COLLOQUE DE L'INSTITUT DE DROIT PENAL DU BARREAU DE PARIS
Jean Eckian
armenews.com
mercredi 8 fevrier 2012
Penalisation de la Negation des Genocides : Pour ou Contre ?
L'Institut de Droit Penal du Barreau de Paris organisait le 6 fevrier
2012 un colloque intitule : " Penalisation de la negation des genocides
: pour ou contre ? ".
Ce colloque a reuni un prestigieux plateau d'intervenants de haut vol,
souvent bien connus de la communaute armenienne. Present egalement
dans la salle, maître Bernard Jouanneau. Autour du moderateur de la
conference, maître Vincent Niore, president delegue de l'Institut
de droit penal : maître Jean-Yves Le Borgne, ancien vice-bâtonnier
du barreau de Paris et president de l'Institut de Droit Penal ;
maître Henri Leclerc, ancien president de la Ligue des Droits de
l'Homme et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal ; maître
Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier du barreau de Paris
et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal ; maître Basile
Ader, membre du conseil de l'Ordre ; maître Sevag Torossian, avocat
au barreau de Paris ; maître Ron Soffer, avocat aux barreaux de Paris
et New-York ; et maître Mario Stasi, ancien bâtonnier du barreau de
Paris et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal.
Vincent Niore a ouvert le colloque en presence de representants de
la Representation du Haut-Karabagh, de l'Ambassade d'Armenie a Paris,
du CRIF, et des co-presidents du CCAF.
Il a tout d'abord rappele les actions conduites par les avocats
francais en solidarite des avocats persecutes ou emprisonnes, notamment
en Syrie, en Chine et en Turquie.
Il a souligne que l'eventuel succès du recours forme par les
parlementaires contre la loi Boyer (et singulièrement l'article 5
de ce recours) ouvrirait la voie a une remise en question de la loi
Gayssot elle-meme.
Il a enfin rappele la position de l'Association Turque des Droits de
l'homme (IHD) : " La negation d'un genocide est une agression envers
les descendants des victimes ".
Introduction de Maître Jean-Yves Le Borgne : " le verbe peut-il etre
le prolongement d'un crime ? "
Maître Le Borgne a concentre son propos sur quelques questions,
soulignant que son opinion n'etait pas faite sur l'opportunite ou non
d'une loi. Les insupportables excès du negationnisme doivent-ils etre
jugules par l'interdiction ou bien par le debat et la demonstration
rationnelle, s'est-il interroge. Il y a quelque chose de desesperant
a devoir interdire la pensee mauvaise, a devoir eriger une sorte de
bien-pensance qui traduit en fait une absence de foi dans le bon sens
et la capacite de jugement de nos concitoyens.
Au fond fixant une borne morale, la loi ferait le constat de
l'incapacite des Francais a se reperer par eux-memes, a identifier
ce qui est mensonger et scandaleux.
Autre questionnement, le verbe peut-il etre le prolongement d'un
crime ? L'indecence et l'attitude scandaleuse que representent la
negation d'un crime et l'edulcoration de l'histoire, doivent-elles
etre designees comme un crime ?
Ce n'est pas necessairement parce qu'il est juste de dire que le
negationnisme est moralement condamnable qu'il faudrait par consequent
eriger une loi, et baliser la liberte de pensee par un interdit.
Maître Le Borgne a rappele le rôle crucial de l'education, citant en
exemple la loi Taubira qui encourage l'enseignement de l'histoire de
l'esclavage dans les programmes scolaires. Il a invite a renforcer cet
aspect dans le cas du genocide armenien, dont l'enseignement pourrait
trouver une plus grande place par exemple dans l'enseignement de la
première guerre mondiale.
Il a enfin suggere que les lois destinees a combattre la negation et
a baliser l'expression publique pourraient etre de nature temporaire
(par exemple 10 ans), avec un renouvellement ou non en fonction de
la persistance ou non d'un discours negationniste dans l'espace public.
Ce faisant, cela attenuerait le sentiment de " verite officielle ".
