POUCHKINE ET SON DOUBLE
La Croix
http://www.la-croix.com/Culture-Loisirs/Culture/Livres/Pouchkine-et-son-double-_NG_-2012-01-11-756599
11 janv 2012
TROIS GEANTS. Les biographies de Pouchkine, Dostoïevski et Gorki
Henri Troyat
Omnibus , 1308 pages , 28 ~@
TROIS GEANTS. Les biographies de Pouchkine, Dostoïevski et Gorki
d'Henri Troyat. Editions Omnibus, 1 308 p., 28 ~@
Henri Troyat (1911-2007) fut grand ecrivain et immense biographe.
D'ascendance armenienne, ne a Moscou, fuyant avec ses parents la
Revolution bolchevique, il n'eut de cesse, sa vie durant, de creuser
les grands destins de la Russie et d'offrir au public francais,
qui en fit son ecrivain prefere, des ouvrages d'une grande aisance
et d'une parfaite lisibilite.
Cinq ans après sa mort, les editeurs de la collection Omnibus ont
eu l'idee de regrouper trois des meilleures biographies, trois des
meilleurs livres peut-etre d'Henri Troyat. Car il y met, au service
de ses " heros " reels, le brio du raconteur d'histoires.
Nul besoin d'inventer des personnages de fiction quand se presentent
a notre contemplation et a notre imaginaire, sur la duree d'un siècle,
des vies aussi extraordinaires que celles de Pouchkine, de Dostoïevski
et de Gorki. La plus achevee, la plus complète, la plus volumineuse
de ces trois biographies est celle de Pouchkine (776 pages serrees !),
ecrite en 1946.
Troyat dit, pour resumer l'influence de Pouchkine sur la litterature
de son pays, qu'il se sera tenu " au seuil " de cette litterature,
comme s'il en avait detenu les cles. Avec pour mission d'ouvrir
toutes grandes les portes aux genies, immenses aussi, qui viendraient
après lui.
Henri Troyat ecrit : " Au seuil de la litterature russe, sombre,
prophetique et tourmentee, il y a cet homme aureole de joie. À la
veille du realisme caricatural de Gogol, du nihilisme artistique de
Tourgueniev, de la haine contre la civilisation de Tolstoï, de la
propension aux tortures mystiques de Dostoïevski, a la veille de
toute cette bile, de tout ce sang, de toute cette obscurite et de
ces souffrances, il y a Pouchkine et son etonnante gaiete. "
N'en deplaise au souvenir de Troyat, il est etrange qu'il mette en
exergue cette " gaiete " alors que son livre met plutôt en evidence
la gravite contradictoire d'une ~\uvre profuse et la legèrete d'une
existence de polisson insupportable.
Mais va pour la gaiete si l'on veut parler de la lumière repandue sur
la pauvre terre russe, contre les forces de l'obscurantisme d'Etat
et de culture, contre une religion empesee dans la noirceur de la
culpabilite humaine. Car il est vrai, la biographie le demontre
a chaque page, qu'il y eut en Pouchkine, malgre sa courte vie
(1799-1837), une lutte constante entre deux personnes.
Comme une oscillation entre l'aspiration a la liberte et les tentations
de la futilite. Entre le liberalisme inspire des Lumières et le
souci de ne point deplaire trop aux autocrates (les deux tsars qui
dominèrent sa vie et sa carrière). Entre la claire conscience du
malheur du peuple russe et les brillances des mondanites.
Le poète resuma lui-meme sa division intime et insoluble lorsqu'il
ecrivit, quelques annees avant sa mort (il ne pouvait pas deviner
qu'elle viendrait si tôt), en une phrase terrible de lucidite :
" Le diable m'a pousse a naître en Russie, avec une âme et du
talent. " Et dans quelle Russie ! Celle des tsars Alexandre Ier puis,
a partir de 1825, Nicolas Ier , autocrates chacun a sa manière et
tenant Pouchkine, repere dès le lycee, dans leurs rets. Avec pour
le second une manière de despotisme suave vis-a-vis du grand poète
qu'il redoutait, appreciait et meprisait.
D'où une duplicite d'Etat qui exilait Pouchkine ou le rappelait a
la cour au gre des circonstances, en faisant un prisonnier prefere,
surveille par toutes les polices de l'Empire, nomme cependant "
gentilhomme de la chambre " - promotion ressentie comme humiliante.
Tout cela destine non a honorer Pouchkine mais a le tenir en laisse
pour l'empecher de nuire et d'affaiblir la monarchie.
Il y avait deux Pouchkine. L'homme de plume, inspire, prolifique,
ouvrant au peuple russe, on l'a dit, les portes d'une litterature
sortie des mythes anciens et en creant de nouveaux (Eugène Oneguine ,
Boris Godounov , La Dame de pique ). En face, le devergonde, polisson,
hantant salons et maisons de passe, endette, invivable, flirtant avec
toutes les femmes et finissant par se marier, en 1831, avec la plus
belle d'entre elles, Natalia Gontcharova, pour son bonheur et pour
son malheur.
Henri Troyat resume : " S'il avait agi comme il ecrivait, Pouchkine eût
ete un personnage heureux et calme. S'il avait ecrit comme il agissait,
il eût ete un auteur romantique, echevele, pueril et prolixe. Mais
il sut etre double. " Il sut ou il dut.
Documentee et lyrique, bourree de citations de lettres et de journaux
intimes (on s'ecrivait beaucoup), la biographie de Pouchkine est aussi
une introduction a sa poesie via les belles traductions proposees
par Troyat lui-meme. C'est un monument qui s'achève, par l'agonie
du poète a la suite d'un duel idiot, par des pages magnifiques,
pathetiques et baignant dans une lumière sombre.
