LES RATES DE LA RECONCILIATION TURCO-ARMENIENNE
Stephane
armenews.com
jeudi 16 fevrier 2012
Tandis qu'en France le genocide armenien est instrumentalise dans la
campagne electorale, la Turquie refuse de ratifier les " protocoles
" signes avec Erevan en 2009 (1) pour normaliser les relations
diplomatiques entre les deux pays et ouvrir la frontière commune,
exigeant des concessions supplementaires.
Pour visiter le musee du genocide a Erevan, il faut se rendre au nord
de la capitale armenienne et monter sur la colline de Tsitsernakaberd.
L'effort physique necessaire a cette ascension rappelle la detresse de
milliers de citoyens ottomans d'origine armenienne, forces par leur
pays a fuir dans le desert syrien, mourant de faim, d'epuisement ou
assassines. Au sommet de la colline se trouve une stèle de 44 mètres de
haut qui s'elance vers le ciel, comme pour reclamer justice. Juste a
côte, un monument circulaire forme de douze dalles de basalte protège
la flamme eternelle du souvenir.
Le jour de l'anniversaire du genocide armenien, le 24 avril, des
milliers de personnes montent a Tsitsernakaberd et vont deposer une
fleur devant le monument avant de redescendre par l'autre versant
de la colline. La, quand il fait beau, les visiteurs ont une vue
magnifique sur le mont Ararat, avec ses neiges eternelles comme
suspendues au ciel. Les Armeniens peuvent bien contempler Ararat,
leur symbole national : il demeure hors d'atteinte, car il est situe
de l'autre côte de la frontière avec la Turquie. Longue de trois cents
kilomètres, passant a seulement quarante kilomètres du centre d'Erevan,
elle est la dernière frontière fermee de la guerre froide.
A Tsitsernakaberd, M. Hayk Demoyan, le directeur du musee du genocide,
nous recoit. " Ce musee ne raconte pas seulement l'histoire du peuple
armenien, mais egalement celle du peuple turc. J'esperais qu'avec la
normalisation des relations, les visiteurs turcs viendraient en masse.
" Je voulais en apprendre plus d'un homme qui a suivi les pourparlers
diplomatiques de ces trois dernières annees en vue de normaliser les
relations entre l'Armenie et la Turquie. Pourquoi ces efforts ont-ils
echoue ? " La communaute internationale, en particulier les Etats-Unis,
n'ont pas assez fait pression sur la Turquie pour que la frontière soit
rouverte, repondit-il. A present, le processus est dans l'impasse. "
La source des difficultes entre les deux pays remonte a la première
guerre mondiale, quand le gouvernement ottoman deporta en masse
ses citoyens armeniens de leurs villes et de leurs villages,
decimant la population armenienne de l'empire. Pourtant, au debut
des annees 1990, lorsque l'Armenie obtint son independance de l'Union
sovietique en crise, il semblait y avoir une chance d'en finir avec
l'ancien antagonisme et de normaliser les relations. Erevan tentait
alors d'echapper a l'influence de Moscou, et le nouveau gouvernement
chercha a etablir des relations normales avec Ankara, sans conditions
prealables.
Mais le conflit arme du Haut-Karabagh fut un obstacle majeur (2). Le
gouvernement turc adopta la position de l'Azerbaïdjan dans cette guerre
et exigea de la partie armenienne qu'elle accède a ses revendications
politiques. Au moment de l'accession de l'Armenie a l'independance,
Ankara refusa l'etablissement de relations diplomatiques et se
joignit a Bakou en 1993 pour imposer un blocus economique a une
Armenie enclavee, afin de l'obliger a abandonner son soutien aux
Armeniens du Haut-Karabagh dans leur lutte pour l'autodetermination.
La guerre de 2008 entre la Russie et la Georgie modifia la carte
geopolitique. Ankara estima alors qu'il fallait corriger les erreurs
de sa politique dans le Caucase. Le 8 septembre 2008, le president
turc Abdullah Gul se rendit en Armenie a l'occasion d'un match de
qualification pour la coupe du monde de football, multipliant les
rencontres entre diplomates armeniens et turcs afin de discuter
des mesures a prendre pour normaliser les relations et ouvrir la
frontière commune.
En fait, des negociations secrètes avaient deja commence en 2007,
avec la mediation du Departement federal des affaires etrangères
(DFAE) suisse, et une serie de reunions avaient deja eu lieu a Berne.
L'enchaînement des contacts diplomatiques aboutit a la signature
a Zurich de deux " protocoles ", le 10 octobre 2009 ; le premier
consacre a l'etablissement de relations diplomatiques, le second a
l'ouverture des frontières. Des membres eminents de la scène politique
internationale, tels la secretaire d'Etat americaine Hillary Clinton ou
le ministre des affaires etrangères russe Sergueï Lavrov, assistèrent
a la ceremonie organisee par Mme Micheline Calmy-Rey, chef du DFAE.
Tatul Hakobyan, un chercheur base a Erevan qui termine actuellement
un livre sur les relations turco-armeniennes, remarque : " L'ironie de
la situation est que, durant la guerre froide, cette frontière n'etait
pas aussi hermetique qu'aujourd'hui. Des trains reguliers circulaient
entre Kars et Leninakan [aujourd'hui Gumri]. " M. Hakobyan a une autre
interpretation des causes de l'echec : " Les attentes des uns et des
autres etaient basees sur des calculs errones. Du côte armenien,
on pensait qu'il etait possible de changer le statu quo dans les
relations turco-armeniennes sans changer celui sur le Haut-Karabagh.
La Turquie s'est pour sa part trompee en croyant que le dialogue avec
l'Armenie conduirait a des concessions concernant le Haut-Karabagh. Et
la communaute internationale n'a pas prete attention aux details. "
Cela apparut clairement durant la ceremonie de signature des
protocoles. Le processus n'allait pas tarder a echouer, dans la mesure
où la partie turque s'appretait a faire une declaration officielle
dans laquelle elle liait les protocoles aux negociations sur le
Haut-Karabagh. La delegation armenienne refusa alors de prendre part
a la ceremonie. Finalement, il n'y eut pas de declaration.
Consequences imprevues Au debut du processus, les presidents armenien
et turc ont pris des risques pour la paix. Le president armenien Serge
Sarkissian, deja eprouve par une opposition puissante qui contestait
la legitimite de son election, prit des risques supplementaires en
engageant un dialogue avec la Turquie, ce qui suscita la colère du
parti Dashnaktsutyun, très populaire dans la diaspora, l'amenant a
quitter la coalition gouvernementale. La signature des protocoles crea
egalement une scission entre Erevan et les communautes armeniennes
vivant a l'etranger. Le president armenien en fit l'amère experience
au cours de sa tournee dans les communautes de la diaspora, juste
avant la signature des protocoles a Zurich : a Paris, Los Angeles et
Beyrouth, il dut affronter des manifestants d'autant plus furieux que,
dans l'accord, les questions d'histoire (et donc celle du genocide)
avaient ete releguees au travail d'une sous-commission.
La politique de rapprochement avec l'Armenie de la diplomatie turque
avait egalement pour objectif d'alleger les tensions dans le Caucase,
en particulier le Haut-Karabagh. Ankara pensait qu'en ameliorant ses
relations avec Erevan, il faciliterait le processus de negociation
entre l'Armenie et l'Azerbaïdjan. Au lieu de cela, il fut confronte
a une reaction violente de la part de l'Azerbaïdjan, qui considera
le rapprochement avec Erevan comme une trahison. Bakou menaca de
suspendre ses relations avec Ankara et d'annuler les accords prevus
sur les hydrocarbures. En consequence, le gouvernement turc insista
pour que l'Armenie " bouge " sur la question du Haut-Karabagh afin que
les deux protocoles puissent etre ratifies par le Parlement turc. Il
ne se contentait pas de demander des concessions supplementaires
non prevues par les protocoles, mais revenait purement et simplement
au statu quo ante : les relations turco-armeniennes ne peuvent pas
s'ameliorer tant que l'Armenie ne cède pas aux revendications de
l'Azerbaïdjan sur le conflit du Haut-Karabagh.
L'Armenie et la Turquie se sont engagees dans la negociation
sans en evaluer les risques et les consequences. Le pire est la
deception. " L'echec des negociations armeno-turques va durcir la
position armenienne dans les negociations sur le Haut-Karabagh ",
predit M. Ara Tadevosyan, directeur de l'agence de presse Media Max a
Erevan. De plus, ce qui a commence par des initiatives personnelles et
dans la confiance s'achève dans la mefiance. Le gouvernement armenien
est decu par son homologue turc : il a deja paye le prix fort au plan
politique en signant les deux protocoles, et il lui est demande de
faire encore des concessions sur le Haut-Karabagh. Cette deception
va radicaliser la position d'Erevan par rapport a la Turquie, trois
ans seulement avant le centenaire du genocide armenien, en 2015.
(1) " Vers une normalisation des relations turco-armeniennes ? ",
La valise diplomatique, 9 octobre 2009.
(2) Lire Jean Gueyras, " Impossible troc entre Armenie et Azerbaïdjan
", Le Monde diplomatique, mars 2001.
Stephane
armenews.com
jeudi 16 fevrier 2012
Tandis qu'en France le genocide armenien est instrumentalise dans la
campagne electorale, la Turquie refuse de ratifier les " protocoles
" signes avec Erevan en 2009 (1) pour normaliser les relations
diplomatiques entre les deux pays et ouvrir la frontière commune,
exigeant des concessions supplementaires.
Pour visiter le musee du genocide a Erevan, il faut se rendre au nord
de la capitale armenienne et monter sur la colline de Tsitsernakaberd.
L'effort physique necessaire a cette ascension rappelle la detresse de
milliers de citoyens ottomans d'origine armenienne, forces par leur
pays a fuir dans le desert syrien, mourant de faim, d'epuisement ou
assassines. Au sommet de la colline se trouve une stèle de 44 mètres de
haut qui s'elance vers le ciel, comme pour reclamer justice. Juste a
côte, un monument circulaire forme de douze dalles de basalte protège
la flamme eternelle du souvenir.
Le jour de l'anniversaire du genocide armenien, le 24 avril, des
milliers de personnes montent a Tsitsernakaberd et vont deposer une
fleur devant le monument avant de redescendre par l'autre versant
de la colline. La, quand il fait beau, les visiteurs ont une vue
magnifique sur le mont Ararat, avec ses neiges eternelles comme
suspendues au ciel. Les Armeniens peuvent bien contempler Ararat,
leur symbole national : il demeure hors d'atteinte, car il est situe
de l'autre côte de la frontière avec la Turquie. Longue de trois cents
kilomètres, passant a seulement quarante kilomètres du centre d'Erevan,
elle est la dernière frontière fermee de la guerre froide.
A Tsitsernakaberd, M. Hayk Demoyan, le directeur du musee du genocide,
nous recoit. " Ce musee ne raconte pas seulement l'histoire du peuple
armenien, mais egalement celle du peuple turc. J'esperais qu'avec la
normalisation des relations, les visiteurs turcs viendraient en masse.
" Je voulais en apprendre plus d'un homme qui a suivi les pourparlers
diplomatiques de ces trois dernières annees en vue de normaliser les
relations entre l'Armenie et la Turquie. Pourquoi ces efforts ont-ils
echoue ? " La communaute internationale, en particulier les Etats-Unis,
n'ont pas assez fait pression sur la Turquie pour que la frontière soit
rouverte, repondit-il. A present, le processus est dans l'impasse. "
La source des difficultes entre les deux pays remonte a la première
guerre mondiale, quand le gouvernement ottoman deporta en masse
ses citoyens armeniens de leurs villes et de leurs villages,
decimant la population armenienne de l'empire. Pourtant, au debut
des annees 1990, lorsque l'Armenie obtint son independance de l'Union
sovietique en crise, il semblait y avoir une chance d'en finir avec
l'ancien antagonisme et de normaliser les relations. Erevan tentait
alors d'echapper a l'influence de Moscou, et le nouveau gouvernement
chercha a etablir des relations normales avec Ankara, sans conditions
prealables.
Mais le conflit arme du Haut-Karabagh fut un obstacle majeur (2). Le
gouvernement turc adopta la position de l'Azerbaïdjan dans cette guerre
et exigea de la partie armenienne qu'elle accède a ses revendications
politiques. Au moment de l'accession de l'Armenie a l'independance,
Ankara refusa l'etablissement de relations diplomatiques et se
joignit a Bakou en 1993 pour imposer un blocus economique a une
Armenie enclavee, afin de l'obliger a abandonner son soutien aux
Armeniens du Haut-Karabagh dans leur lutte pour l'autodetermination.
La guerre de 2008 entre la Russie et la Georgie modifia la carte
geopolitique. Ankara estima alors qu'il fallait corriger les erreurs
de sa politique dans le Caucase. Le 8 septembre 2008, le president
turc Abdullah Gul se rendit en Armenie a l'occasion d'un match de
qualification pour la coupe du monde de football, multipliant les
rencontres entre diplomates armeniens et turcs afin de discuter
des mesures a prendre pour normaliser les relations et ouvrir la
frontière commune.
En fait, des negociations secrètes avaient deja commence en 2007,
avec la mediation du Departement federal des affaires etrangères
(DFAE) suisse, et une serie de reunions avaient deja eu lieu a Berne.
L'enchaînement des contacts diplomatiques aboutit a la signature
a Zurich de deux " protocoles ", le 10 octobre 2009 ; le premier
consacre a l'etablissement de relations diplomatiques, le second a
l'ouverture des frontières. Des membres eminents de la scène politique
internationale, tels la secretaire d'Etat americaine Hillary Clinton ou
le ministre des affaires etrangères russe Sergueï Lavrov, assistèrent
a la ceremonie organisee par Mme Micheline Calmy-Rey, chef du DFAE.
Tatul Hakobyan, un chercheur base a Erevan qui termine actuellement
un livre sur les relations turco-armeniennes, remarque : " L'ironie de
la situation est que, durant la guerre froide, cette frontière n'etait
pas aussi hermetique qu'aujourd'hui. Des trains reguliers circulaient
entre Kars et Leninakan [aujourd'hui Gumri]. " M. Hakobyan a une autre
interpretation des causes de l'echec : " Les attentes des uns et des
autres etaient basees sur des calculs errones. Du côte armenien,
on pensait qu'il etait possible de changer le statu quo dans les
relations turco-armeniennes sans changer celui sur le Haut-Karabagh.
La Turquie s'est pour sa part trompee en croyant que le dialogue avec
l'Armenie conduirait a des concessions concernant le Haut-Karabagh. Et
la communaute internationale n'a pas prete attention aux details. "
Cela apparut clairement durant la ceremonie de signature des
protocoles. Le processus n'allait pas tarder a echouer, dans la mesure
où la partie turque s'appretait a faire une declaration officielle
dans laquelle elle liait les protocoles aux negociations sur le
Haut-Karabagh. La delegation armenienne refusa alors de prendre part
a la ceremonie. Finalement, il n'y eut pas de declaration.
Consequences imprevues Au debut du processus, les presidents armenien
et turc ont pris des risques pour la paix. Le president armenien Serge
Sarkissian, deja eprouve par une opposition puissante qui contestait
la legitimite de son election, prit des risques supplementaires en
engageant un dialogue avec la Turquie, ce qui suscita la colère du
parti Dashnaktsutyun, très populaire dans la diaspora, l'amenant a
quitter la coalition gouvernementale. La signature des protocoles crea
egalement une scission entre Erevan et les communautes armeniennes
vivant a l'etranger. Le president armenien en fit l'amère experience
au cours de sa tournee dans les communautes de la diaspora, juste
avant la signature des protocoles a Zurich : a Paris, Los Angeles et
Beyrouth, il dut affronter des manifestants d'autant plus furieux que,
dans l'accord, les questions d'histoire (et donc celle du genocide)
avaient ete releguees au travail d'une sous-commission.
La politique de rapprochement avec l'Armenie de la diplomatie turque
avait egalement pour objectif d'alleger les tensions dans le Caucase,
en particulier le Haut-Karabagh. Ankara pensait qu'en ameliorant ses
relations avec Erevan, il faciliterait le processus de negociation
entre l'Armenie et l'Azerbaïdjan. Au lieu de cela, il fut confronte
a une reaction violente de la part de l'Azerbaïdjan, qui considera
le rapprochement avec Erevan comme une trahison. Bakou menaca de
suspendre ses relations avec Ankara et d'annuler les accords prevus
sur les hydrocarbures. En consequence, le gouvernement turc insista
pour que l'Armenie " bouge " sur la question du Haut-Karabagh afin que
les deux protocoles puissent etre ratifies par le Parlement turc. Il
ne se contentait pas de demander des concessions supplementaires
non prevues par les protocoles, mais revenait purement et simplement
au statu quo ante : les relations turco-armeniennes ne peuvent pas
s'ameliorer tant que l'Armenie ne cède pas aux revendications de
l'Azerbaïdjan sur le conflit du Haut-Karabagh.
L'Armenie et la Turquie se sont engagees dans la negociation
sans en evaluer les risques et les consequences. Le pire est la
deception. " L'echec des negociations armeno-turques va durcir la
position armenienne dans les negociations sur le Haut-Karabagh ",
predit M. Ara Tadevosyan, directeur de l'agence de presse Media Max a
Erevan. De plus, ce qui a commence par des initiatives personnelles et
dans la confiance s'achève dans la mefiance. Le gouvernement armenien
est decu par son homologue turc : il a deja paye le prix fort au plan
politique en signant les deux protocoles, et il lui est demande de
faire encore des concessions sur le Haut-Karabagh. Cette deception
va radicaliser la position d'Erevan par rapport a la Turquie, trois
ans seulement avant le centenaire du genocide armenien, en 2015.
(1) " Vers une normalisation des relations turco-armeniennes ? ",
La valise diplomatique, 9 octobre 2009.
(2) Lire Jean Gueyras, " Impossible troc entre Armenie et Azerbaïdjan
", Le Monde diplomatique, mars 2001.