Intervention de Maître Henri Leclerc : " une verite affirmee par la
loi est une verite affaiblie "
Maître Henri Leclerc a tout d'abord longuement rappele que le
gouvernement turc nie la realite du genocide et met ainsi curieusement
ses pas dans ceux des Jeunes-Turcs ; le negationnisme aboutit a la
situation absurde où M. Erdogan " couvre " Talaat Pacha. Encore plus
grave, derrière l'etat turc, le peuple turc est trompe, maintenu dans
l'ignorance, et supporte le poids de ce mensonge, alors meme qu'il
ne porte aucunement la responsabilite de ce crime. En organisant
le negationnisme, l'etat turc attise les tensions entre Turcs et
Armeniens. Dans ce contexte, les prises de positions d'Orhan Pamuk
et de nombreux intellectuels turcs et les reactions de la societe
turque après la mort de Hrant Dink sont tout a fait notables.
Rappelant ses 30 annees de combat comme avocat, comme president de la
Ligue des Droits de l'homme et comme citoyen, contre les negationnismes
et pour la reconnaissance du genocide armenien en particulier, Maître
Henri Leclerc s'est dit très reserve envers cette loi.
Faut-il nommer par une loi deux genocides ou tous les genocides ;
pourquoi exclure la politique deliberee de famine conduite par l'URSS
a l'egard de l'Ukraine, qui entraîna la mort de cinq millions de
personnes ? pourquoi ne pas mentionner le genocide des Assyro-Chaldeens
concomitant de celui des Armeniens, ou celui des Vendeens durant la
revolution francaise ? Et pourquoi poser seulement le problème de la
negation des genocides et non celle de la negation des crimes contre
l'humanite (comme l'esclavage par exemple) s'est-il encore interroge.
De meme qu'il etait reserve sur la loi Gayssot, Maître Leclerc est
reserve sur la loi Boyer : il n'y a plus de delit de blasphème,
plus de verite officielle, et ces lois marquent d'une certaine facon
une regression.
L'alternative a la loi consiste a faire triompher la verite par la
raison. Dans une formule ramassee, Maître Leclerc a souligne qu'une
verite affirmee par la loi est une verite affaiblie.
En l'absence de Robert Badinter, qui s'etait desiste le matin meme,
Maître Niore a lu de larges extraits de l'article que l'ancien garde
des Sceaux avait fait paraître dans le Monde du 16 janvier 2012.
Intervention de Maître Charrière-Bournazel : " Le negationniste fait
injure a l'humanite "
Maître Charrière-Bournazel a souligne que le caractère effroyable
du crime contre l'humanite exige la prise en compte d'une dimension
universelle de ce qui a ete commis et de ce qui a ete souffert. Or
celui qui nie le genocide nie la souffrance et la mort.
A la difference des juifs d'Europe, les Armeniens n'ont pas beneficie
de la justice des hommes, et le crime est reste pour l'essentiel
impuni.
Le droit doit aussi savoir plonger ses racines dans le c~\ur, et ne pas
se limiter a des arguties juridiques ou a une conception integriste
d'une liberte d'expression absolue. En effet, le mot " liberte
d'expression " n'est nullement porteur d'une sorte d'immunite, et les
mots peuvent faire le mal : ce sont des mots qui font la calomnie,
le harcèlement, le chantage ou l'outrage par exemple, a-t-il souligne.
Les debats autour de la loi Boyer se resume souvent a jouer avec
des abstractions ou des dogmes eriges en principes ; or ce n'est
pas avec des abstractions qu'on resout les problèmes de la haine,
de l'aveuglement et du negationnisme.
Celui qui nie l'evidence, et d'autant plus lorsque les victimes n'ont
pas beneficie de la justice des hommes, attise leur souffrance et celle
de leurs descendants, leur fait injure et fait injure a l'humanite. Et
l'injure doit etre poursuivie.
Ecouter ICI
Intervention de Basile Ader : " Avec la loi, c'est au juge que revient
l'appreciation "
S'appuyant sur sa longue pratique de la mise en application de la loi
Gayssot, il a souligne que la loi laisse au juge le soin d'evaluer
ce qui doit etre sanctionner, du fait en particulier de l'acceptation
assez extensive du terme meme de " contestation ".
