GENOCIDE ARMENIEN : LA TURQUIE N'ACCEPTERA JAMAIS D'ETRE TAXEE DE "NEGATIONNISTE"
Le Nouvel Observateur
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/318437-genocide-armenien-la-turquie-n-acceptera-jamais-d-etre-taxee-de-negationniste.html
8 fev 2012
France
A la fin du mois de janvier, le debat fut vif entre partisans et
opposants d'une loi francaise penalisant la negation du genocide
armenien. "Le Nouvel Observateur" a couvert le sujet a travers de
nombreux articles, dont un que le porte-parole de l'ambassadeur de
Turquie en France, Engin Solakoglu, souhaite commenter.
La raison pour laquelle j'ai senti le besoin d'ecrire cette tribune est
l'article signe par Laure Marchand paru dans "Le Nouvel Observateur" au
debut du mois de fevrier et egalement publie sur le site internet. Je
voudrais repondre une a une aux allegations qu'il contient, a commencer
par son titre : "Genocide armenien : un tabou qui se fissure".
Quelques bases historiques...
Il est vrai que la question armenienne a longtemps ete un tabou en
Turquie. Mais elle etait loin d'etre le seul sujet mis a part. Tout
un passe pre-republicain a fait l'objet d'une amnesie totale et cela
pour une bonne raison : il fallait oublier les tragedies vecues par
tous les peuples du pourtour anatolien y compris par les Turcs pour
pouvoir construire un avenir denue d'inimitie et d'esprit de vengeance.
C'etait le choix reflechi d'Ataturk qui voulait bâtir une nouvelle
nation, en ligne avec la definition de Renan, a partir des debris
d'un empire annihile non seulement a cause de son ineptie de gerer
plusieurs peuples d'une manière juste et equitable mais aussi de
l'ingerence des autres empires coloniaux qui n'ont jamais rate une
seule occasion de "diviser pour mieux regner" en attisant les haines
entre les peuples de la region.
Un des aspects inconnus de ce sujet en France est que la population de
la Turquie en 1923 etait seulement de 9,5 millions, dont 4 millions
etaient des immigres turcs et/ou Musulmans des Balkans, de la Grèce
et du Caucase, tous rescapes des massacres perpetues contre ces
populations qui vivaient dans ces contrees depuis plus de 4 siècles.
Il etait important pour le nouveau regime turc de faire oublier le
passe, de ne pas attiser une nostalgie paralysante ou un irredentisme
destructeur qui auraient des effets nefastes pour la reconstruction
d'un pays devaste par des guerres successives de 1911 a 1922.
"Negationnisme" : une simplification erronee et trompeuse
Après avoir donne ces details historiques meconnus ou inconnus en
France, je peux dire avec le c~\ur net en tant que diplomate mais
aussi intellectuel turc que la Turquie n'acceptera jamais cette
qualification de "negationniste", qui ne constitue a nos yeux qu'un
raccourci intellectuel et une simplification erronee et trompeuse. Le
fait que la presse et la classe intellectuelle francaises la repètent
sans cesse jusqu'a l'eternite ne changera rien a notre vision et a
notre perception de notre histoire.
Il va sans dire que notre attitude ne consistera jamais non plus a
nier ou a minimiser les enormes souffrances du peuple armenien ni
leur douleur d'avoir perdu une grande partie de leur patrie ancestrale.
Nous les considèrerons toujours comme des victimes des visees
imperialistes de puissances etrangères qui ont essaye d'utiliser le
sang des Armeniens pour partager plus facilement l'empire mourant des
Ottomans. Soyons clair et net ; personne en Turquie n'osera dementir
le fait qu'en 1914, 1 million d'Armeniens vivaient sur les terres
anatoliennes et qu'il n'en reste actuellement en Turquie que 60.000.
Cela va de meme pour les 1,5 millions de Grecs d'Anatolie en 1920.
Toutefois, essayons aussi de voir la face noire de la lune : en 1910,
Salonique etait une ville majoritairement peuplee de Turcs musulmans
et juifs. Elle etait connue comme etant la plus grande ville juive en
Europe. Combien en reste t-il aujourd'hui ? En 1900, il existait plus
de 100.000 Turcs en Crète. Où sont-ils maintenant ? Qui se souvient
d'eux aujourd'hui a Paris ? Combien d'articles sur leur sort ont paru
au Nouvel Observateur ? Quel correspondant d'un journal francais base
a Athènes a eu l'idee d'aller chercher les traces des Turcs de Crète
ou de Rhodes ? Qui ose parler d'un million d'Azeris qui ont dû quitter
leurs terres a cause de l'occupation et du nettoyage ethnique de la
Republique d'Armenie ? Les millions de Circassiens chasses de leurs
terres ancestrales a partir de 1829 par l'Empire russe, des centaines
de milliers massacres par les Cosaques ou laisses pour mort dans les
eaux froides de la Mer Noire ont fait l'objet de combien d'articles
ou d'emissions televisees en France ?
Tout cela pour dire que l'histoire de l'Humanite est aussi l'histoire
des tragedies humaines. Il est errone et injuste de faire un choix
entre les differentes tragedies vecues plus ou moins a la meme periode
et aux environs d'Anatolie. A partir du moment où on commence a
privilegier le drame d'un peuple a l'insu des autres, inevitablement
la question des "critères" s'impose. Pourquoi les souffrances des
Armeniens seraient-elles plus importantes que celles des Turcs ou
des Circassiens ? Aurons-nous le courage necessaire pour apporter
une reponse honnete a cette question ?
La question du "syndrome de Sèvres"
Pour revenir a l'article de Mme Marchand, il faut peut-etre parler
aussi de ce fameux "syndrome de Sèvres" (tire du nom de la ville où
fut signe en 1920 le traite de paix impose par les pays occidentaux
victorieux, qui morcelait l'Empire ottoman, ndlr), qu'une partie des
intellectuels turcs neo-liberaux aiment bien mentionner chaque fois
qu'il y a une discussion sur l'histoire de la Turquie.
Qualifier d'un "syndrome" ou d'une "paranoïa" les sentiments d'un
peuple par rapport a un traite signe en 1920 ; quand l'Empire Ottoman
etait mis a genoux, que sa capitale et une bonne partie de ses
territoires etaient militairement occupees par la France, la Grande
Bretagne, l'Italie et la Grèce, qui divisait d'une manière ehontee la
Thrace et l'Anatolie peuplees majoritairement par les turcs musulmans
en zone d'occupation, d'influence et des etats independants ; va bien
au-dela des limites de la raison et d'honnetete.
Le peuple turc et les cadres qui ont fonde la Republique turque n'ont
jamais oublie les cuirasses francais ou anglais defilant au Bosphore,
leurs canons diriges vers eux. Ils n'ont aucun complexe pour ne pas
avoir oublie egalement l'entree "triomphale" du Marechal Franchet
d'Esperay a Istanbul sur un cheval blanc, en faisant allusion a
celle du Mehmet le Conquerant en 1453 sous l'acclamation delirante
des sujets ottomans d'origine grecque et armenienne.
Le Traite de Sèvres etait l'edit de mort du peuple turc et il a ete
envoye aux oubliettes de l'histoire par le combat et les sacrifices de
ce meme peuple. Une lutte qui merite le respect au moins autant que la
lutte des resistants francais a la Seconde Guerre mondiale. Neanmoins,
nous serions prets a l'oublier volontiers si les autres n'avaient pas
insiste pour le rappeler regulièrement a diverses occasions depuis
la fondation de la Republique turque.
Le "peche originel" turc n'existe pas
Je terminerai cette tribune par quelques remarques sur "le peche
originel" que Mme Marchand mentionne dans son article, tout en etant
sûrement très heureuse d'avoir trouve une qualification intelligible
pour les Francais et suffisamment offensante pour les Turcs. Vous
savez aussi bien que moi que "le peche originel" n'existe pas dans
notre culture.
