'expression est mienne : c'etait un massacre materiel
et intellectuel contre la gauche turque, et ils ont presque reussi a
detruire la gauche. Nous avons donc publie un ouvrage universitaire
sur l'histoire de la gauche turque. Et Ayse a ete immediatement
arretee et emprisonnee, et le commissaire lui dit que nous, la
generation sans complexes, il voulait dire la nouvelle generation, nous
voulions a nouveau creer la gauche. Ainsi la gauche etait interdite
a ce moment-la. Tous ces ecrivains comme avant eux Nazim Hikmet,
surveilles, arretes, juges. Par exemple, il m'est arrive d'imprimer un
livre seulement en deux exemplaires, pour memoire, parce que c'etait
une selection des ~\uvres poetiques de Berthold Brecht traduite par
(Arkadir), qui traduisit l'Iliade et l'Odyssee en turc, et a cause
d'un autre livre, il avait ete arrete et relâche, et il ne voulait
pas etre arrete une nouvelle fois pour avoir traduit Berthold Brecht,
et j'ai donc demande a l'imprimeur seulement deux copies, l'une pour
moi et l'une pour le poète (rires). Telle etait donc la situation,
et nous voulions aussi creer une histoire de la societe alternative,
c'est-a-dire sur la litterature grecque, par exemple, sur l'Anatolie,
et c'etait une sorte de ressource alternative pour l'histoire, et nous
avons aussi publie un livre sur la guerre greco-turque. Ce livre fut
immediatement interdit et illustre la facon dont nous devions reagir
aux problèmes et aux ennuis, a commencer par les problèmes poses par
les relations turco-grecques. Il etait impossible a cette epoque,
meme de penser a publier sur un quelconque sujet engage, vous ne
pouvez imaginer a quel point les conditions etaient dures.
En 1990, la question kurde emergea comme un problème très serieux,
et nous avons publie le livre d'Ismail Besikci, après sa periode de
silence de quinze ans. Il avait ete emprisonne pendant longtemps. Et
c'etait comme si nous ne l'avions pas publie. Le livre a ete
imprime en un jour, distribue en un jour, mis au ban en un jour,
le gouvernement creant une declaration speciale, rendant responsable
egalement l'imprimeur, le menacant de fermeture, et l'imprimeur fut
donc soumis a la censure, et c'est dans ces conditions que nous avons
pu publier Besikci; j'ai pu trouver un imprimeur dans les cercles
islamistes, qui peut-etre parce qu'il etait courageux, ou peut-etre
parce qu'il n'avait pas encore eu de problèmes jusque-la (rires),
et ils ont accepte, et si necessaire, ils auraient pu imprimer par la
methode de photocopie. Après cela, nous etions toujours surveilles,
mais cela alimenta des discussions dans la societe et contribua a
des reformes partielles. Cela prit fin en 1991, annee où les fameux
articles contre la gauche et où les mouvements kurdes, les articles
141 et 142 furent supprimes, tout comme l'article 163 contre les
publications islamistes. C'etait une victoire partielle pour nous mais
après seulement trois mois, ils ont instaure les lois anti-terroristes,
et nous avons ete les premiers editeurs poursuivis au motif de ces
lois antiterroristes, a nouveau avec Ismail Besikci, et nous sommes
devenus des editeurs terroristes, et les universitaires sont devenus
des enseignants terroristes pour la Turquie, a nouveau, en sorte
qu'après avoir ete en prison d'abord pour avoir use de notre liberte
de conscience nous y sommes retournes plus tard comme terroristes,
parce que tel etait le but du système. Oui, c'est ainsi que se gèrent
la liberte et l'edition et il faut continuer la vraie recherche dans
ces conditions dures.
