OUI: ON DOIT ENTERRER LA LOI SUR LE GENOCIDE ARMENIEN
par Cengiz Aktar, Vatan
Courrier International
5 Janvier 2012
Le texte vote par le Parlement, partiel et partial, pourrait se
reveler dangereusement contre-productif, estime un politologue turc,
auteur en 2008 d'un appel au pardon lance en direction des Armeniens.
On ne peut pas dire que la loi francaise penalisant le negationnisme
remplisse les objectifs politiques et moraux qui devaient etre
les siens. Les gains politiques de cette initiative, lancee dans
l'urgence par un Sarkozy inquiet quant a ses chances d'etre reelu,
ont d'emblee ete reduits a neant dès lors que le candidat socialiste
Francois Hollande a annonce soutenir lui aussi l'esprit de cette
loi. Et encore faudrait-il qu'il existe en France un vote armenien
sur le mode communautariste americain. En effet, la grande majorite
des Francais d'origine armenienne ne votent pas en fonction de motifs
d'ordre communautaire. Pas sûr, donc, qu'ils succombent si facilement
aux manipulations partisanes.
Par ailleurs, la decision-cadre europeenne du 28 novembre 2008 [sur
"la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et
de xenophobie au moyen du droit penal"], qui est a la base du texte
francais, couvre un domaine plus vaste. Elle concerne aussi, par
exemple, le genocide des Tutsis au Rwanda [en 1994], que la France
a eu tant de mal a reconnaître. Dans ces conditions, la volonte
francaise de se limiter a la seule negation du genocide armenien [le
seul avec l'Holocauste a etre etabli comme tel par la loi francaise]
est revelatrice d'un système deux poids deux mesures ; la credibilite
du legislateur francais s'en trouve forcement entamee.
Le vote francais demontre aussi que toute la strategie defensive de
l'Etat turc, faite de lobbying et de menaces, ne sert a rien. Dans ces
conditions, et alors que nous approchons de 2015 et du centenaire du
genocide armenien, il convient de remettre en question la facon dont
l'historiographie officielle turque couvre le sort fait aux Armeniens
et aux non-musulmans dans notre pays. D'autant plus que, depuis
une dizaine d'annees, la Turquie vit un processus très salutaire
de revision de son histoire, initie par la societe civile. C'est
ainsi que refait surface aujourd'hui toute la memoire individuelle
et collective relative aux Armeniens et aux Syriaques, qui, dans
le processus de formation de l'Etat-nation turc, ont quasiment
ete rayes de la carte. Ce processus est egalement a l'oeuvre a
propos des Grecs exclus du territoire turc, des Kurdes et des Alevis
[chiites heterodoxes anatoliens], dont l'existence meme a ete niee. La
poursuite de ce processus est d'une importance vitale pour l'avenir
de la democratie dans notre pays. Et ni le vote de la loi francaise,
ni les reactions emotives de ceux qui la contestent ne sont de nature
a faciliter ce travail de memoire. Le vote francais a plutôt redonne
des couleurs au courant nationaliste et negationniste turc.
La loi cree aussi une situation problematique du point de vue de la
liberte d'expression. Une Turquie où des ecrivains, des politiques,
des professeurs d'universite, des refractaires au service militaire
croupissent en prison pour des motifs douteux n'est pas très credible
lorsqu'elle pretend defendre la liberte d'expression. Quant au
genocide armenien, il est toujours interdit legalement d'affirmer
qu'il a eu lieu, alors qu'en France il sera desormais interdit de
dire le contraire [si le texte est adopte par le Senat].
Ainsi, il sera bientôt possible, en France, d'etre penalise pour avoir
"minimise de facon outrancière" un genocide, mais pas pour avoir
"minimise de facon outrancière" l'islam, comme ce fut le cas lors
de l'affaire des caricatures du prophète Mahomet. D'un point de vue
ethique, il est comprehensible d'estimer que le sacre ne rentre pas
dans le cadre de la liberte d'expression. A condition toutefois de
ne pas etre selectif et de ne faire aucune hierarchie entre tragedies
et croyances.
par Cengiz Aktar, Vatan
Courrier International
5 Janvier 2012
Le texte vote par le Parlement, partiel et partial, pourrait se
reveler dangereusement contre-productif, estime un politologue turc,
auteur en 2008 d'un appel au pardon lance en direction des Armeniens.
On ne peut pas dire que la loi francaise penalisant le negationnisme
remplisse les objectifs politiques et moraux qui devaient etre
les siens. Les gains politiques de cette initiative, lancee dans
l'urgence par un Sarkozy inquiet quant a ses chances d'etre reelu,
ont d'emblee ete reduits a neant dès lors que le candidat socialiste
Francois Hollande a annonce soutenir lui aussi l'esprit de cette
loi. Et encore faudrait-il qu'il existe en France un vote armenien
sur le mode communautariste americain. En effet, la grande majorite
des Francais d'origine armenienne ne votent pas en fonction de motifs
d'ordre communautaire. Pas sûr, donc, qu'ils succombent si facilement
aux manipulations partisanes.
Par ailleurs, la decision-cadre europeenne du 28 novembre 2008 [sur
"la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et
de xenophobie au moyen du droit penal"], qui est a la base du texte
francais, couvre un domaine plus vaste. Elle concerne aussi, par
exemple, le genocide des Tutsis au Rwanda [en 1994], que la France
a eu tant de mal a reconnaître. Dans ces conditions, la volonte
francaise de se limiter a la seule negation du genocide armenien [le
seul avec l'Holocauste a etre etabli comme tel par la loi francaise]
est revelatrice d'un système deux poids deux mesures ; la credibilite
du legislateur francais s'en trouve forcement entamee.
Le vote francais demontre aussi que toute la strategie defensive de
l'Etat turc, faite de lobbying et de menaces, ne sert a rien. Dans ces
conditions, et alors que nous approchons de 2015 et du centenaire du
genocide armenien, il convient de remettre en question la facon dont
l'historiographie officielle turque couvre le sort fait aux Armeniens
et aux non-musulmans dans notre pays. D'autant plus que, depuis
une dizaine d'annees, la Turquie vit un processus très salutaire
de revision de son histoire, initie par la societe civile. C'est
ainsi que refait surface aujourd'hui toute la memoire individuelle
et collective relative aux Armeniens et aux Syriaques, qui, dans
le processus de formation de l'Etat-nation turc, ont quasiment
ete rayes de la carte. Ce processus est egalement a l'oeuvre a
propos des Grecs exclus du territoire turc, des Kurdes et des Alevis
[chiites heterodoxes anatoliens], dont l'existence meme a ete niee. La
poursuite de ce processus est d'une importance vitale pour l'avenir
de la democratie dans notre pays. Et ni le vote de la loi francaise,
ni les reactions emotives de ceux qui la contestent ne sont de nature
a faciliter ce travail de memoire. Le vote francais a plutôt redonne
des couleurs au courant nationaliste et negationniste turc.
La loi cree aussi une situation problematique du point de vue de la
liberte d'expression. Une Turquie où des ecrivains, des politiques,
des professeurs d'universite, des refractaires au service militaire
croupissent en prison pour des motifs douteux n'est pas très credible
lorsqu'elle pretend defendre la liberte d'expression. Quant au
genocide armenien, il est toujours interdit legalement d'affirmer
qu'il a eu lieu, alors qu'en France il sera desormais interdit de
dire le contraire [si le texte est adopte par le Senat].
Ainsi, il sera bientôt possible, en France, d'etre penalise pour avoir
"minimise de facon outrancière" un genocide, mais pas pour avoir
"minimise de facon outrancière" l'islam, comme ce fut le cas lors
de l'affaire des caricatures du prophète Mahomet. D'un point de vue
ethique, il est comprehensible d'estimer que le sacre ne rentre pas
dans le cadre de la liberte d'expression. A condition toutefois de
ne pas etre selectif et de ne faire aucune hierarchie entre tragedies
et croyances.