Il n'est pas question pour les Turcs de se sentir coupable ni
pour etre ne, ni pour avoir defendu leur patrie, et encore moins
pour avoir reussi a survivre au Traite de Sèvres. Il est clair que
cette qualification particulièrement blessante ne rend pas honneur
a son auteur.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
Le Nouvel Observateur
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/318437-genocide-armenien-la-turquie-n-acceptera-jamais-d-etre-taxee-de-negationniste.html
8 fev 2012
France
A la fin du mois de janvier, le debat fut vif entre partisans et
opposants d'une loi francaise penalisant la negation du genocide
armenien. "Le Nouvel Observateur" a couvert le sujet a travers de
nombreux articles, dont un que le porte-parole de l'ambassadeur de
Turquie en France, Engin Solakoglu, souhaite commenter.
La raison pour laquelle j'ai senti le besoin d'ecrire cette tribune est
l'article signe par Laure Marchand paru dans "Le Nouvel Observateur" au
debut du mois de fevrier et egalement publie sur le site internet. Je
voudrais repondre une a une aux allegations qu'il contient, a commencer
par son titre : "Genocide armenien : un tabou qui se fissure".
Quelques bases historiques...
Il est vrai que la question armenienne a longtemps ete un tabou en
Turquie. Mais elle etait loin d'etre le seul sujet mis a part. Tout
un passe pre-republicain a fait l'objet d'une amnesie totale et cela
pour une bonne raison : il fallait oublier les tragedies vecues par
tous les peuples du pourtour anatolien y compris par les Turcs pour
pouvoir construire un avenir denue d'inimitie et d'esprit de vengeance.
C'etait le choix reflechi d'Ataturk qui voulait bâtir une nouvelle
nation, en ligne avec la definition de Renan, a partir des debris
d'un empire annihile non seulement a cause de son ineptie de gerer
plusieurs peuples d'une manière juste et equitable mais aussi de
l'ingerence des autres empires coloniaux qui n'ont jamais rate une
seule occasion de "diviser pour mieux regner" en attisant les haines
entre les peuples de la region.
Un des aspects inconnus de ce sujet en France est que la population de
la Turquie en 1923 etait seulement de 9,5 millions, dont 4 millions
etaient des immigres turcs et/ou Musulmans des Balkans, de la Grèce
et du Caucase, tous rescapes des massacres perpetues contre ces
populations qui vivaient dans ces contrees depuis plus de 4 siècles.
Il etait important pour le nouveau regime turc de faire oublier le
passe, de ne pas attiser une nostalgie paralysante ou un irredentisme
destructeur qui auraient des effets nefastes pour la reconstruction
d'un pays devaste par des guerres successives de 1911 a 1922.
"Negationnisme" : une simplification erronee et trompeuse
Après avoir donne ces details historiques meconnus ou inconnus en
France, je peux dire avec le c~\ur net en tant que diplomate mais
aussi intellectuel turc que la Turquie n'acceptera jamais cette
qualification de "negationniste", qui ne constitue a nos yeux qu'un
raccourci intellectuel et une simplification erronee et trompeuse. Le
fait que la presse et la classe intellectuelle francaises la repètent
sans cesse jusqu'a l'eternite ne changera rien a notre vision et a
notre perception de notre histoire.
Il va sans dire que notre attitude ne consistera jamais non plus a
nier ou a minimiser les enormes souffrances du peuple armenien ni
leur douleur d'avoir perdu une grande partie de leur patrie ancestrale.
Nous les considèrerons toujours comme des victimes des visees
imperialistes de puissances etrangères qui ont essaye d'utiliser le
sang des Armeniens pour partager plus facilement l'empire mourant des
Ottomans. Soyons clair et net ; personne en Turquie n'osera dementir
le fait qu'en 1914, 1 million d'Armeniens vivaient sur les terres
anatoliennes et qu'il n'en reste actuellement en Turquie que 60.000.
Cela va de meme pour les 1,5 millions de Grecs d'Anatolie en 1920.