Après une analyse assez technique de 3 cas precis, il a mise en
evidence que les contestations par insinuation, par mise en doute
ou par dissimulation par exemple sont des cas qui ont ete retenus et
sanctionnes par le juge.
Par ailleurs, aucun historien n'a ete inquiete au titre de la loi
Gayssot.
Intervention de Sevag Torossian : " La loi Boyer, une loi a portee
universelle "
Maître Torossian a d'abord souligne a quel point l'histoire du genocide
armenien, et l'histoire de sa negation, restent mal connues en France,
et ne l'etaient quasiment pas du tout avant la fin des annees 90. C'est
la loi de 2001 et le combat pour sa preparation qui ont permis que le
genocide armenien puisse sortir du deni dans lequel il etait enferme.
Maître Torossian a rappele que la loi Boyer a touche une fibre
sensible dans le debat francais, celle du rapport a la memoire,
celle de l'universalite d'un crime contre l'humanite ; or la France
n'est peut-etre pas encore a l'aise avec cette notion d'universalite,
de transcendance.
Sur le negationnisme lui-meme, Sevag Torossian a rappele la definition
de l'historien Richard Hovannisian : " Le negationnisme, c'est le
crime qui detruit la memoire du crime ".
La gravite de delit, a-t-il poursuivi, exige une sanction adaptee
a son ampleur, a l'ampleur de l'atteinte a la dignite humaine qu'il
represente.
En montrant du doigt le " negationnisme collectif ", le president
Sarkozy a pointe ce qui fait la specificite du negationnisme du
genocide armenien, celle d'etre un negationnisme d'Etat ; il a eu
une intuition juste, mettant en evidence une carence juridique,
a laquelle la loi Boyer apporte une solution d'avant-garde par son
universalite (elle ne cite aucun genocide en particulier, et a vocation
a s'appliquer a tout genocide que la France pourrait reconnaître s'il
etait confronte a un deni actif).
Par ailleurs, maître Torossian a souligne la difference de contexte
entre la loi Gayssot (une loi " post reconnaissance ", intervenant
après la pleine reconnaissance de la Shoah par l'Allemagne), et la
loi Boyer (une loi " pre-reconnaissance " pour ce qui concerne la
reconnaissance du genocide armenien par la Turquie).
Comment lutter efficacement, s'est-il interroge, contre les crimes
contre l'humanite sans meme lutter contre leur negation ?
Maître Torossian est longuement revenu sur l'argument oppose a la
penalisation de la negation du genocide armenien, selon lequel le
genocide armenien ne beneficierait pas de l'autorite de la chose
jugee. Argument tortueux selon lui qui reviendrait a dire qu'au fond
la loi Gayssot incriminerait simplement la contestation d'une decision
de justice (celle du tribunal de Nuremberg). Argument irrecevable
meme puisqu'il reviendrait a dire que la contestation d'une decision
de justice pourrait a elle seule conduire en prison. Il s'est eleve
contre le detournement du fondement de l'autorite de la chose jugee,
qui est simplement d'eviter les procedures a repetition sur des faits
deja juges. En aucun cas la verite ne se confond avec l'autorite de la
chose jugee - l'absence d'un jugement n'ôte rien a la verite d'un fait.
Il a egalement rappele que, dès mai 1915, les puissances de l'Entente,
et tout particulièrement la France, avait appele au jugement des
criminels qui orchestraient l'extermination des Armeniens ; que le
traite de Sèvres en 1920 prevoyait la mise en place d'une juridiction
internationale a cet effet ; mais que les tractations ont finalement
eu raison de ces procès internationaux qui n'eurent finalement jamais
lieu, et que le Traite de Lausanne (1923) accorda finalement une
amnistie generale.
En conclusion, maître Torossian a souligne que ce que vise la loi
Boyer, c'est la contestation " outrancière ", donc l'intention de
nuire et la mauvaise foi. L'interrogation de l'historien implique,
elle, au contraire une responsabilite professionnelle, une demarche
scientifique.
Il a enfin illustre quelques troubles a l'ordre public recents a
caractère negationniste, montrant la necessite d'une loi.
Intervention de Ron Soffer : "le cas americain"
Maître Soffer a principalement concentre son expose sur
l'impossibilite absolue en droit americain de legiferer sur la liberte
d'expression. Dans ce cadre, une loi penalisant le negationnisme est
tout a fait impossible. En revanche, un jugement civil peut condamner
a dommages et interets en reparation d'un prejudice, mais c'est une
voie souvent difficile.
Synthèse des debats par maître Stasi (a droite sur la photo, en
discussion avec Ara Toranian et maître Henri Leclerc)
Maître Stasi a souligne que le legislateur a aussi pour rôle de dire
ce qui ne doit pas etre oublie, de poser des rappels pour se souvenir
et reflechir.
En ce sens, la loi Boyer, par les debats auxquels elle a donne lieu,
a deja pleinement rempli cet objectif, car elle a permis de bien
connaître l'histoire du genocide armenien, et meme d'une part meconnue
de l'histoire et du rôle de la France a cette epoque.
Selon Maître Stasi, par son universalite et par ses mentions claires
de " l'outrance " et sa reference au code penal, la loi Boyer est
irreprochable dans sa formulation. En effet, les faits historiques
concernes sont averes, et la minimisation outrancière est celle qui
revient a mettre en cause la realite du crime.
S'appuyant sur le jugement de Bernard Lewis en 1995, il a souligne
que le negationnisme est punissable car il ravive les douleurs.
Il a egalement estime qu'empecher la promulgation d'une loi pour
des motifs d'opportunite politique, diplomatique ou economique est
intolerable : où s'arrete l'opportunisme politique et où commencent
la complaisance, voire la complicite.
Il a lui aussi estime que la recherche historique ne court pas de
danger puisque seule l'outrance est visee.
Par ailleurs, il a estime que s'en prendre a la loi Boyer, c'est ouvrir
la porte a une remise en question de la loi Gayssot, et que c'est la
l'objectif non avoue d'un certain nombre d'opposants a la loi Boyer.
Nier la verite, c'est insulter les victimes et leurs descendants,
et l'insulte vaut reparation, a-t-il conclu.
Jean Eckian
armenews.com
mercredi 8 fevrier 2012
Penalisation de la Negation des Genocides : Pour ou Contre ?
L'Institut de Droit Penal du Barreau de Paris organisait le 6 fevrier
2012 un colloque intitule : " Penalisation de la negation des genocides
: pour ou contre ? ".
Ce colloque a reuni un prestigieux plateau d'intervenants de haut vol,
souvent bien connus de la communaute armenienne. Present egalement
dans la salle, maître Bernard Jouanneau. Autour du moderateur de la
conference, maître Vincent Niore, president delegue de l'Institut
de droit penal : maître Jean-Yves Le Borgne, ancien vice-bâtonnier
du barreau de Paris et president de l'Institut de Droit Penal ;
maître Henri Leclerc, ancien president de la Ligue des Droits de
l'Homme et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal ; maître
Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier du barreau de Paris
et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal ; maître Basile
Ader, membre du conseil de l'Ordre ; maître Sevag Torossian, avocat
au barreau de Paris ; maître Ron Soffer, avocat aux barreaux de Paris
et New-York ; et maître Mario Stasi, ancien bâtonnier du barreau de
Paris et president d'honneur de l'Institut de Droit Penal.
Vincent Niore a ouvert le colloque en presence de representants de
la Representation du Haut-Karabagh, de l'Ambassade d'Armenie a Paris,
du CRIF, et des co-presidents du CCAF.
Il a tout d'abord rappele les actions conduites par les avocats
francais en solidarite des avocats persecutes ou emprisonnes, notamment
en Syrie, en Chine et en Turquie.
Il a souligne que l'eventuel succès du recours forme par les
parlementaires contre la loi Boyer (et singulièrement l'article 5
de ce recours) ouvrirait la voie a une remise en question de la loi
Gayssot elle-meme.
Il a enfin rappele la position de l'Association Turque des Droits de
l'homme (IHD) : " La negation d'un genocide est une agression envers
les descendants des victimes ".
