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Quand les politiques jouent aux historiens

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    Le Devoir , France
    7 janv 2012


    Quand les politiques jouent aux historiens

    Paris s'apprête à pénaliser la négation du génocide arménien

    par Christian Rioux 7 janvier 2012 Europe

    Paris - Un demi-million de personnes. Une élection peut probablement
    se gagner par une telle marge. Tel est en effet le nombre d'Arméniens
    en France. À l'approche des présidentielles, c'est en partie ce qui
    explique le fait que, le 22 décembre dernier, l'Assemblée nationale
    française a soudainement adopté un texte punissant d'un an de prison
    et d'une amende de 45 000 euros la négation du génocide arménien. On a
    appris cette semaine que le texte controversé sera soumis au Sénat
    avant la fin du mois.

    La polémique qui a amené Ankara à rappeler son ambassadeur ne fait
    donc que commencer. La Turquie n'entend certainement pas baisser
    pavillon même si son ambassadeur sera de retour la semaine prochaine à
    Paris pour suivre les débats au sénat. Ankara a déjà gelé sa
    coopération militaire et politique avec la France. Toutes les
    rencontres diplomatiques sont suspendues et le gouvernement envisage
    une nouvelle série de mesures de représailles si le texte devait être
    finalement adopté.

    La Turquie a toujours nié avoir eu l'intention d'exterminer les
    Arméniens qui vivaient alors sur son territoire même si elle reconnaît
    que jusqu'à 500 000 d'entre eux sont morts pendant les combats qui se
    sont déroulés en 1915 et les déportations massives qui ont suivi vers
    la Syrie et le Liban. La majorité des historiens évaluent plutôt le
    nombre de victimes de ce qui était encore l'Empire ottoman à 1,5
    million, soit les deux tiers des Arméniens vivant alors en Turquie.

    Comme le Québec l'avait fait dès 1980, puis en 2003, la France a
    reconnu le génocide arménien en 2001. Une trentaine de pays et de
    gouvernements ont fait de même un peu partout dans le monde. Mais, le
    texte aujourd'hui devant le sénat n'est pas une simple motion
    symbolique. Il vise à criminaliser la négation du génocide arménien
    comme l'ont déjà été, en France, les traites négrières, par la loi
    Taubira, et le génocide juif, par la loi Gayssot, qui condamne plus
    largement la négation de tous les crimes contre l'humanité.

    La colère des historiens

    Sujet sensible entre tous, le projet de loi a aussitôt provoqué la
    colère des historiens français. L'un des plus célèbres d'entre eux,
    Pierre Nora, a dénoncé une volonté de museler les historiens et une
    «soviétisation de l'histoire». «À quand la criminalisation des
    historiens qui travaillent sur l'Algérie, sur la Saint-Barthélemy, sur
    la croisade des Albigeois?», s'est-il interrogé dans Le Monde. Selon
    l'auteur des Lieux de mémoire (Gallimard), le parallèle avec la Shoah
    est injustifié. «Pour la Shoah, en effet, la responsabilité de la
    France vichyste est engagée, alors que, dans le cas de l'Arménie, la
    France n'y est pour rien. Et s'il s'agissait de faire pression sur la
    Turquie, le résultat est concluant: la décision française ne peut
    qu'exacerber le nationalisme turc et bloquer toute forme d'avancée
    vers la reconnaissance du passé.» La nouvelle loi va d'ailleurs plus
    loin que celles qui l'ont précédée, puisqu'elle n'incrimine pas
    seulement la «négation», mais aussi la «minimisation» du génocide.

    À l'approche des élections présidentielles, l'historien a vu dans le
    dépôt de cette loi une manifestation de «cynisme politicien». Le texte
    a en effet été présenté en catastrophe par la députée UMP Valérie
    Boyer afin d'en court-circuiter un autre qui devait être proposé par
    la gauche au Sénat. Mais, de l'avis de tous, c'est bien le président
    qui est à la manoeuvre. Nicolas Sarkozy a toujours courtisé la
    communauté arménienne de France et a rarement raté une occasion de
    prendre la Turquie à rebrousse-poil, notamment en s'opposant à son
    adhésion à l'Union européenne. En visite en Arménie en octobre
    dernier, il avait déjà sommé la Turquie de «revisiter son histoire»
    dans des «délais assez brefs», faute de quoi la France légiférerait.

    Son intention est de boucler le dossier avant le printemps. Les
    analystes politiques jugent qu'en pleine campagne électorale, Nicolas
    Sarkozy serait particulièrement heureux de piéger ses adversaires
    socialistes en faisant voter ce texte avec le soutien de la gauche qui
    vient tout juste d'obtenir la majorité au Sénat. Les socialistes, qui
    ont toujours soutenu la pénalisation de la négation des génocides, ont
    donc été pris de court. Seul l'ancien ministre socialiste Jean Glavany
    a tenu à dire que «ce n'était pas au Parlement de dire l'histoire».

    Une cause entendue?

    À droite, l'initiative présidentielle suscite aussi quelques
    réticences. Fait exceptionnel, le ministre des Affaires étrangères,
    Alain Juppé, artisan d'un rapprochement avec Ankara, s'est dissocié
    publiquement de son président. D'autres personnalités ont aussi
    exprimé leur désaccord, comme l'ancien premier ministre Jean-Pierre
    Raffarin et l'ancien président du Sénat, Gérard Larcher.

    À l'opposé de Pierre Nora, l'intellectuel Bernard-Henri Lévy a pris
    fait et cause pour ce projet de loi. Selon lui, l'histoire du génocide
    arménien est «dite, écrite, bien écrite, depuis longtemps». Il ne fait
    aucun doute que les Arméniens ont été «à partir de 1915 victimes d'une
    entreprise d'annihilation méthodique», dit-il. Il ne voit donc aucun
    problème à criminaliser la négation d'un fait établi depuis si
    longtemps. Ce serait même une erreur, écrit-il, de se laisser
    «intimider par un quarteron d'historiens».

    D'autres intellectuels opposés à la loi, donc en accord avec Pierre
    Nora, ont néanmoins tenu à rappeler qu'en matière de criminalisation
    de la pensée, c'était la Turquie qui remportait largement la palme.
    Celle-ci punit en effet «l'insulte à la nation turque», au rang de
    laquelle on compte la reconnaissance du génocide arménien. C'est
    pourquoi le romancier Orhan Pamuk s'était retrouvé devant les
    tribunaux en 2005. À la suite de pressions internationales, les
    poursuites avaient finalement été abandonnées.

    L'arme économique

    Dans cette polémique historico-diplomatique, les dirigeants turcs ont
    décidé de renvoyer la France à son passé colonial et d'accuser
    celle-ci d'avoir commis un génocide en Algérie. Une accusation dénuée
    de tout fondement selon tous les historiens, le nombre de victimes
    étant d'ailleurs absolument incomparable.

    Mais, Ankara brandit surtout l'arme économique. En 2006, le dépôt d'un
    projet de loi semblable avait entraîné l'exclusion des entreprises
    françaises du projet de gazoduc Nabuco vers l'Europe et l'interdiction
    pour les avions militaires français en direction de l'Afghanistan de
    survoler le territoire turc. Cette fois, la Turquie pourrait fermer
    ses ports aux navires de guerre français. Les deux pays sont pourtant
    membres de l'OTAN. Mais, on s'attend surtout à des répercussions
    économiques. La France est en effet le 3e investisseur étranger en
    Turquie et les échanges entre les deux pays atteignent 12 milliards
    d'euros.

    En octobre 2008, aux Rendez-vous de l'histoire de Blois, un groupe
    d'historiens avait lancé une pétition s'opposant à la recrudescence
    des lois mémorielles. On y affirmait que l'histoire ne devait «pas
    être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires
    concurrentes. Dans un État libre, il n'appartient à aucune autorité
    politique de définir la vérité historique». La même année, la
    commission Accoyer avait elle aussi recommandé de ne pas abuser de ces
    mêmes lois mémorielles. On pouvait donc s'attendre à ce que les élus
    fassent enfin preuve de modération en ces matières. C'était sans
    compter avec la campagne présidentielle.

    ***

    Correspondant du Devoir à Paris

    http://www.ledevoir.com/international/europe/339769/quand-les-politiques-jouent-aux-historiens

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