Le système en Turquie, le système turc continue, malheureusement,
sous une hegemonie a present differente ; on etait avant sous hegemonie
kemaliste, on est a present sous l'hegemonie d'un islam politique, mais
qui emploie le meme appareil qui a ete elabore par les militaires,
parce que la constitution autorise le recours a des methodes très
fortes pour maîtriser et s'opposer a la recherche et a l'edition de
travaux universitaires. Il y avait un système de contrôle avec au
sommet, un president puis le YOK, Haut Comite pour les Universites,
un autre acteur est l'armee, par le biais du Conseil National de
Securite ; il est possible a present au camp islamiste d'employer
ces moyens. J'ai publie le mois passe le livre d'Yves Ternon, ce que
Zarakolu et Ternon essaient de faire depuis vingt ans, et ce matin,
j'ai lu les documents du procès ; et c'est actuel au point que nous
pourrions avoir ces memes discussions en ce moment, sur l'independance
des juges, l'importance des accords et conventions internationales,
sur le droit penal, sur les droits politiques, les droits sociaux et
nous relevons les memes travers aujourd'hui dans les textes que le
tribunal produit a Istanbul, dans les procès de mon fils et de mes
amis ecrivains et universitaires qui s'ouvriront dans dix jours ; et
ils diront les memes histoires qu'alors dans les annees 1990. Ainsi,
nous pouvons dire qu'il y a un changement très lent, comme la marche de
l'armee ottomane : deux pas en avant et toujours un pas en arrière. On
ne peut pas dire qu'il y ait de grands progrès. Par exemple, j'ai ete
arrete sans etre torture comme je l'avais ete en 1971 mais je n'ai pas
ete torture en 1981 non plus ; pour cela, je pense, je dois remercier
: j'ai egalement pu recevoir des lettres de vous ; ils ne m'ont pas
donne par contre les lettres de ma femme ou certaines autres lettres,
et je les remercie pour les lettres qu'on m'a remises. Et mon ami
Hrant Dink a ete tue, et j'ai beaucoup de gratitude parce qu'ils ne
m'ont pas tue. Chenorhagaloutioun [merci, en armenien]. En outre, je
suis ici, voyez dans quel pays democratique on se trouve ! (rires). Et
je les remercie qu'ils ne m'aient pas menace ni restreint ma liberte
de me deplacer. Je suis très reconnaissant envers M. Erdogan, M. Gul,
l'un est un bon gars, l'autre est un mechant. Nous verrons. Mais nous
continuerons. C'est une mission pour la verite, pour la realite, pour
la science, pour la recherche. Nous continuerons a lutter jusqu'a
la fin, et nous croyons dans les jeunes generations, j'ai beaucoup
d'espoir pour eux. Merci. "
Question : Vous nous avez dit hier comment vous avez pu continuer
votre travail d'editeur alors que vous-meme et Deniz Zarakolu etiez en
prison, pouvez-vous nous parler de vos actions concrètes cette annee,
comment vous pouvez publier et communiquer ?
RZ - " Ma principale crainte lors de mon arrestation, c'etait mes
livres en preparation, parce que par exemple, nous avons travaille
pendant six ans a la publication de documents allemands relatifs
a 1915, et aussi, j'avais promis il y a plusieurs annees a Marge
Hopkin Movsessian de publier son livre, et j'ai ete très heureux
que notre equipe ait reussi a le faire, les jeunes, parce que nous
avions perdu trois editeurs : Ayse, il y a des annees, moi et Deniz,
nous etions partis, et il ne restait plus que deux personnes a la
maison d'edition ; avec d'autres amis ils ont publie des documents
allemands, et cela a ete le plus beau cadeau pour moi. Quand j'ai ete
relâche, ils ont edite un livre très important. Depuis ma liberation,
j'ai travaille cet ete sur des documentations italiennes, recemment
decouvertes au sujet du genocide armenien. Je les ai etudiees
et j'ai egalement etudie les neufs elements du livre des memoires
d'Andonian parce que les historiens officiels attaquent toujours ces
ressources : dans les annees 1980, contrairement a aujourd'hui, il
n'y avait que des ressources limitees sur le genocide armenien. Les
historiens officiels attaquent deux ou trois ressources principales
: la première ce sont les documents Andonian, la deuxième est le
Livre Bleu, et la troisième etaient les memoires de l'Ambassadeur
Morgenthau. Ainsi, nous avons publie neuf articles et j'etais content
: au moins les lecteurs turcs pourraient prendre connaissance de
ces ressources. J'avais auparavant publie le Livre Bleu et aussi
l'Ambassadeur Morgenthau. Nous travaillons actuellement a l'edition de