Introduction de Maître Jean-Yves Le Borgne : " le verbe peut-il etre
le prolongement d'un crime ? "
Maître Le Borgne a concentre son propos sur quelques questions,
soulignant que son opinion n'etait pas faite sur l'opportunite ou non
d'une loi. Les insupportables excès du negationnisme doivent-ils etre
jugules par l'interdiction ou bien par le debat et la demonstration
rationnelle, s'est-il interroge. Il y a quelque chose de desesperant
a devoir interdire la pensee mauvaise, a devoir eriger une sorte de
bien-pensance qui traduit en fait une absence de foi dans le bon sens
et la capacite de jugement de nos concitoyens.
Au fond fixant une borne morale, la loi ferait le constat de
l'incapacite des Francais a se reperer par eux-memes, a identifier
ce qui est mensonger et scandaleux.
Autre questionnement, le verbe peut-il etre le prolongement d'un
crime ? L'indecence et l'attitude scandaleuse que representent la
negation d'un crime et l'edulcoration de l'histoire, doivent-elles
etre designees comme un crime ?
Ce n'est pas necessairement parce qu'il est juste de dire que le
negationnisme est moralement condamnable qu'il faudrait par consequent
eriger une loi, et baliser la liberte de pensee par un interdit.
Maître Le Borgne a rappele le rôle crucial de l'education, citant en
exemple la loi Taubira qui encourage l'enseignement de l'histoire de
l'esclavage dans les programmes scolaires. Il a invite a renforcer cet
aspect dans le cas du genocide armenien, dont l'enseignement pourrait
trouver une plus grande place par exemple dans l'enseignement de la
première guerre mondiale.
Il a enfin suggere que les lois destinees a combattre la negation et
a baliser l'expression publique pourraient etre de nature temporaire
(par exemple 10 ans), avec un renouvellement ou non en fonction de
la persistance ou non d'un discours negationniste dans l'espace public.
Ce faisant, cela attenuerait le sentiment de " verite officielle ".
Intervention de Maître Henri Leclerc : " une verite affirmee par la
loi est une verite affaiblie "
Maître Henri Leclerc a tout d'abord longuement rappele que le
gouvernement turc nie la realite du genocide et met ainsi curieusement
ses pas dans ceux des Jeunes-Turcs ; le negationnisme aboutit a la
situation absurde où M. Erdogan " couvre " Talaat Pacha. Encore plus
grave, derrière l'etat turc, le peuple turc est trompe, maintenu dans
l'ignorance, et supporte le poids de ce mensonge, alors meme qu'il
ne porte aucunement la responsabilite de ce crime. En organisant
le negationnisme, l'etat turc attise les tensions entre Turcs et
Armeniens. Dans ce contexte, les prises de positions d'Orhan Pamuk
et de nombreux intellectuels turcs et les reactions de la societe
turque après la mort de Hrant Dink sont tout a fait notables.
Rappelant ses 30 annees de combat comme avocat, comme president de la
Ligue des Droits de l'homme et comme citoyen, contre les negationnismes
et pour la reconnaissance du genocide armenien en particulier, Maître
Henri Leclerc s'est dit très reserve envers cette loi.
Faut-il nommer par une loi deux genocides ou tous les genocides ;
pourquoi exclure la politique deliberee de famine conduite par l'URSS
a l'egard de l'Ukraine, qui entraîna la mort de cinq millions de
personnes ? pourquoi ne pas mentionner le genocide des Assyro-Chaldeens
concomitant de celui des Armeniens, ou celui des Vendeens durant la
revolution francaise ? Et pourquoi poser seulement le problème de la
negation des genocides et non celle de la negation des crimes contre
l'humanite (comme l'esclavage par exemple) s'est-il encore interroge.
De meme qu'il etait reserve sur la loi Gayssot, Maître Leclerc est
reserve sur la loi Boyer : il n'y a plus de delit de blasphème,
plus de verite officielle, et ces lois marquent d'une certaine facon
une regression.
L'alternative a la loi consiste a faire triompher la verite par la
raison. Dans une formule ramassee, Maître Leclerc a souligne qu'une
verite affirmee par la loi est une verite affaiblie.
