Announcement

Collapse
No announcement yet.

Badinter : "Le Parlement n'est pas un tribunal"

Collapse
X
 
  • Filter
  • Time
  • Show
Clear All
new posts

  • Badinter : "Le Parlement n'est pas un tribunal"

    Le Monde, France
    15 janvier 2012


    Badinter : "Le Parlement n'est pas un tribunal"


    Par expérience personnelle, je sais combien il est douloureux
    d'entendre dénier la réalité d'un génocide qui a englouti vos proches
    les plus chers. Je comprends donc la passion qui anime la communauté
    arménienne pour que soit reconnu par la communauté internationale, et
    surtout la Turquie, le génocide arménien de 1915. Et cependant, quelle
    que soit la sympathie que l'on puisse éprouver pour cette cause, elle
    ne saurait conduire à approuver la proposition de loi votée par
    l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et soumise prochainement au
    Sénat, qui punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende
    ceux qui "contestent ou minimisent de façon outrancière un génocide
    reconnu comme tel par la loi française".
    Certes le génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale a fait
    l'objet de dispositions législatives en France, et notamment de la loi
    Gayssot de 1990. Mais le génocide juif par les nazis a été établi et
    ses auteurs condamnés par le Tribunal militaire international de
    Nuremberg. A cette juridiction créée par l'Accord de Londres du 8 août
    1945, signé par la France, participaient des magistrats français. Les
    jugements rendus par ce tribunal ont autorité de la chose jugée en
    France. Rien de tel s'agissant du génocide arménien qui n'a fait
    l'objet d'aucune décision émanant d'une juridiction internationale ou
    nationale dont l'autorité s'imposerait à la France. Le législateur
    français peut-il suppléer à cette absence de décision judiciaire ayant
    autorité de la chose jugée en proclamant l'existence du génocide
    arménien commis en 1915 ? Le Parlement français peut-il se constituer
    en tribunal de l'histoire mondiale et proclamer la commission d'un
    crime de génocide par les autorités de l'Empire ottoman il y a un
    siècle de cela, sans qu'aucun Français n'y ait été partie soit comme
    victime, soit comme bourreau ? Le Parlement français n'a pas reçu de
    la Constitution compétence pour dire l'histoire. C'est aux historiens
    et à eux seuls qu'il appartient de le faire.


    Cette évidence, la Constitution l'a faite sienne. La compétence du
    Parlement sous la Ve République a ses limites fixées par la
    Constitution. Le Parlement ne peut décider de tout. Notamment, au
    regard du principe de la séparation des pouvoirs, il ne peut se
    substituer à une juridiction nationale ou internationale pour décider
    qu'un crime de génocide a été commis à telle époque, en tel lieu.
    Pareille affirmation ne peut relever que de l'autorité judiciaire. La
    loi de 2001 déclarant "la France reconnaît publiquement le génocide
    arménien de 1915", aussi généreuse soit-elle dans son inspiration, est
    ainsi entachée d'inconstitutionnalité. Je renvoie à ce sujet les
    lecteurs au dernier article publié par le doyen Vedel, analysant la
    loi de 2001 ("Les questions de constitutionnalités posées par la loi
    du 29 janvier 2001", in François Luchaire, un républicain au service
    de la République, textes réunis par Didier Maus et Jeannette Bougrab,
    Publications de la Sorbonne, 2005).

    Ni les plus hautes autorités de l'Etat, ni soixante députés ou
    soixante sénateurs n'ont jugé bon de déférer cette loi au Conseil
    constitutionnel. Les considérations politiques ne sont pas toujours
    absentes de la décision de saisir - ou non - le Conseil
    constitutionnel... Mais depuis 2008, une innovation importante est
    intervenue. Tout justiciable peut, dans un procès, soulever une
    question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dénonçant
    l'inconstitutionnalité de la loi qu'on entend lui appliquer au motif
    qu'elle méconnaît ses droits fondamentaux : dans le cas de la négation
    du génocide, la liberté d'opinion et d'expression.

    Et selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, si une
    loi qui lui est soumise repose sur une loi antérieure qui ne lui a pas
    été déférée, la question de la constitutionnalité de cette loi
    antérieure peut être soulevée devant le Conseil constitutionnel. La
    discussion portera donc en premier lieu sur la constitutionnalité de
    la loi de 2001. Dès lors, la déclaration d'inconstitutionnalité de
    cette loi entraînerait celle de la loi nouvelle punissant la négation
    du génocide reconnu par la loi. Rien de plus logique. Comment
    concevoir qu'une loi française puisse punir la négation d'une loi
    inconstitutionnelle ? Ainsi, la proposition de loi soumise au Sénat,
    si elle est votée, aboutirait dès son application à un résultat
    contraire à celui recherché par les défenseurs de la cause arménienne.

    Dans cette situation, il appartient au Sénat de maintenir sa position
    antérieure, en refusant d'examiner un texte inconstitutionnel. Les
    sénateurs ne doivent pas se laisser abuser par les déclarations de
    ceux qui, comme le ministre de l'intérieur, déclarent qu'il ne s'agit
    dans la nouvelle proposition de loi que d'instaurer un délit général
    de négationnisme des génocides, en application d'une décision-cadre de
    l'Union européenne de 2008. Celle-ci incite sans doute les Etats
    membres à inscrire dans leur loi la répression "de l'apologie, la
    négation, ou la banalisation grossière publique des crimes de
    génocide... lorsque ce comportement est exercé d'une manière qui
    risque d'inciter à la violence ou à la haine d'un groupe de personnes
    ou de membres de tels groupes".

    Or, la proposition de loi votée par l'Assemblée ne mentionne pas cet
    élément essentiel : l'incitation à la haine que doit comporter la
    négation du génocide contre une communauté ou ses membres. Il ne
    s'agit donc pas de la mise en oeuvre alléguée de la décision-cadre
    européenne. Il n'en est d'ailleurs nul besoin, la loi française
    punissant déjà toute forme d'incitation publique à la haine à l'égard
    d'un groupe de personnes. Les promoteurs de la proposition de loi
    votée par l'Assemblée nationale n'ont en vérité qu'un seul objectif :
    passer outre le refus du Sénat de mai 2011 et faire voter un texte
    réprimant la négation du génocide arménien de 1915.

    Une réaction violente des autorités turques au vote d'une telle loi
    est inévitable. Tout publiciste, tout responsable turc qui serait
    interrogé en France sur les événements tragiques de 1915 et adopterait
    la position officielle du gouvernement turc pourrait être condamné de
    ce chef par la justice française. La proposition de loi aboutit ainsi
    à proclamer une vérité historique "officielle" sous peine de sanction
    pénale. Pareille conception de l'histoire ne saurait être la nôtre.

    Où trouver alors dans ce tumulte de passions une solution d'apaisement
    possible ? Il est d'autres voies que la loi pour établir la réalité
    historique d'un génocide datant d'un siècle. Il faut d'abord rappeler
    que, même sans loi mémorielle, la communauté arménienne n'est pas
    dépourvue de moyens d'action judiciaires en France. Il lui est
    toujours loisible de saisir les juridictions civiles et de faire
    condamner à des dommages-intérêts élevés et la publication du jugement
    tous ceux qui, dans leurs écrits ou leurs déclarations, auraient mis
    en cause la réalité et la dimension du génocide arménien.

    Par ailleurs, une commission composée d'historiens de renom
    international pourrait être désignée par l'Unesco à l'initiative de la
    France. Cette commission, à laquelle toutes les archives seraient
    ouvertes et les informations communiquées, rédigerait un livre blanc
    sur les conditions et l'ampleur du génocide arménien de 1915. Au
    regard d'un tel livre blanc, les autorités turques pourraient alors
    prendre la voie de la reconnaissance de ces crimes anciens commis dans
    l'Empire ottoman. Ainsi les passions pourraient s'apaiser enfin et les
    voies d'un avenir commun et fécond entre Turcs et Arméniens s'ouvrir
    sans arrière-pensée ni passion mémorielle.

    Né le 30 mars 1928, il a exercé les fonctions d'avocat à la cour
    d'appel de Paris (1951-1981). Il a lutté contre la peine de mort dont
    il a obtenu l'abolition en tant que garde des sceaux, le 9 octobre
    1981. Il fut président du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995, puis
    sénateur (PS) des Hauts-de-Seine de 1995

    à 2011. Auteur de nombreux ouvrages dont "L'Abolition" (Fayard, 2000),
    "L'Exécution" (rééd. LGF, 2008)

    et "Les Epines et les Roses" (Fayard, 2011)

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/14/le-parlement-n-est-pas-un-tribunal-par-robert-badinter_1629753_3232.html

Working...
X