Le Monde, France
4 janv 2012
Lois mémorielles, la folle mécanique
Analyse
C'est une mécanique que rien ne semble pouvoir enrayer. Fondée sur les
sentiments les plus nobles, les aspirations démocratiques les plus
élevées. Il s'agit de reconnaître les souffrances héritées du passé,
d'offrir une réparation symbolique aux pires blessures de l'Histoire,
d'interdire la négation des pages les plus noires du siècle passé.
Contestées dans leur efficacité et accusées d'entraver la liberté de
la recherche, les lois mémorielles adoptées en France durant les deux
dernières décennies, dans la foulée de la loi Gayssot (1990) réprimant
la contestation des crimes contre l'humanité tels que définis à
Nuremberg, avaient fini par attirer contre elles la colère d'une
grande partie de la communauté scientifique. En octobre 2008, une
mission parlementaire présidée par Bernard Accoyer (UMP) avait conclu
qu'il fallait en finir avec les lois visant à écrire l'Histoire. Les
parlementaires avaient jugé qu'il ne fallait pas remettre en cause les
lois existantes et juré qu'on ne les y reprendrait plus. Et
pourtant... En adoptant à une écrasante majorité, le 22 décembre 2011,
une proposition de loi pénalisant la négation des génocides reconnus
par la loi française, les députés ont replongé dans un engrenage
périlleux, au risque de raviver la controverse et d'ouvrir une crise
diplomatique avec la Turquie.
De manière assez prévisible, comme en janvier 2001, après le vote de
la loi reconnaissant le génocide arménien, et en 2006, après une
première loi pénalisant la négation du caractère génocidaire des
massacres de 1915, restée bloquée au Sénat, la Turquie a rappelé son
ambassadeur et multiplié les déclarations courroucées, les menaces et
les sanctions.
Dans le même temps, en France, de nombreuses associations turques
faisaient entendre leur voix. Au matin du 22 décembre, au moment du
vote de la loi, quelques milliers de militants, amenés devant
l'Assemblée nationale par cars, ont brocardé les députés en
brandissant l'étendard de la liberté d'expression et le principe sacré
de la liberté des chercheurs.
Ces slogans ne sauraient faire illusion, venant de partisans d'un Etat
qui pratique une forme de négationnisme officiel sur la question du
génocide arménien et où la liberté d'expression sur ces questions est
plus qu'encadrée. Ce qui est ici contesté, ce n'est pas seulement
l'opportunité d'une loi réprimant le négationnisme : c'est la réalité
même du fait génocidaire. Ce négationnisme insidieux, paré des habits
du respect de la liberté de pensée, est au fond l'argument le plus
puissant en faveur de la loi.
Reste que le simple rappel des dates d'adoption de ces textes, 2001,
2006, 2011, suffit à donner corps à un soupçon d'arrière-pensées
électoralistes, teintées de communautarisme (les propositions émanant
de représentants de circonscriptions abritant une forte communauté
arménienne), qui affaiblit le propos. Ce caractère n'est pas propre
aux textes sur le génocide arménien : la loi qualifiant l'esclavage et
la traite occidentale de crimes contre l'humanité, portée par
Christiane Taubira, députée de Guyane, date elle aussi de 2001, année
préélectorale.
Electoralisme, communautarisme, lecture politique de l'Histoire... les
critiques sur les lois mémorielles ont atteint leur paroxysme en
2005-2006, après la mobilisation pour l'abrogation de l'article 4 de
la loi du 23 février 2005 enjoignant aux programmes scolaires
d'insister sur le "rôle positif de la présence française outre-mer",
alors que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste des
traites négrières, était poursuivi pour négation de crimes contre
l'humanité par des associations antillaises après avoir mis en doute
le bien-fondé de la loi Taubira. Après des mois de polémique,
l'article 4, opportunément déclassé par le Conseil constitutionnel, a
été supprimé et la plainte contre M. Pétré-Grenouilleau retirée, alors
que les appels à l'abrogation des lois mémorielles, notamment celui du
collectif Liberté pour l'Histoire, portés par des historiens à
l'autorité incontestable comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre
Vidal-Naquet, s'étaient faits plus discrets. La bataille semblait
s'être calmée.
Pourquoi alors ranimer la querelle, ce qui offre une tribune inespérée
aux négationnistes et complique encore la tche des chercheurs qui, en
Turquie, travaillent à faire connaître les heures les plus sombres de
leur histoire ?
Pour ses défenseurs, la loi adoptée par l'Assemblée le 22 décembre, et
qui attend désormais d'être examinée par le Sénat, n'est que la suite
logique de la loi de 2001, un ovni juridique constitué d'un seul
article qui se bornait à reconnaître le génocide. De plus, elle n'est
que la transcription d'une directive européenne et ne vise pas la
négation du génocide arménien, mais de tous ceux reconnus par la loi
française. Outre que ce dernier argument est un peu spécieux (la loi
ne reconnaît que deux génocides, celui perpétré par les nazis contre
les juifs et le génocide arménien de 1915), il pourrait mettre en
lumière un aspect potentiellement explosif du texte. Car, si la France
reconnaît deux génocides, les Nations unies en reconnaissent deux de
plus : celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, de 1975 à
1979, et celui des Tutsi, commis au Rwanda en 1994.