Mardin, le livre d'Yves Ternon. Je suis reconnaissant a Yves Ternon
d'avoir ecrit une nouvelle introduction pour l'edition en turc. Mais
notre travail n'est pas facile, parce qu'il n'y a pas d'equilibre,
il y a a present une industrie du negationnisme organisee par
l'Etat. Le genocide des Armeniens est maintenant un sujet touchant
a la politique de securite en Turquie, et le genocide armenien est
accepte comme une menace nationale. Il y a un comite special qui
a commence avec le gouvernement Ecevit Bahceli, le Comite de Lutte
contre les Revendications de Genocide. Ils n'emploient pas le terme
genocide armenien parce que comme vous le savez, les Assyriens et
les Grecs commencent a s'exprimer sur le sujet du genocide. Ils
organisent donc des seminaires, financent des groupes. Par exemple,
lorsque je faisais des recherches sur le negationnisme, j'ai appris
qu'un seminaire etait organise en secret. Ils appellent des religieux
pour participer a un seminaire sur le genocide armenien. Ou bien,
dans les universites islamiques, au niveau le plus eleve, des
seminaires a l'usage des universitaires, ou pour l'education des
guides touristiques, sont organises sur le genocide armenien. Si des
stupides francais inintelligents viennent en Turquie et posent des
questions stupides sur les Armeniens, ils ont de quoi repondre. '
Il n'y a pas de genocide armenien et bla bla bla bla'. Au cours d'une
discussion sur le negationnisme, un diplomate s'approcha et je lui ai
demande ce qu'il pouvait dire a ce sujet ; il a repondu par une liste
en neuf points. Ensuite, quand je lui ai demande courtoisement comment
il allait, il m'a repondu : " je ne peux obtenir de l'argent pour le
seminaire ". Et quand je lui ai dit que l'Etat donnait de l'argent
pour ca, il a fait comme s'il etait insulte. Dans les annees 1990,
c'etait difficile parce qu'il y avait les services de securite,
mais a present, c'est encore plus difficile, du fait que dans les
grandes librairies, on trouve des sections 'Question armenienne'
pleines de livres negationnistes. Et nos livres, peut-etre un ou deux,
y sont difficiles a trouver. Le silence contre nos livres gagne. Bien
sûr, il y a plus de sites liberaux sur l'internet, il y a plus de
conferences en Turquie, mais quand on voit la masse presentee dans
la section universitaire, c'est terrible. Sous certains aspects,
c'etait mieux avant parce que dans les nouvelles generations soit
c'etait l'amnesie qui regnait, soit on n'etait pas au courant pour
de toute autre raison. Mais a present, les jeunes generations sont
empoisonnees avec des fausses informations, des fausses theories,
et il y a un genocide connu en Turquie, celui des Turcs ; mais le
pire risque est que le genocide n'est pas une question a l'egard des
seuls Armeniens. Il y a l'Holocauste, il y a aussi les crimes contre le
peuple ukrainien, ou les Circassiens, ou sur les Musulmans des Balkans,
mais ils restreignent et ne donne pas des sujets de recherche sur
leurs propres cycles parce que cela pourrait ouvrir la porte sur la
question du genocide armenien. Comment peut-on respecter une telle
institution universitaire ? Il y a des jeunes, il y a beaucoup de
jeunes chercheurs, mais en general, ils sont hors de Turquie. Ces
dernières annees dans les universites liberales, il y a plus de bons
chercheurs du fait d'universitaires courageux, mais au total, il ne
s'agit pas de la misère de la philosophie, un titre de l'~\uvre de
Marx, mais de la misère de ... l'universite turque.
Biographie de Ragip Zarakolu ICI
Photo Jean Eckian
mardi 18 decembre 2012, Jean Eckian ©armenews.com
Lire aussi:
Liberte pour Ragip Zarakolu : Dossier complet
Retour a la rubrique
Source/Lien : NAM
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=69903
Publie le : 19-12-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - La conference en anglais
de l'editeur turc Ragip Zarakolu s'est tenue a l'EHESS le 12 decembre
2012 a l'invitation du Groupe international de travail (GIT) " Liberte
de recherche et d'enseignement ", en collaboration avec le CCAF-Paris.
Le Collectif VAN diffuse ici l'intervention de ce grand monsieur,
courageux defenseur des droits de l'homme en Turquie. Une traduction
realisee par Gilbert Beguian pour Armenews.
NAM
TURQUIE
Ragip Zarakolu : Le genocide armenien est considere comme une menace
nationale
" Je manifeste, en Turquie, en silence, contre les restrictions
en Turquie, sur l'emploi des langues modernes. J'ai fait l'objet
de poursuites.
Ce procès est une comedie parce qu'ils lisent pendant des jours
les 2500 pages de l'acte d'accusation, un record mondial je pense,
en la matière ; vous en conviendrez, cela denote un manque certain
d'imagination et il n'y a pas de progrès en defense parce que le droit
actuel sur les langues modernes y fait obstacle. J'ai donc decide
de protester en gardant le silence, plutôt que de me defendre dans
la langue turque, afin qu'il soit possible de le faire en anglais,
francais, allemand, armenien ou kurde, ce dont ils pourraient ensuite
faire usage après traduction.
Je veux parler de la liberte de l'enseignement. Il y a en general
des grandes discussions sur la liberte de la presse, la liberte
d'expression, mais il n'y a malheureusement pas assez de discussions
sur la liberte d'enseignement, la liberte de recherche, ce qui est un
problème très serieux en Turquie. Vous savez que la periode moderne
de l'universite turque a commence au debut de la periode ottomane ;
a cette epoque il y avait a l'universite des professeurs grecs, ou
armeniens, ou juifs aux côtes de turcs, et l'un d'eux etait Krikor
Zohrab. Il a ~\uvre pour des reformes du droit et a enseigne le droit
pour les generations de cette periode.
La première purge dans l'enseignement a eu lieu au sein de
l'universite moderne qui avait ete constituee avec l'apport de
professeurs exiles d'Allemagne qui avaient fui pendant la periode
nazie. Il y a eu bien sûr un aspect positif dans cet apport mais il
y a eu aussi une consequence negative : une sorte de purge commenca
avec la sanction de l'un des professeurs d'histoire qui avait ecrit
sur le genocide armenien. Avec d'autres enseignants, il fut chasse de
l'universite. La seconde purge dans l'enseignement, s'est deroulee
en 1947 et 1948. Le recteur de l'epoque resistait aux demandes du
gouvernement et le gouvernement trouva une solution dans une loi
speciale supprimant le departement de psychologie, sociologie et
anthropologie pour obliger des professeurs independants a quitter
l'universite. C'etait donc une tradition : dans chaque decennie a peu
près, il y avait une purge dans les universites turques. La troisième
purge se produisit après le coup d'etat militaire de 1960, a l'encontre
de quelques personnalites importantes, parmi lesquelles Sebatien
Sebuldu, tenant d'un programme humaniste inspire par la litterature
mondiale qu'il avait cree pour le ministère de l'education, en outre
l'un des fondateurs des ecoles speciales pour les villageois. Dans la
meme purge, un philosophe important traducteur d'~\uvres litteraires,
et l'intellectuel le plus en vue au cours de cette periode ont ete
victimes de cette epuration. La quatrième purge, commenca après le
coup d'etat militaire de 1971. A cette periode, Ismael Besikci et les
plus importantes figures de l'alternative presentee par l'universite
ont tous ete chasses. La dernière purge, des plus importantes, s'est
produite en 1971 (1981 ?) avec une loi qui fut en fait un massacre
intellectuel de plusieurs milliers d'enseignants de l'universite.
Belge, notre maison d'edition, a ete creee en 1977. A cette epoque,
je preparais une maîtrise a la faculte d'economie de l'universite de
droit et mon epouse Ayse travaillait depuis sept ans pour un institut
financier de la faculte d'economie, a la bibliothèque. Les choses
n'allaient pas bien pour elle et mon professeur ayant ete tue par des
militants ultranationalistes, nous avons alors decide de creer une
maison d'edition pour faire un centre de recherche alternatif et de
la publication. Après 1981, en solidarite avec certains professeurs
qui avaient ete exclus de l'universite, certaines personnalites ont
ete emprisonnees pour avoir cree une association. L'un d'entre eux,
de l'universite technique du Moyen Orient, avait traduit pour nous
le cours de droit d'universites allemandes. Il etait important
a ce moment-la de faire des comparaisons, et il avait traduit ce
livre sous la forme d'un manuscrit parce qu'il n'etait pas permis
de taper des traductions a la machine. Et en 1981, aucune revue ou
journal en Turquie n'etait autorisee, alors nous avons decide, devant
l'interdiction de toute publication de journaux, hebdomadaires mensuels
ou trimestriels, de publier annuellement. Nous avons signe un agrement
avec Maspero et avons commence a negocier la publication de l'Etat du
Monde pour au moins etre capable de faire en Turquie des analyses,
des recherches et des comparaisons dans le monde, sur les organes
de la securite interieure en Amerique Latine et dans d'autres pays,
ou sur les experiences en Grèce, au Portugal en Espagne en periode
de transition. Et en 1985, nous avons commence a publier une revue
universitaire marxiste avec des amis enseignants. C'etait la première
revue universitaire marxiste après la dictature militaire.