En l'absence de Robert Badinter, qui s'etait desiste le matin meme,
Maître Niore a lu de larges extraits de l'article que l'ancien garde
des Sceaux avait fait paraître dans le Monde du 16 janvier 2012.
Intervention de Maître Charrière-Bournazel : " Le negationniste fait
injure a l'humanite "
Maître Charrière-Bournazel a souligne que le caractère effroyable
du crime contre l'humanite exige la prise en compte d'une dimension
universelle de ce qui a ete commis et de ce qui a ete souffert. Or
celui qui nie le genocide nie la souffrance et la mort.
A la difference des juifs d'Europe, les Armeniens n'ont pas beneficie
de la justice des hommes, et le crime est reste pour l'essentiel
impuni.
Le droit doit aussi savoir plonger ses racines dans le c~\ur, et ne pas
se limiter a des arguties juridiques ou a une conception integriste
d'une liberte d'expression absolue. En effet, le mot " liberte
d'expression " n'est nullement porteur d'une sorte d'immunite, et les
mots peuvent faire le mal : ce sont des mots qui font la calomnie,
le harcèlement, le chantage ou l'outrage par exemple, a-t-il souligne.
Les debats autour de la loi Boyer se resume souvent a jouer avec
des abstractions ou des dogmes eriges en principes ; or ce n'est
pas avec des abstractions qu'on resout les problèmes de la haine,
de l'aveuglement et du negationnisme.
Celui qui nie l'evidence, et d'autant plus lorsque les victimes n'ont
pas beneficie de la justice des hommes, attise leur souffrance et celle
de leurs descendants, leur fait injure et fait injure a l'humanite. Et
l'injure doit etre poursuivie.
Ecouter ICI
Intervention de Basile Ader : " Avec la loi, c'est au juge que revient
l'appreciation "
S'appuyant sur sa longue pratique de la mise en application de la loi
Gayssot, il a souligne que la loi laisse au juge le soin d'evaluer
ce qui doit etre sanctionner, du fait en particulier de l'acceptation
assez extensive du terme meme de " contestation ".
Après une analyse assez technique de 3 cas precis, il a mise en
evidence que les contestations par insinuation, par mise en doute
ou par dissimulation par exemple sont des cas qui ont ete retenus et
sanctionnes par le juge.
Par ailleurs, aucun historien n'a ete inquiete au titre de la loi
Gayssot.
Intervention de Sevag Torossian : " La loi Boyer, une loi a portee
universelle "
Maître Torossian a d'abord souligne a quel point l'histoire du genocide
armenien, et l'histoire de sa negation, restent mal connues en France,
et ne l'etaient quasiment pas du tout avant la fin des annees 90. C'est
la loi de 2001 et le combat pour sa preparation qui ont permis que le
genocide armenien puisse sortir du deni dans lequel il etait enferme.
Maître Torossian a rappele que la loi Boyer a touche une fibre
sensible dans le debat francais, celle du rapport a la memoire,
celle de l'universalite d'un crime contre l'humanite ; or la France
n'est peut-etre pas encore a l'aise avec cette notion d'universalite,
de transcendance.
Sur le negationnisme lui-meme, Sevag Torossian a rappele la definition
de l'historien Richard Hovannisian : " Le negationnisme, c'est le
crime qui detruit la memoire du crime ".
La gravite de delit, a-t-il poursuivi, exige une sanction adaptee
a son ampleur, a l'ampleur de l'atteinte a la dignite humaine qu'il
represente.
En montrant du doigt le " negationnisme collectif ", le president
Sarkozy a pointe ce qui fait la specificite du negationnisme du
genocide armenien, celle d'etre un negationnisme d'Etat ; il a eu
une intuition juste, mettant en evidence une carence juridique,
a laquelle la loi Boyer apporte une solution d'avant-garde par son
universalite (elle ne cite aucun genocide en particulier, et a vocation
a s'appliquer a tout genocide que la France pourrait reconnaître s'il
etait confronte a un deni actif).