La simple reconnaissance par la France de ces deux autres massacres
impliquerait mécaniquement que la loi s'applique à eux. Ce qui
ouvrirait la voie à des querelles judiciaires explosives s'agissant du
cas rwandais, dans lequel le rôle de la France continue à faire
l'objet de très violentes controverses.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/04/lois-memorielles-la-folle-mecanique_1625546_3232.html
4 janv 2012
Lois mémorielles, la folle mécanique
Analyse
C'est une mécanique que rien ne semble pouvoir enrayer. Fondée sur les
sentiments les plus nobles, les aspirations démocratiques les plus
élevées. Il s'agit de reconnaître les souffrances héritées du passé,
d'offrir une réparation symbolique aux pires blessures de l'Histoire,
d'interdire la négation des pages les plus noires du siècle passé.
Contestées dans leur efficacité et accusées d'entraver la liberté de
la recherche, les lois mémorielles adoptées en France durant les deux
dernières décennies, dans la foulée de la loi Gayssot (1990) réprimant
la contestation des crimes contre l'humanité tels que définis à
Nuremberg, avaient fini par attirer contre elles la colère d'une
grande partie de la communauté scientifique. En octobre 2008, une
mission parlementaire présidée par Bernard Accoyer (UMP) avait conclu
qu'il fallait en finir avec les lois visant à écrire l'Histoire. Les
parlementaires avaient jugé qu'il ne fallait pas remettre en cause les
lois existantes et juré qu'on ne les y reprendrait plus. Et
pourtant... En adoptant à une écrasante majorité, le 22 décembre 2011,
une proposition de loi pénalisant la négation des génocides reconnus
par la loi française, les députés ont replongé dans un engrenage
périlleux, au risque de raviver la controverse et d'ouvrir une crise
diplomatique avec la Turquie.
De manière assez prévisible, comme en janvier 2001, après le vote de
la loi reconnaissant le génocide arménien, et en 2006, après une
première loi pénalisant la négation du caractère génocidaire des
massacres de 1915, restée bloquée au Sénat, la Turquie a rappelé son
ambassadeur et multiplié les déclarations courroucées, les menaces et
les sanctions.
Dans le même temps, en France, de nombreuses associations turques
faisaient entendre leur voix. Au matin du 22 décembre, au moment du
vote de la loi, quelques milliers de militants, amenés devant
l'Assemblée nationale par cars, ont brocardé les députés en
brandissant l'étendard de la liberté d'expression et le principe sacré
de la liberté des chercheurs.
Ces slogans ne sauraient faire illusion, venant de partisans d'un Etat
qui pratique une forme de négationnisme officiel sur la question du
génocide arménien et où la liberté d'expression sur ces questions est
plus qu'encadrée. Ce qui est ici contesté, ce n'est pas seulement
l'opportunité d'une loi réprimant le négationnisme : c'est la réalité
même du fait génocidaire. Ce négationnisme insidieux, paré des habits
du respect de la liberté de pensée, est au fond l'argument le plus
puissant en faveur de la loi.
Reste que le simple rappel des dates d'adoption de ces textes, 2001,
2006, 2011, suffit à donner corps à un soupçon d'arrière-pensées
électoralistes, teintées de communautarisme (les propositions émanant
de représentants de circonscriptions abritant une forte communauté
arménienne), qui affaiblit le propos. Ce caractère n'est pas propre
aux textes sur le génocide arménien : la loi qualifiant l'esclavage et
la traite occidentale de crimes contre l'humanité, portée par
Christiane Taubira, députée de Guyane, date elle aussi de 2001, année
préélectorale.
Electoralisme, communautarisme, lecture politique de l'Histoire... les
critiques sur les lois mémorielles ont atteint leur paroxysme en
2005-2006, après la mobilisation pour l'abrogation de l'article 4 de
la loi du 23 février 2005 enjoignant aux programmes scolaires
d'insister sur le "rôle positif de la présence française outre-mer",
alors que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste des
traites négrières, était poursuivi pour négation de crimes contre
l'humanité par des associations antillaises après avoir mis en doute
le bien-fondé de la loi Taubira. Après des mois de polémique,
l'article 4, opportunément déclassé par le Conseil constitutionnel, a
été supprimé et la plainte contre M. Pétré-Grenouilleau retirée, alors
que les appels à l'abrogation des lois mémorielles, notamment celui du
collectif Liberté pour l'Histoire, portés par des historiens à
l'autorité incontestable comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre
Vidal-Naquet, s'étaient faits plus discrets. La bataille semblait
s'être calmée.
Pourquoi alors ranimer la querelle, ce qui offre une tribune inespérée
aux négationnistes et complique encore la tche des chercheurs qui, en
Turquie, travaillent à faire connaître les heures les plus sombres de
leur histoire ?
Pour ses défenseurs, la loi adoptée par l'Assemblée le 22 décembre, et
qui attend désormais d'être examinée par le Sénat, n'est que la suite
logique de la loi de 2001, un ovni juridique constitué d'un seul
article qui se bornait à reconnaître le génocide. De plus, elle n'est
que la transcription d'une directive européenne et ne vise pas la
négation du génocide arménien, mais de tous ceux reconnus par la loi
française. Outre que ce dernier argument est un peu spécieux (la loi
ne reconnaît que deux génocides, celui perpétré par les nazis contre
les juifs et le génocide arménien de 1915), il pourrait mettre en
lumière un aspect potentiellement explosif du texte. Car, si la France
reconnaît deux génocides, les Nations unies en reconnaissent deux de
plus : celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, de 1975 à
1979, et celui des Tutsi, commis au Rwanda en 1994.
La simple reconnaissance par la France de ces deux autres massacres
impliquerait mécaniquement que la loi s'applique à eux. Ce qui
ouvrirait la voie à des querelles judiciaires explosives s'agissant du
cas rwandais, dans lequel le rôle de la France continue à faire
l'objet de très violentes controverses.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/04/lois-memorielles-la-folle-mecanique_1625546_3232.html