El Watan, Algérie
3 Janv 2012
«Le débat sur le génocide arménien a gagné en force en Turquie»
Walid Mebarek
Après le vote par l'Assemblée nationale française d'une loi visant à
pénaliser la négation des génocides, la réaction turque, vis-à-vis de
la France, est montée d'un cran. Pour y voir plus clair, nous avons
demandé à Ali Kemal Dogan, doctorant à l'Ehess Sorbonne de nous aider
à comprendre la situation.
- Pourquoi la réaction turque vis-à-vis de la décision française de
voter une loi sur les génocides a-t-elle été si radicale ?
Près de 22 Parlements de divers pays ont reconnu le génocide arménien.
Parmi ces derniers, le Parlement suisse a voté une loi similaire à
celle adoptée par la France le 22 décembre 2011, ce qui a suscité de
vives réactions qu'on pourrait qualifier d'«émotionnelles», qui ont
cependant eu une très courte durée et peu de conséquences à long
terme. Le principal allié de la Turquie sur le sujet est, malgré des
turbulences, Israël, pour qui la Turquie représente le seul soutien au
Moyen-Orient. Ainsi, le lobby juif aux Etats-Unis bloque, pour le
moment, le vote d'une loi sur le génocide par le Congrès américain et
même par Israël. Mais le risque de perdre ce soutien existe. En
particulier la reconnaissance du génocide par les Etats-Unis est
souhaitée par la diaspora arménienne d'ici son centenaire en 2015, ce
qui peut avoir un effet boule de neige dans le monde et isoler la
position turque sur le sujet.
- Est-ce que cela ne va pas affaiblir la position des Turcs, qui,
depuis quelques années, tentent de mettre cette question du génocide
dans le débat public ?
Il y a un certain progrès en Turquie dans l'évocation du traumatisme
des événements de 1915, et ce débat a gagné en force depuis
l'assassinat, en 2007, de Hrant Dink, journaliste turc d'origine
arménienne. A la fois, le monde académique (une pétition demandant
pardon aux Arméniens pour la «grande catastrophe» et des conférences
universitaires ont été organisées), mais aussi la société civile ont
remis en question l'approche de cette période douloureuse. En même
temps, le gouvernement turc a proposé de créer une commission
internationale sur cette question et a promis, en 2005, d'ouvrir ses
archives.
Par ailleurs, des échanges diplomatiques ont été lancées entre
l'Arménie et la Turquie en 2009, ce qui a permis d'établir un premier
contact, même s'il n'y a pas eu de réalisations concrètes. Ce travail
interne et ces ouvertures ont permis de parler d'événements
jusqu'alors tabous et de faire évoluer doucement le regard sur ce qui
s'est passé. Evidemment, ce travail interne sera long, mais ce qui est
important, à mon avis, c'est que ce processus soit engagé. Par contre,
les lois parlementaires ont non seulement durci la position
gouvernementale turque, mais elles nourrissent aussi l'idée
nationaliste que le Turc n'a pas d'autre ami que lui-même, ces lois
étant perçues avec un sentiment fort d'injustice en Turquie.
Ces lois ont donc tendance à freiner le processus d'évolution du débat
interne turc. Ce même sentiment d'injustice avait aussi été perçu lors
de l'acceptation seulement de la partie sud de Chypre dans l'Union
européenne, alors que la Turquie participait activement au débat au
sein des Nations unies pour résoudre d'abord cette question et que la
partie nord turque de Chypre avait voté en faveur de la résolution de
Kofi Annan.
- Que pensez-vous de la position du gouvernement turc de renvoyer la
France à son propre génocide en Algérie ?
Je pense que dans cet argumentaire, nous ne sommes plus dans la
négation du génocide. Il s'agit d'une contestation de la légitimité de
la France : l'exemple de l'Algérie (ou de la Vendée après la
révolution française, selon les Turcs) tente de montrer que la France
n'est peut-être pas exemplaire dans ce domaine. Dans une certaine
mesure, la réaction de la France renvoie aussi à un sentiment
d'injustice. La position turque, qui affirme que la France a aussi
fait des génocides, a sa propre problématique interne, une position
qui exprime une certaine attitude décomplexée sur le sujet, voire une
banalisation du terme génocide, à l'inverse de la négation. L'avenir
nous dira si le Parlement turc adoptera aussi une loi qui fait aussi
reconnaître le génocide de la France en Algérie. Pour l'instant,
l'accusation de génocide est restée focalisée sur le cas des Arméniens
dans le Parlement français, alors qu'il faut souligner que la loi qui
a été votée réprime la «contestation des génocides reconnus par la
loi». Au-delà du débat sur la liberté d'expression ou sur la
qualification d'événements du passé qui appartient aux historiens,
est-ce le rôle du Parlement français de rechercher et de reconnaître
tous les génocides qui ont eu lieu dans le monde ?
- Que reste-t-il aujourd'hui en Turquie comme souvenir de sa
domination (ottomane) de l'Algérie et de l'invasion française de 1830
?
En ce qui concerne le souvenir de «Cezayir» en Turquie, nous pouvons
dire que l'histoire officielle de la République turque a pris une
certaine distance avec celle associée à l'empire ottoman, l'histoire
de l'empire ou de l'ancien régime n'étant pas celle de la Turquie
moderne, Etat-nation qui s'inspire, pour son destin, de la modernité
occidentale. Par contre, la perte du territoire de l'Algérie ayant eu
lieu dans la période du grand réformateur Sultan Mahmud II, n'a pu que
renforcer l'idée de la nécessité des réformes, ce qui a conduit à une
période longue de réformes militaires, politiques, sociales et
économiques, une période de lutte des idées qui a conduit à la
naissance de la République.
Actuellement, sous le gouvernement de l'AKP - qui met en valeur
considérablement le respect du souvenir de l'empire ottoman - , une
tendance répandue dans les partis islamistes prône le renforcement des
relations avec les pays musulmans, particulièrement ceux de l'ancien
territoire ottoman.
L'Algérie est donc perçue comme un partenaire privilégié partageant un
héritage et une culture avec la Turquie. Par contre, le mot de
«domination» ottomane ne serait pas particulièrement bien vu, car
c'est le terme d'«administration ottomane de l'Algérie» qui est
avancé. La terminologie pour évoquer les événements du passé reste
donc un sujet sensible en Turquie, et assumer l'histoire de l'empire
ottoman, son rôle dominateur, de manière objective n'est pas chose
facile.
Les termes de la loi :
La loi votée par l'Assemblée nationale française dans son article
premier prévoit la «répression de l'apologie, la négation ou la
banalisation grossière publique des crimes de génocide, des crimes
contre l'humanité et des crimes de guerre, la répression de la
contestation ou de la minimisation outrancière des génocides reconnus
par la loi».
L'article 2 réglemente : «L'exercice des droits reconnus à la partie
civile par les associations défendant les victimes de crimes de
génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.»
Le texte a été adopté par la gauche et la droite réunies dans un large
consensus, à main levée. Pour être définitivement applicable, il devra
être entériné dans les mêmes termes par le Sénat.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
3 Janv 2012
«Le débat sur le génocide arménien a gagné en force en Turquie»
Walid Mebarek
Après le vote par l'Assemblée nationale française d'une loi visant à
pénaliser la négation des génocides, la réaction turque, vis-à-vis de
la France, est montée d'un cran. Pour y voir plus clair, nous avons
demandé à Ali Kemal Dogan, doctorant à l'Ehess Sorbonne de nous aider
à comprendre la situation.
- Pourquoi la réaction turque vis-à-vis de la décision française de
voter une loi sur les génocides a-t-elle été si radicale ?
Près de 22 Parlements de divers pays ont reconnu le génocide arménien.
Parmi ces derniers, le Parlement suisse a voté une loi similaire à
celle adoptée par la France le 22 décembre 2011, ce qui a suscité de
vives réactions qu'on pourrait qualifier d'«émotionnelles», qui ont
cependant eu une très courte durée et peu de conséquences à long
terme. Le principal allié de la Turquie sur le sujet est, malgré des
turbulences, Israël, pour qui la Turquie représente le seul soutien au
Moyen-Orient. Ainsi, le lobby juif aux Etats-Unis bloque, pour le
moment, le vote d'une loi sur le génocide par le Congrès américain et
même par Israël. Mais le risque de perdre ce soutien existe. En
particulier la reconnaissance du génocide par les Etats-Unis est
souhaitée par la diaspora arménienne d'ici son centenaire en 2015, ce
qui peut avoir un effet boule de neige dans le monde et isoler la
position turque sur le sujet.
- Est-ce que cela ne va pas affaiblir la position des Turcs, qui,
depuis quelques années, tentent de mettre cette question du génocide
dans le débat public ?
Il y a un certain progrès en Turquie dans l'évocation du traumatisme
des événements de 1915, et ce débat a gagné en force depuis
l'assassinat, en 2007, de Hrant Dink, journaliste turc d'origine
arménienne. A la fois, le monde académique (une pétition demandant
pardon aux Arméniens pour la «grande catastrophe» et des conférences
universitaires ont été organisées), mais aussi la société civile ont
remis en question l'approche de cette période douloureuse. En même
temps, le gouvernement turc a proposé de créer une commission
internationale sur cette question et a promis, en 2005, d'ouvrir ses
archives.
Par ailleurs, des échanges diplomatiques ont été lancées entre
l'Arménie et la Turquie en 2009, ce qui a permis d'établir un premier
contact, même s'il n'y a pas eu de réalisations concrètes. Ce travail
interne et ces ouvertures ont permis de parler d'événements
jusqu'alors tabous et de faire évoluer doucement le regard sur ce qui
s'est passé. Evidemment, ce travail interne sera long, mais ce qui est
important, à mon avis, c'est que ce processus soit engagé. Par contre,
les lois parlementaires ont non seulement durci la position
gouvernementale turque, mais elles nourrissent aussi l'idée
nationaliste que le Turc n'a pas d'autre ami que lui-même, ces lois
étant perçues avec un sentiment fort d'injustice en Turquie.
Ces lois ont donc tendance à freiner le processus d'évolution du débat
interne turc. Ce même sentiment d'injustice avait aussi été perçu lors
de l'acceptation seulement de la partie sud de Chypre dans l'Union
européenne, alors que la Turquie participait activement au débat au
sein des Nations unies pour résoudre d'abord cette question et que la
partie nord turque de Chypre avait voté en faveur de la résolution de
Kofi Annan.
- Que pensez-vous de la position du gouvernement turc de renvoyer la
France à son propre génocide en Algérie ?
Je pense que dans cet argumentaire, nous ne sommes plus dans la
négation du génocide. Il s'agit d'une contestation de la légitimité de
la France : l'exemple de l'Algérie (ou de la Vendée après la
révolution française, selon les Turcs) tente de montrer que la France
n'est peut-être pas exemplaire dans ce domaine. Dans une certaine
mesure, la réaction de la France renvoie aussi à un sentiment
d'injustice. La position turque, qui affirme que la France a aussi
fait des génocides, a sa propre problématique interne, une position
qui exprime une certaine attitude décomplexée sur le sujet, voire une
banalisation du terme génocide, à l'inverse de la négation. L'avenir
nous dira si le Parlement turc adoptera aussi une loi qui fait aussi
reconnaître le génocide de la France en Algérie. Pour l'instant,
l'accusation de génocide est restée focalisée sur le cas des Arméniens
dans le Parlement français, alors qu'il faut souligner que la loi qui
a été votée réprime la «contestation des génocides reconnus par la
loi». Au-delà du débat sur la liberté d'expression ou sur la
qualification d'événements du passé qui appartient aux historiens,
est-ce le rôle du Parlement français de rechercher et de reconnaître
tous les génocides qui ont eu lieu dans le monde ?
- Que reste-t-il aujourd'hui en Turquie comme souvenir de sa
domination (ottomane) de l'Algérie et de l'invasion française de 1830
?
En ce qui concerne le souvenir de «Cezayir» en Turquie, nous pouvons
dire que l'histoire officielle de la République turque a pris une
certaine distance avec celle associée à l'empire ottoman, l'histoire
de l'empire ou de l'ancien régime n'étant pas celle de la Turquie
moderne, Etat-nation qui s'inspire, pour son destin, de la modernité
occidentale. Par contre, la perte du territoire de l'Algérie ayant eu
lieu dans la période du grand réformateur Sultan Mahmud II, n'a pu que
renforcer l'idée de la nécessité des réformes, ce qui a conduit à une
période longue de réformes militaires, politiques, sociales et
économiques, une période de lutte des idées qui a conduit à la
naissance de la République.
Actuellement, sous le gouvernement de l'AKP - qui met en valeur
considérablement le respect du souvenir de l'empire ottoman - , une
tendance répandue dans les partis islamistes prône le renforcement des
relations avec les pays musulmans, particulièrement ceux de l'ancien
territoire ottoman.
L'Algérie est donc perçue comme un partenaire privilégié partageant un
héritage et une culture avec la Turquie. Par contre, le mot de
«domination» ottomane ne serait pas particulièrement bien vu, car
c'est le terme d'«administration ottomane de l'Algérie» qui est
avancé. La terminologie pour évoquer les événements du passé reste
donc un sujet sensible en Turquie, et assumer l'histoire de l'empire
ottoman, son rôle dominateur, de manière objective n'est pas chose
facile.
Les termes de la loi :
La loi votée par l'Assemblée nationale française dans son article
premier prévoit la «répression de l'apologie, la négation ou la
banalisation grossière publique des crimes de génocide, des crimes
contre l'humanité et des crimes de guerre, la répression de la
contestation ou de la minimisation outrancière des génocides reconnus
par la loi».
L'article 2 réglemente : «L'exercice des droits reconnus à la partie
civile par les associations défendant les victimes de crimes de
génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.»
Le texte a été adopté par la gauche et la droite réunies dans un large
consensus, à main levée. Pour être définitivement applicable, il devra
être entériné dans les mêmes termes par le Sénat.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress