Ouest-France
lundi 2 janvier 2012
chantepie Edition
Lettre à mes amis turcs et arméniens
Pendant deux ans, j'ai enseigné la civilisation française en Turquie.
Faisant un jour des mots-croisés avec le directeur du département de
français, j'eus à répondre à la question : « Ancienne région
d'Anatolie » en sept lettres. C'était évidemment l'Arménie mais mon
collègue, prenant le Larousse à la page convenable, me déclara : «
L'Arménie, mais ça n'existe pas, regardez, ce n'est même pas dans le
dictionnaire ! »
Puis, des amis arméniens me racontèrent leur tragédie : les massacres
dans les villages de leurs ancêtres, la torture, les hommes
assassinés, les vieillards, les femmes et les enfants rassemblés en
longues colonnes par les tout poil, progressant sous un soleil
accablant ou un froidintense, à travers la steppe pour finir dans
desmouroirs, au milieu du désertmésopotamien ou, pour les plus
chanceux à Alep d'où beaucoup s'exilèrent en France.
Historien, je me mis à étudier ce drame vécu d'avril 1915 à juillet
1916 par des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants et
organisé par les militants du « Comité Union et Progrès », ceux que
l'on appelait les « Jeunes Turcs », les « Pères » intouchables de la
Turquie moderne. Et l'ampleur du crime m'apparut : 1 200 000 victimes,
sans doute ; soit les deux tiers de la populationarménienne de
l'Anatolieorientale.
Les autorités turques nient ce chiffre, accusant les Arméniens d'avoir
mérité leur sort pour avoir pactisé avec l'ennemi russe. La vérité,
c'est que beaucoup, parmi les « Jeunes Turcs », voulaient en finir
avec leurs minorités, arméniennes ici, grecques dans l'Ouest, pour
sauver un État ethniquement pur. Écrire cela en Turquie est passible
de lourdes peines de prison ! Pour l'avoir fait, le grand écrivain,
prix Nobel, Orhan Pamuk a été contraint à l'exil.
Faut-il légiférer en France
Ceci dit, faut-il légiférer en France contre la négation du génocide ?
Comme la plupart de mes collègues, j'estime qu'il appartient aux
historiens d'écrire l'Histoire, pas aux politiques. La France n'a pas
vocation à s'ériger, en tant que patrie des « Droits de l'Homme », en
donneuse de leçons universelles. Si j'ai applaudi Jacques Chirac quand
il a reconnu les responsabilités de l'État français à l'encontre des
juifs, les lois mémorielles qui s'accumulent m'indisposent.
Et comment appliquer cette loi ? Elle aboutira à rompre de fait les
relations diplomatiques avec une Turquie devenue incontournable sur la
scène méditerranéenne. Il faudra, logiquement, expulser ses
négationnistes de diplomates, préservés de la condamnation par leur
immunité. Restons sérieux : rappelons aux Turcs qu'ils n'entreront
dans l'Union européenne qu'après avoir réglé leurs problèmes avec
Chypre, leur minorité kurde, vidé leurs prisons de milliers de détenus
politiques et, bien sûr, reconnu le génocidearménien.
Et puis, assurons nos amis turcs qui se battent pour la vérité, nos
amis arméniens, blessés par l'histoire, de notre solidarité même si
nous nous opposons à une loi inopportune.
lundi 2 janvier 2012
chantepie Edition
Lettre à mes amis turcs et arméniens
Pendant deux ans, j'ai enseigné la civilisation française en Turquie.
Faisant un jour des mots-croisés avec le directeur du département de
français, j'eus à répondre à la question : « Ancienne région
d'Anatolie » en sept lettres. C'était évidemment l'Arménie mais mon
collègue, prenant le Larousse à la page convenable, me déclara : «
L'Arménie, mais ça n'existe pas, regardez, ce n'est même pas dans le
dictionnaire ! »
Puis, des amis arméniens me racontèrent leur tragédie : les massacres
dans les villages de leurs ancêtres, la torture, les hommes
assassinés, les vieillards, les femmes et les enfants rassemblés en
longues colonnes par les tout poil, progressant sous un soleil
accablant ou un froidintense, à travers la steppe pour finir dans
desmouroirs, au milieu du désertmésopotamien ou, pour les plus
chanceux à Alep d'où beaucoup s'exilèrent en France.
Historien, je me mis à étudier ce drame vécu d'avril 1915 à juillet
1916 par des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants et
organisé par les militants du « Comité Union et Progrès », ceux que
l'on appelait les « Jeunes Turcs », les « Pères » intouchables de la
Turquie moderne. Et l'ampleur du crime m'apparut : 1 200 000 victimes,
sans doute ; soit les deux tiers de la populationarménienne de
l'Anatolieorientale.
Les autorités turques nient ce chiffre, accusant les Arméniens d'avoir
mérité leur sort pour avoir pactisé avec l'ennemi russe. La vérité,
c'est que beaucoup, parmi les « Jeunes Turcs », voulaient en finir
avec leurs minorités, arméniennes ici, grecques dans l'Ouest, pour
sauver un État ethniquement pur. Écrire cela en Turquie est passible
de lourdes peines de prison ! Pour l'avoir fait, le grand écrivain,
prix Nobel, Orhan Pamuk a été contraint à l'exil.
Faut-il légiférer en France
Ceci dit, faut-il légiférer en France contre la négation du génocide ?
Comme la plupart de mes collègues, j'estime qu'il appartient aux
historiens d'écrire l'Histoire, pas aux politiques. La France n'a pas
vocation à s'ériger, en tant que patrie des « Droits de l'Homme », en
donneuse de leçons universelles. Si j'ai applaudi Jacques Chirac quand
il a reconnu les responsabilités de l'État français à l'encontre des
juifs, les lois mémorielles qui s'accumulent m'indisposent.
Et comment appliquer cette loi ? Elle aboutira à rompre de fait les
relations diplomatiques avec une Turquie devenue incontournable sur la
scène méditerranéenne. Il faudra, logiquement, expulser ses
négationnistes de diplomates, préservés de la condamnation par leur
immunité. Restons sérieux : rappelons aux Turcs qu'ils n'entreront
dans l'Union européenne qu'après avoir réglé leurs problèmes avec
Chypre, leur minorité kurde, vidé leurs prisons de milliers de détenus
politiques et, bien sûr, reconnu le génocidearménien.
Et puis, assurons nos amis turcs qui se battent pour la vérité, nos
amis arméniens, blessés par l'histoire, de notre solidarité même si
nous nous opposons à une loi inopportune.