From: A. Papazian
La Croix
http://www.la-croix.com/Culture-Loisirs/Culture/Livres/Pouchkine-et-son-double-_NG_-2012-01-11-756599
11 janv 2012
TROIS GEANTS. Les biographies de Pouchkine, Dostoïevski et Gorki
Henri Troyat
Omnibus , 1308 pages , 28 ~@
TROIS GEANTS. Les biographies de Pouchkine, Dostoïevski et Gorki
d'Henri Troyat. Editions Omnibus, 1 308 p., 28 ~@
Henri Troyat (1911-2007) fut grand ecrivain et immense biographe.
D'ascendance armenienne, ne a Moscou, fuyant avec ses parents la
Revolution bolchevique, il n'eut de cesse, sa vie durant, de creuser
les grands destins de la Russie et d'offrir au public francais,
qui en fit son ecrivain prefere, des ouvrages d'une grande aisance
et d'une parfaite lisibilite.
Cinq ans après sa mort, les editeurs de la collection Omnibus ont
eu l'idee de regrouper trois des meilleures biographies, trois des
meilleurs livres peut-etre d'Henri Troyat. Car il y met, au service
de ses " heros " reels, le brio du raconteur d'histoires.
Nul besoin d'inventer des personnages de fiction quand se presentent
a notre contemplation et a notre imaginaire, sur la duree d'un siècle,
des vies aussi extraordinaires que celles de Pouchkine, de Dostoïevski
et de Gorki. La plus achevee, la plus complète, la plus volumineuse
de ces trois biographies est celle de Pouchkine (776 pages serrees !),
ecrite en 1946.
Troyat dit, pour resumer l'influence de Pouchkine sur la litterature
de son pays, qu'il se sera tenu " au seuil " de cette litterature,
comme s'il en avait detenu les cles. Avec pour mission d'ouvrir
toutes grandes les portes aux genies, immenses aussi, qui viendraient
après lui.
Henri Troyat ecrit : " Au seuil de la litterature russe, sombre,
prophetique et tourmentee, il y a cet homme aureole de joie. À la
veille du realisme caricatural de Gogol, du nihilisme artistique de
Tourgueniev, de la haine contre la civilisation de Tolstoï, de la
propension aux tortures mystiques de Dostoïevski, a la veille de
toute cette bile, de tout ce sang, de toute cette obscurite et de
ces souffrances, il y a Pouchkine et son etonnante gaiete. "
N'en deplaise au souvenir de Troyat, il est etrange qu'il mette en
exergue cette " gaiete " alors que son livre met plutôt en evidence
la gravite contradictoire d'une ~\uvre profuse et la legèrete d'une
existence de polisson insupportable.
Mais va pour la gaiete si l'on veut parler de la lumière repandue sur
la pauvre terre russe, contre les forces de l'obscurantisme d'Etat
et de culture, contre une religion empesee dans la noirceur de la
culpabilite humaine. Car il est vrai, la biographie le demontre
a chaque page, qu'il y eut en Pouchkine, malgre sa courte vie
(1799-1837), une lutte constante entre deux personnes.
Comme une oscillation entre l'aspiration a la liberte et les tentations
de la futilite. Entre le liberalisme inspire des Lumières et le
souci de ne point deplaire trop aux autocrates (les deux tsars qui
dominèrent sa vie et sa carrière). Entre la claire conscience du
malheur du peuple russe et les brillances des mondanites.
Le poète resuma lui-meme sa division intime et insoluble lorsqu'il
ecrivit, quelques annees avant sa mort (il ne pouvait pas deviner
qu'elle viendrait si tôt), en une phrase terrible de lucidite :
" Le diable m'a pousse a naître en Russie, avec une âme et du
talent. " Et dans quelle Russie ! Celle des tsars Alexandre Ier puis,
a partir de 1825, Nicolas Ier , autocrates chacun a sa manière et
tenant Pouchkine, repere dès le lycee, dans leurs rets. Avec pour
le second une manière de despotisme suave vis-a-vis du grand poète
qu'il redoutait, appreciait et meprisait.
D'où une duplicite d'Etat qui exilait Pouchkine ou le rappelait a
la cour au gre des circonstances, en faisant un prisonnier prefere,
surveille par toutes les polices de l'Empire, nomme cependant "
gentilhomme de la chambre " - promotion ressentie comme humiliante.
Tout cela destine non a honorer Pouchkine mais a le tenir en laisse
pour l'empecher de nuire et d'affaiblir la monarchie.
Il y avait deux Pouchkine. L'homme de plume, inspire, prolifique,
ouvrant au peuple russe, on l'a dit, les portes d'une litterature
sortie des mythes anciens et en creant de nouveaux (Eugène Oneguine ,
Boris Godounov , La Dame de pique ). En face, le devergonde, polisson,
hantant salons et maisons de passe, endette, invivable, flirtant avec
toutes les femmes et finissant par se marier, en 1831, avec la plus
belle d'entre elles, Natalia Gontcharova, pour son bonheur et pour
son malheur.
Henri Troyat resume : " S'il avait agi comme il ecrivait, Pouchkine eût
ete un personnage heureux et calme. S'il avait ecrit comme il agissait,
il eût ete un auteur romantique, echevele, pueril et prolixe. Mais
il sut etre double. " Il sut ou il dut.
Documentee et lyrique, bourree de citations de lettres et de journaux
intimes (on s'ecrivait beaucoup), la biographie de Pouchkine est aussi
une introduction a sa poesie via les belles traductions proposees
par Troyat lui-meme. C'est un monument qui s'achève, par l'agonie
du poète a la suite d'un duel idiot, par des pages magnifiques,
pathetiques et baignant dans une lumière sombre.
From: A. Papazian