Ainsi notre concept de cette periode consistait a proposer des
publications qui echappaient a la censure parce qu'il n'y avait rien
d'explicite concernant la periodicite de deux ans, et nous avons
travaille a une histoire alternative, que nous qualifions quelquefois
de ' contre histoire ' en regard de l'histoire officielle et de ses
arrangements avec l'histoire. Au cours de la dictature militaire,
la purge a ete un problème, mais il s'agissait plutôt d'un nettoyage
de la gauche, l'expression est mienne : c'etait un massacre materiel
et intellectuel contre la gauche turque, et ils ont presque reussi a
detruire la gauche. Nous avons donc publie un ouvrage universitaire
sur l'histoire de la gauche turque. Et Ayse a ete immediatement
arretee et emprisonnee, et le commissaire lui dit que nous, la
generation sans complexes, il voulait dire la nouvelle generation, nous
voulions a nouveau creer la gauche. Ainsi la gauche etait interdite
a ce moment-la. Tous ces ecrivains comme avant eux Nazim Hikmet,
surveilles, arretes, juges. Par exemple, il m'est arrive d'imprimer un
livre seulement en deux exemplaires, pour memoire, parce que c'etait
une selection des ~\uvres poetiques de Berthold Brecht traduite par
(Arkadir), qui traduisit l'Iliade et l'Odyssee en turc, et a cause
d'un autre livre, il avait ete arrete et relâche, et il ne voulait
pas etre arrete une nouvelle fois pour avoir traduit Berthold Brecht,
et j'ai donc demande a l'imprimeur seulement deux copies, l'une pour
moi et l'une pour le poète (rires). Telle etait donc la situation,
et nous voulions aussi creer une histoire de la societe alternative,
c'est-a-dire sur la litterature grecque, par exemple, sur l'Anatolie,
et c'etait une sorte de ressource alternative pour l'histoire, et nous
avons aussi publie un livre sur la guerre greco-turque. Ce livre fut
immediatement interdit et illustre la facon dont nous devions reagir
aux problèmes et aux ennuis, a commencer par les problèmes poses par
les relations turco-grecques. Il etait impossible a cette epoque,
meme de penser a publier sur un quelconque sujet engage, vous ne
pouvez imaginer a quel point les conditions etaient dures.
En 1990, la question kurde emergea comme un problème très serieux,
et nous avons publie le livre d'Ismail Besikci, après sa periode de
silence de quinze ans. Il avait ete emprisonne pendant longtemps. Et
c'etait comme si nous ne l'avions pas publie. Le livre a ete
imprime en un jour, distribue en un jour, mis au ban en un jour,
le gouvernement creant une declaration speciale, rendant responsable
egalement l'imprimeur, le menacant de fermeture, et l'imprimeur fut
donc soumis a la censure, et c'est dans ces conditions que nous avons
pu publier Besikci; j'ai pu trouver un imprimeur dans les cercles
islamistes, qui peut-etre parce qu'il etait courageux, ou peut-etre
parce qu'il n'avait pas encore eu de problèmes jusque-la (rires),
et ils ont accepte, et si necessaire, ils auraient pu imprimer par la
methode de photocopie. Après cela, nous etions toujours surveilles,
mais cela alimenta des discussions dans la societe et contribua a
des reformes partielles. Cela prit fin en 1991, annee où les fameux
articles contre la gauche et où les mouvements kurdes, les articles
141 et 142 furent supprimes, tout comme l'article 163 contre les
publications islamistes. C'etait une victoire partielle pour nous mais
après seulement trois mois, ils ont instaure les lois anti-terroristes,
et nous avons ete les premiers editeurs poursuivis au motif de ces
lois antiterroristes, a nouveau avec Ismail Besikci, et nous sommes
devenus des editeurs terroristes, et les universitaires sont devenus
des enseignants terroristes pour la Turquie, a nouveau, en sorte
qu'après avoir ete en prison d'abord pour avoir use de notre liberte
de conscience nous y sommes retournes plus tard comme terroristes,
parce que tel etait le but du système. Oui, c'est ainsi que se gèrent
la liberte et l'edition et il faut continuer la vraie recherche dans
ces conditions dures.
Le système en Turquie, le système turc continue, malheureusement,
sous une hegemonie a present differente ; on etait avant sous hegemonie
kemaliste, on est a present sous l'hegemonie d'un islam politique, mais
qui emploie le meme appareil qui a ete elabore par les militaires,
parce que la constitution autorise le recours a des methodes très
fortes pour maîtriser et s'opposer a la recherche et a l'edition de
travaux universitaires. Il y avait un système de contrôle avec au
sommet, un president puis le YOK, Haut Comite pour les Universites,
un autre acteur est l'armee, par le biais du Conseil National de
Securite ; il est possible a present au camp islamiste d'employer
ces moyens. J'ai publie le mois passe le livre d'Yves Ternon, ce que
Zarakolu et Ternon essaient de faire depuis vingt ans, et ce matin,
j'ai lu les documents du procès ; et c'est actuel au point que nous
pourrions avoir ces memes discussions en ce moment, sur l'independance
des juges, l'importance des accords et conventions internationales,
sur le droit penal, sur les droits politiques, les droits sociaux et
nous relevons les memes travers aujourd'hui dans les textes que le
tribunal produit a Istanbul, dans les procès de mon fils et de mes
amis ecrivains et universitaires qui s'ouvriront dans dix jours ; et
ils diront les memes histoires qu'alors dans les annees 1990. Ainsi,
nous pouvons dire qu'il y a un changement très lent, comme la marche de
l'armee ottomane : deux pas en avant et toujours un pas en arrière. On
ne peut pas dire qu'il y ait de grands progrès. Par exemple, j'ai ete
arrete sans etre torture comme je l'avais ete en 1971 mais je n'ai pas
ete torture en 1981 non plus ; pour cela, je pense, je dois remercier
: j'ai egalement pu recevoir des lettres de vous ; ils ne m'ont pas
donne par contre les lettres de ma femme ou certaines autres lettres,
et je les remercie pour les lettres qu'on m'a remises. Et mon ami
Hrant Dink a ete tue, et j'ai beaucoup de gratitude parce qu'ils ne
m'ont pas tue. Chenorhagaloutioun [merci, en armenien]. En outre, je
suis ici, voyez dans quel pays democratique on se trouve ! (rires). Et
je les remercie qu'ils ne m'aient pas menace ni restreint ma liberte
de me deplacer. Je suis très reconnaissant envers M. Erdogan, M. Gul,
l'un est un bon gars, l'autre est un mechant. Nous verrons. Mais nous
continuerons. C'est une mission pour la verite, pour la realite, pour
la science, pour la recherche. Nous continuerons a lutter jusqu'a
la fin, et nous croyons dans les jeunes generations, j'ai beaucoup
d'espoir pour eux. Merci. "
Question : Vous nous avez dit hier comment vous avez pu continuer
votre travail d'editeur alors que vous-meme et Deniz Zarakolu etiez en
prison, pouvez-vous nous parler de vos actions concrètes cette annee,
comment vous pouvez publier et communiquer ?
RZ - " Ma principale crainte lors de mon arrestation, c'etait mes
livres en preparation, parce que par exemple, nous avons travaille
pendant six ans a la publication de documents allemands relatifs
a 1915, et aussi, j'avais promis il y a plusieurs annees a Marge
Hopkin Movsessian de publier son livre, et j'ai ete très heureux
que notre equipe ait reussi a le faire, les jeunes, parce que nous
avions perdu trois editeurs : Ayse, il y a des annees, moi et Deniz,
nous etions partis, et il ne restait plus que deux personnes a la
maison d'edition ; avec d'autres amis ils ont publie des documents
allemands, et cela a ete le plus beau cadeau pour moi. Quand j'ai ete
relâche, ils ont edite un livre très important. Depuis ma liberation,
j'ai travaille cet ete sur des documentations italiennes, recemment
decouvertes au sujet du genocide armenien. Je les ai etudiees
et j'ai egalement etudie les neufs elements du livre des memoires
d'Andonian parce que les historiens officiels attaquent toujours ces
ressources : dans les annees 1980, contrairement a aujourd'hui, il
n'y avait que des ressources limitees sur le genocide armenien. Les
historiens officiels attaquent deux ou trois ressources principales
: la première ce sont les documents Andonian, la deuxième est le
Livre Bleu, et la troisième etaient les memoires de l'Ambassadeur
Morgenthau. Ainsi, nous avons publie neuf articles et j'etais content
: au moins les lecteurs turcs pourraient prendre connaissance de
ces ressources. J'avais auparavant publie le Livre Bleu et aussi
l'Ambassadeur Morgenthau. Nous travaillons actuellement a l'edition de
Mardin, le livre d'Yves Ternon. Je suis reconnaissant a Yves Ternon
d'avoir ecrit une nouvelle introduction pour l'edition en turc. Mais
notre travail n'est pas facile, parce qu'il n'y a pas d'equilibre,
il y a a present une industrie du negationnisme organisee par
l'Etat. Le genocide des Armeniens est maintenant un sujet touchant
a la politique de securite en Turquie, et le genocide armenien est
accepte comme une menace nationale. Il y a un comite special qui
a commence avec le gouvernement Ecevit Bahceli, le Comite de Lutte
contre les Revendications de Genocide. Ils n'emploient pas le terme
genocide armenien parce que comme vous le savez, les Assyriens et
les Grecs commencent a s'exprimer sur le sujet du genocide. Ils
organisent donc des seminaires, financent des groupes. Par exemple,
lorsque je faisais des recherches sur le negationnisme, j'ai appris
qu'un seminaire etait organise en secret. Ils appellent des religieux
pour participer a un seminaire sur le genocide armenien. Ou bien,
dans les universites islamiques, au niveau le plus eleve, des
seminaires a l'usage des universitaires, ou pour l'education des
guides touristiques, sont organises sur le genocide armenien. Si des
stupides francais inintelligents viennent en Turquie et posent des
questions stupides sur les Armeniens, ils ont de quoi repondre. '
Il n'y a pas de genocide armenien et bla bla bla bla'. Au cours d'une
discussion sur le negationnisme, un diplomate s'approcha et je lui ai
demande ce qu'il pouvait dire a ce sujet ; il a repondu par une liste
en neuf points. Ensuite, quand je lui ai demande courtoisement comment
il allait, il m'a repondu : " je ne peux obtenir de l'argent pour le
seminaire ". Et quand je lui ai dit que l'Etat donnait de l'argent
pour ca, il a fait comme s'il etait insulte. Dans les annees 1990,
c'etait difficile parce qu'il y avait les services de securite,
mais a present, c'est encore plus difficile, du fait que dans les
grandes librairies, on trouve des sections 'Question armenienne'
pleines de livres negationnistes. Et nos livres, peut-etre un ou deux,
y sont difficiles a trouver. Le silence contre nos livres gagne. Bien
sûr, il y a plus de sites liberaux sur l'internet, il y a plus de
conferences en Turquie, mais quand on voit la masse presentee dans
la section universitaire, c'est terrible. Sous certains aspects,
c'etait mieux avant parce que dans les nouvelles generations soit
c'etait l'amnesie qui regnait, soit on n'etait pas au courant pour
de toute autre raison. Mais a present, les jeunes generations sont
empoisonnees avec des fausses informations, des fausses theories,
et il y a un genocide connu en Turquie, celui des Turcs ; mais le
pire risque est que le genocide n'est pas une question a l'egard des
seuls Armeniens. Il y a l'Holocauste, il y a aussi les crimes contre le
peuple ukrainien, ou les Circassiens, ou sur les Musulmans des Balkans,
mais ils restreignent et ne donne pas des sujets de recherche sur
leurs propres cycles parce que cela pourrait ouvrir la porte sur la
question du genocide armenien. Comment peut-on respecter une telle
institution universitaire ? Il y a des jeunes, il y a beaucoup de
jeunes chercheurs, mais en general, ils sont hors de Turquie. Ces
dernières annees dans les universites liberales, il y a plus de bons
chercheurs du fait d'universitaires courageux, mais au total, il ne
s'agit pas de la misère de la philosophie, un titre de l'~\uvre de
Marx, mais de la misère de ... l'universite turque.
Biographie de Ragip Zarakolu ICI
Photo Jean Eckian
mardi 18 decembre 2012, Jean Eckian ©armenews.com
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Liberte pour Ragip Zarakolu : Dossier complet
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Source/Lien : NAM