Par ailleurs, maître Torossian a souligne la difference de contexte
entre la loi Gayssot (une loi " post reconnaissance ", intervenant
après la pleine reconnaissance de la Shoah par l'Allemagne), et la
loi Boyer (une loi " pre-reconnaissance " pour ce qui concerne la
reconnaissance du genocide armenien par la Turquie).
Comment lutter efficacement, s'est-il interroge, contre les crimes
contre l'humanite sans meme lutter contre leur negation ?
Maître Torossian est longuement revenu sur l'argument oppose a la
penalisation de la negation du genocide armenien, selon lequel le
genocide armenien ne beneficierait pas de l'autorite de la chose
jugee. Argument tortueux selon lui qui reviendrait a dire qu'au fond
la loi Gayssot incriminerait simplement la contestation d'une decision
de justice (celle du tribunal de Nuremberg). Argument irrecevable
meme puisqu'il reviendrait a dire que la contestation d'une decision
de justice pourrait a elle seule conduire en prison. Il s'est eleve
contre le detournement du fondement de l'autorite de la chose jugee,
qui est simplement d'eviter les procedures a repetition sur des faits
deja juges. En aucun cas la verite ne se confond avec l'autorite de la
chose jugee - l'absence d'un jugement n'ôte rien a la verite d'un fait.
Il a egalement rappele que, dès mai 1915, les puissances de l'Entente,
et tout particulièrement la France, avait appele au jugement des
criminels qui orchestraient l'extermination des Armeniens ; que le
traite de Sèvres en 1920 prevoyait la mise en place d'une juridiction
internationale a cet effet ; mais que les tractations ont finalement
eu raison de ces procès internationaux qui n'eurent finalement jamais
lieu, et que le Traite de Lausanne (1923) accorda finalement une
amnistie generale.
En conclusion, maître Torossian a souligne que ce que vise la loi
Boyer, c'est la contestation " outrancière ", donc l'intention de
nuire et la mauvaise foi. L'interrogation de l'historien implique,
elle, au contraire une responsabilite professionnelle, une demarche
scientifique.
Il a enfin illustre quelques troubles a l'ordre public recents a
caractère negationniste, montrant la necessite d'une loi.
Intervention de Ron Soffer : "le cas americain"
Maître Soffer a principalement concentre son expose sur
l'impossibilite absolue en droit americain de legiferer sur la liberte
d'expression. Dans ce cadre, une loi penalisant le negationnisme est
tout a fait impossible. En revanche, un jugement civil peut condamner
a dommages et interets en reparation d'un prejudice, mais c'est une
voie souvent difficile.
Synthèse des debats par maître Stasi (a droite sur la photo, en
discussion avec Ara Toranian et maître Henri Leclerc)
Maître Stasi a souligne que le legislateur a aussi pour rôle de dire
ce qui ne doit pas etre oublie, de poser des rappels pour se souvenir
et reflechir.
En ce sens, la loi Boyer, par les debats auxquels elle a donne lieu,
a deja pleinement rempli cet objectif, car elle a permis de bien
connaître l'histoire du genocide armenien, et meme d'une part meconnue
de l'histoire et du rôle de la France a cette epoque.
Selon Maître Stasi, par son universalite et par ses mentions claires
de " l'outrance " et sa reference au code penal, la loi Boyer est
irreprochable dans sa formulation. En effet, les faits historiques
concernes sont averes, et la minimisation outrancière est celle qui
revient a mettre en cause la realite du crime.
S'appuyant sur le jugement de Bernard Lewis en 1995, il a souligne
que le negationnisme est punissable car il ravive les douleurs.
Il a egalement estime qu'empecher la promulgation d'une loi pour
des motifs d'opportunite politique, diplomatique ou economique est
intolerable : où s'arrete l'opportunisme politique et où commencent
la complaisance, voire la complicite.
Il a lui aussi estime que la recherche historique ne court pas de
danger puisque seule l'outrance est visee.
Par ailleurs, il a estime que s'en prendre a la loi Boyer, c'est ouvrir
la porte a une remise en question de la loi Gayssot, et que c'est la
l'objectif non avoue d'un certain nombre d'opposants a la loi Boyer.
Nier la verite, c'est insulter les victimes et leurs descendants,
et l'insulte vaut reparation, a-t-il conclu.