FRANCE-TURQUIE: COMMENT SARKOZY A CREE UN LOBBY TURC
L'Express
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/france-turquie-comment-sarkozy-a-cree-un-lobby-turc_1077481.html
31 janvier 2012
France
La communaute installee dans l'Hexagone n'a pu bloquer l'adoption de
la loi reprimant la negation des genocides. Mais, si la question des
massacres de 1915 la divise, elle se rassemble autour de la liberte
d'expression. Et s'organise pour, a l'avenir, faire entendre sa voix.
Ils ont perdu la bataille mais, cette fois-ci, ils sont alles au
combat en rangs serres. En 2001, lors du vote de la reconnaissance du
genocide armenien par le Parlement, ils etaient restes cois. En 2006,
lors d'un premier vote par l'Assemblee nationale d'une penalisation
de la negation du genocide armenien de 1915, seule une infime partie
des Turcs de France - ils seraient de 500 000 a 600 000 dans tout
l'Hexagone - etait descendue dans la rue. Six ans plus tard, la
mobilisation est tout autre. Le 21 janvier, deux jours avant l'adoption
par le Senat d'un texte reprimant "la negation ou la minimisation
outrancière" des genocides reconnus par la loi, de 20.000 a 30.000
manifestants, drapeaux frappes du croissant et tricolores meles,
battaient le pave parisien. Du jamais vu. Et l'activisme des consulats
turcs n'explique pas tout. "Cette fois-ci, nos plaies etaient trop
vives, explique Hikmet Turk, un entrepreneur en bâtiment, porte-parole
du Comite de coordination des associations franco-turques a l'origine
de la protestation. Qu'une loi electoraliste bafoue notre liberte
d'expression, nous les Francais d'origine turque, nous ne pouvons le
tolerer." La liste des griefs est longue. "Pseudo-genocide, question
chypriote, statut des orthodoxes, notre president Nicolas Sarkozy,
qui s'oppose a l'entree de la Turquie dans l'UE: les medias passent
leur temps a dire du mal des Turcs, denonce Ahmet Ogras, un ingenieur
de 40 ans qui anime l'Union des democrates europeens turcs.
Or une nouvelle generation arrive, mieux eduquee, plus active et
consciente de ses droits citoyens."
Opposes sur la nature des faits, unis sur les principes
Les Turcs de France restent divises sur la qualification des evenements
de 1915. D'ailleurs dans la manifestation du 21, ce point saillant,
au coeur meme de la loi, etait soigneusement ecarte. "C'est aux
historiens de faire la lumière sur ce qui s'est reellement passe,
esquive Hikmet Turk. Mon arrière-grand-père, que j'ai connu, avait une
autre version que celle avancee par les Armeniens." "Je ne suis pas
competent: laissons les historiens travailler", rencherit Ahmet Ogras.
Cette loi electoraliste ne va qu'accentuer le communautarisme et le
nationalisme Coordinateur de l'Assemblee citoyenne des originaires
de Turquie (Acort), Umit Metin n'a pas, lui, rejoint le defile parce
que ses organisateurs "collent trop a l'histoire officielle des
evenements de 1915". Le 30 janvier, l'Acort organisait dans la mairie
du Xe arrondissement de Paris une projection-debat d'un film-hommage
consacre a Hrant Dink, un journaliste armenien de Turquie assassine en
2007 par un ultranationaliste. Au nom du dialogue entre communautes,
ce dernier, dans un entretien a L'Express, avait juge "imbecile" toute
tentative de penaliser la negation du genocide. Ce dialogue serait
desormais "menace par cette loi electoraliste, qui ne va qu'accentuer
le communautarisme et le nationalisme", a en croire Umit Metin.
Choc des memoires
C'est aussi au nom de la sauvegarde du debat entre Turcs et Armeniens
que le Congrès des etudiants turcs de France a envoye, avant le
vote, une longue lettre aux parlementaires francais les pressant de
repousser un texte qui aboutirait a "pourfendre litteralement le
dialogue long et sinueux amorce depuis quelques annees au sein de
la societe civile en Turquie". Sur les bords du Bosphore, après des
decennies de silence, le tabou sur les massacres de 1915 a, en effet,
ete leve par les intellectuels et les medias turcs. "Pour nous,
l'Etat turc doit ouvrir le dialogue, plaide Hakki Unal, etudiant
en sciences politiques a Strasbourg et president du Congrès. Mais
cette loi pousse a un choc des memoires et ne va contribuer qu'a
attiser les extremismes au sein des deux communautes. Me traiter de
negationniste, parce que l'Etat turc a voulu effacer des memoires ce
qui s'est passe, n'est pas acceptable." Les etudiants ont ete decus:
seuls six parlementaires ont pris la peine de leur repondre.
"Dommages pour les deux pays"
Sur la nature des faits survenus en 1915 - genocide ou pas -, la
communaute turque reste donc divisee. Sur la question des principes,
toutefois, elle retrouve une ligne commune afin de denoncer l'atteinte
a la liberte d'expression que constituerait la loi. C'est aussi
le moyen d'eviter que ses prises de position ne soient reduites
a l'expression d'un ghetto communautaire. Sur un grand placard
publicitaire paru, le 21 janvier, dans quelques quotidiens, le
Comite de coordination des associations franco-turques prend ainsi
soin d'elever a un niveau plus general la polemique en mettant en
avant les reticences de nombreux historiens de renom, au premier
rang desquels Pierre Nora, oppose aux "revendications memorielles
de groupes particuliers". Sans oublier de citer la tribune indignee
de l'ancien president du Conseil constitutionnel, Robert Badinter,
dans Le Monde, ramassee en une formule choc: "Le Parlement francais
n'a pas recu de la Constitution competence pour dire l'Histoire."
En amont, plus discrètement, les patrons turcs ont, eux aussi, tente
de geler la mecanique legislative. Une delegation de la Tusiad -
le patronat liberal, accoutume a mener une diplomatie parallèle en
Europe - conduite par le president de l'Union des chambres et des
Bourses de Turquie (Tobb), Rifat Hisarciklioglu, s'est rendue a Paris,
en decembre 2011, afin de mettre en garde contre les "dommages pour
les deux pays" que causerait le vote de la loi.
Les Turcs ont plaide auprès de Laurence Parisot, patronne du Medef,
et d'Henri de Castries, president du directoire d'Axa, un des
piliers de l'Institut du Bosphore, une association basee a Paris,
fondee pour defendre aux yeux de l'opinion francaise la cause de la
Turquie europeenne. Sans resultat, a l'evidence.
Meme si certains de ses membres comme les journalistes Alexandre Adler
et Bernard Guetta, ont denonce le texte de loi, "l'Institut n'a pas
souhaite prendre de position collective, explique sa directrice, Serap
Atan. Mais les Turcs de France ont pris conscience avec cet episode
qu'ils ne pouvaient plus rester silencieux sauf a etre stigmatises".
Le texte bloque par un recours de parlementaires
Une bombe atomique pour l'Elysee qui n'a rien vu venir President
du groupe France-Turquie a l'Assemblee nationale, le depute (UMP)
du Lot-et-Garonne Michel Diefenbacher a bataille jusqu'au bout contre
l'adoption du texte. "Le rôle du Parlement n'est pas de prendre parti
pour une communaute contre l'autre, justifie-t-il. En outre, notre
mission est de favoriser les relations entre nos pays. Or, dans les
deux cas, cette loi aboutit a un effet inverse." Après l'adoption
du texte par les deux chambres, il n'a pas menage ses efforts,
en parallèle avec les senateurs du groupe RDSE, afin de reunir 60
signatures parmi ses collègues afin de deferer la loi devant le
Conseil constitutionnel.
La manoeuvre a finalement reussi. A la surprise generale, le 31
janvier, le Conseil etait saisi de deux recours, l'un emanant de
65 deputes, l'autre de 77 senateurs. "C'est une bombe atomique pour
l'Elysee qui n'a rien vu venir" declarait le depute UMP Lionel Tardy,
l'un des signataires. Les parlementaires s'associant au recours sont
issus de tous les groupes. Pour la communaute franco-turque, ce coup
de theâtre justifie leur mobilisation. "Bravo Nicolas Sarkozy !
ironise Umit Metin, coordinateur de l'Acort. Il aura tout fait pour
jeter les bases d'un futur lobby turc en France."
L'Express
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/france-turquie-comment-sarkozy-a-cree-un-lobby-turc_1077481.html
31 janvier 2012
France
La communaute installee dans l'Hexagone n'a pu bloquer l'adoption de
la loi reprimant la negation des genocides. Mais, si la question des
massacres de 1915 la divise, elle se rassemble autour de la liberte
d'expression. Et s'organise pour, a l'avenir, faire entendre sa voix.
Ils ont perdu la bataille mais, cette fois-ci, ils sont alles au
combat en rangs serres. En 2001, lors du vote de la reconnaissance du
genocide armenien par le Parlement, ils etaient restes cois. En 2006,
lors d'un premier vote par l'Assemblee nationale d'une penalisation
de la negation du genocide armenien de 1915, seule une infime partie
des Turcs de France - ils seraient de 500 000 a 600 000 dans tout
l'Hexagone - etait descendue dans la rue. Six ans plus tard, la
mobilisation est tout autre. Le 21 janvier, deux jours avant l'adoption
par le Senat d'un texte reprimant "la negation ou la minimisation
outrancière" des genocides reconnus par la loi, de 20.000 a 30.000
manifestants, drapeaux frappes du croissant et tricolores meles,
battaient le pave parisien. Du jamais vu. Et l'activisme des consulats
turcs n'explique pas tout. "Cette fois-ci, nos plaies etaient trop
vives, explique Hikmet Turk, un entrepreneur en bâtiment, porte-parole
du Comite de coordination des associations franco-turques a l'origine
de la protestation. Qu'une loi electoraliste bafoue notre liberte
d'expression, nous les Francais d'origine turque, nous ne pouvons le
tolerer." La liste des griefs est longue. "Pseudo-genocide, question
chypriote, statut des orthodoxes, notre president Nicolas Sarkozy,
qui s'oppose a l'entree de la Turquie dans l'UE: les medias passent
leur temps a dire du mal des Turcs, denonce Ahmet Ogras, un ingenieur
de 40 ans qui anime l'Union des democrates europeens turcs.
Or une nouvelle generation arrive, mieux eduquee, plus active et
consciente de ses droits citoyens."
Opposes sur la nature des faits, unis sur les principes
Les Turcs de France restent divises sur la qualification des evenements
de 1915. D'ailleurs dans la manifestation du 21, ce point saillant,
au coeur meme de la loi, etait soigneusement ecarte. "C'est aux
historiens de faire la lumière sur ce qui s'est reellement passe,
esquive Hikmet Turk. Mon arrière-grand-père, que j'ai connu, avait une
autre version que celle avancee par les Armeniens." "Je ne suis pas
competent: laissons les historiens travailler", rencherit Ahmet Ogras.
Cette loi electoraliste ne va qu'accentuer le communautarisme et le
nationalisme Coordinateur de l'Assemblee citoyenne des originaires
de Turquie (Acort), Umit Metin n'a pas, lui, rejoint le defile parce
que ses organisateurs "collent trop a l'histoire officielle des
evenements de 1915". Le 30 janvier, l'Acort organisait dans la mairie
du Xe arrondissement de Paris une projection-debat d'un film-hommage
consacre a Hrant Dink, un journaliste armenien de Turquie assassine en
2007 par un ultranationaliste. Au nom du dialogue entre communautes,
ce dernier, dans un entretien a L'Express, avait juge "imbecile" toute
tentative de penaliser la negation du genocide. Ce dialogue serait
desormais "menace par cette loi electoraliste, qui ne va qu'accentuer
le communautarisme et le nationalisme", a en croire Umit Metin.
Choc des memoires
C'est aussi au nom de la sauvegarde du debat entre Turcs et Armeniens
que le Congrès des etudiants turcs de France a envoye, avant le
vote, une longue lettre aux parlementaires francais les pressant de
repousser un texte qui aboutirait a "pourfendre litteralement le
dialogue long et sinueux amorce depuis quelques annees au sein de
la societe civile en Turquie". Sur les bords du Bosphore, après des
decennies de silence, le tabou sur les massacres de 1915 a, en effet,
ete leve par les intellectuels et les medias turcs. "Pour nous,
l'Etat turc doit ouvrir le dialogue, plaide Hakki Unal, etudiant
en sciences politiques a Strasbourg et president du Congrès. Mais
cette loi pousse a un choc des memoires et ne va contribuer qu'a
attiser les extremismes au sein des deux communautes. Me traiter de
negationniste, parce que l'Etat turc a voulu effacer des memoires ce
qui s'est passe, n'est pas acceptable." Les etudiants ont ete decus:
seuls six parlementaires ont pris la peine de leur repondre.
"Dommages pour les deux pays"
Sur la nature des faits survenus en 1915 - genocide ou pas -, la
communaute turque reste donc divisee. Sur la question des principes,
toutefois, elle retrouve une ligne commune afin de denoncer l'atteinte
a la liberte d'expression que constituerait la loi. C'est aussi
le moyen d'eviter que ses prises de position ne soient reduites
a l'expression d'un ghetto communautaire. Sur un grand placard
publicitaire paru, le 21 janvier, dans quelques quotidiens, le
Comite de coordination des associations franco-turques prend ainsi
soin d'elever a un niveau plus general la polemique en mettant en
avant les reticences de nombreux historiens de renom, au premier
rang desquels Pierre Nora, oppose aux "revendications memorielles
de groupes particuliers". Sans oublier de citer la tribune indignee
de l'ancien president du Conseil constitutionnel, Robert Badinter,
dans Le Monde, ramassee en une formule choc: "Le Parlement francais
n'a pas recu de la Constitution competence pour dire l'Histoire."
En amont, plus discrètement, les patrons turcs ont, eux aussi, tente
de geler la mecanique legislative. Une delegation de la Tusiad -
le patronat liberal, accoutume a mener une diplomatie parallèle en
Europe - conduite par le president de l'Union des chambres et des
Bourses de Turquie (Tobb), Rifat Hisarciklioglu, s'est rendue a Paris,
en decembre 2011, afin de mettre en garde contre les "dommages pour
les deux pays" que causerait le vote de la loi.
Les Turcs ont plaide auprès de Laurence Parisot, patronne du Medef,
et d'Henri de Castries, president du directoire d'Axa, un des
piliers de l'Institut du Bosphore, une association basee a Paris,
fondee pour defendre aux yeux de l'opinion francaise la cause de la
Turquie europeenne. Sans resultat, a l'evidence.
Meme si certains de ses membres comme les journalistes Alexandre Adler
et Bernard Guetta, ont denonce le texte de loi, "l'Institut n'a pas
souhaite prendre de position collective, explique sa directrice, Serap
Atan. Mais les Turcs de France ont pris conscience avec cet episode
qu'ils ne pouvaient plus rester silencieux sauf a etre stigmatises".
Le texte bloque par un recours de parlementaires
Une bombe atomique pour l'Elysee qui n'a rien vu venir President
du groupe France-Turquie a l'Assemblee nationale, le depute (UMP)
du Lot-et-Garonne Michel Diefenbacher a bataille jusqu'au bout contre
l'adoption du texte. "Le rôle du Parlement n'est pas de prendre parti
pour une communaute contre l'autre, justifie-t-il. En outre, notre
mission est de favoriser les relations entre nos pays. Or, dans les
deux cas, cette loi aboutit a un effet inverse." Après l'adoption
du texte par les deux chambres, il n'a pas menage ses efforts,
en parallèle avec les senateurs du groupe RDSE, afin de reunir 60
signatures parmi ses collègues afin de deferer la loi devant le
Conseil constitutionnel.
La manoeuvre a finalement reussi. A la surprise generale, le 31
janvier, le Conseil etait saisi de deux recours, l'un emanant de
65 deputes, l'autre de 77 senateurs. "C'est une bombe atomique pour
l'Elysee qui n'a rien vu venir" declarait le depute UMP Lionel Tardy,
l'un des signataires. Les parlementaires s'associant au recours sont
issus de tous les groupes. Pour la communaute franco-turque, ce coup
de theâtre justifie leur mobilisation. "Bravo Nicolas Sarkozy !
ironise Umit Metin, coordinateur de l'Acort. Il aura tout fait pour
jeter les bases d'un futur lobby turc en France."