Toutefois, essayons aussi de voir la face noire de la lune : en 1910,
Salonique etait une ville majoritairement peuplee de Turcs musulmans
et juifs. Elle etait connue comme etant la plus grande ville juive en
Europe. Combien en reste t-il aujourd'hui ? En 1900, il existait plus
de 100.000 Turcs en Crète. Où sont-ils maintenant ? Qui se souvient
d'eux aujourd'hui a Paris ? Combien d'articles sur leur sort ont paru
au Nouvel Observateur ? Quel correspondant d'un journal francais base
a Athènes a eu l'idee d'aller chercher les traces des Turcs de Crète
ou de Rhodes ? Qui ose parler d'un million d'Azeris qui ont dû quitter
leurs terres a cause de l'occupation et du nettoyage ethnique de la
Republique d'Armenie ? Les millions de Circassiens chasses de leurs
terres ancestrales a partir de 1829 par l'Empire russe, des centaines
de milliers massacres par les Cosaques ou laisses pour mort dans les
eaux froides de la Mer Noire ont fait l'objet de combien d'articles
ou d'emissions televisees en France ?
Tout cela pour dire que l'histoire de l'Humanite est aussi l'histoire
des tragedies humaines. Il est errone et injuste de faire un choix
entre les differentes tragedies vecues plus ou moins a la meme periode
et aux environs d'Anatolie. A partir du moment où on commence a
privilegier le drame d'un peuple a l'insu des autres, inevitablement
la question des "critères" s'impose. Pourquoi les souffrances des
Armeniens seraient-elles plus importantes que celles des Turcs ou
des Circassiens ? Aurons-nous le courage necessaire pour apporter
une reponse honnete a cette question ?
La question du "syndrome de Sèvres"
Pour revenir a l'article de Mme Marchand, il faut peut-etre parler
aussi de ce fameux "syndrome de Sèvres" (tire du nom de la ville où
fut signe en 1920 le traite de paix impose par les pays occidentaux
victorieux, qui morcelait l'Empire ottoman, ndlr), qu'une partie des
intellectuels turcs neo-liberaux aiment bien mentionner chaque fois
qu'il y a une discussion sur l'histoire de la Turquie.
Qualifier d'un "syndrome" ou d'une "paranoïa" les sentiments d'un
peuple par rapport a un traite signe en 1920 ; quand l'Empire Ottoman
etait mis a genoux, que sa capitale et une bonne partie de ses
territoires etaient militairement occupees par la France, la Grande
Bretagne, l'Italie et la Grèce, qui divisait d'une manière ehontee la
Thrace et l'Anatolie peuplees majoritairement par les turcs musulmans
en zone d'occupation, d'influence et des etats independants ; va bien
au-dela des limites de la raison et d'honnetete.
Le peuple turc et les cadres qui ont fonde la Republique turque n'ont
jamais oublie les cuirasses francais ou anglais defilant au Bosphore,
leurs canons diriges vers eux. Ils n'ont aucun complexe pour ne pas
avoir oublie egalement l'entree "triomphale" du Marechal Franchet
d'Esperay a Istanbul sur un cheval blanc, en faisant allusion a
celle du Mehmet le Conquerant en 1453 sous l'acclamation delirante
des sujets ottomans d'origine grecque et armenienne.
Le Traite de Sèvres etait l'edit de mort du peuple turc et il a ete
envoye aux oubliettes de l'histoire par le combat et les sacrifices de
ce meme peuple. Une lutte qui merite le respect au moins autant que la
lutte des resistants francais a la Seconde Guerre mondiale. Neanmoins,
nous serions prets a l'oublier volontiers si les autres n'avaient pas
insiste pour le rappeler regulièrement a diverses occasions depuis
la fondation de la Republique turque.
Le "peche originel" turc n'existe pas
Je terminerai cette tribune par quelques remarques sur "le peche
originel" que Mme Marchand mentionne dans son article, tout en etant
sûrement très heureuse d'avoir trouve une qualification intelligible
pour les Francais et suffisamment offensante pour les Turcs. Vous
savez aussi bien que moi que "le peche originel" n'existe pas dans
notre culture.
Il n'est pas question pour les Turcs de se sentir coupable ni
pour etre ne, ni pour avoir defendu leur patrie, et encore moins
pour avoir reussi a survivre au Traite de Sèvres. Il est clair que
cette qualification particulièrement blessante ne rend pas honneur
a son auteur.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress