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Lois Memorielles Et Clientelisme Electoral Par Esther Benbassa

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    LOIS MEMORIELLES ET CLIENTELISME ELECTORAL PAR ESTHER BENBASSA
    Stephane

    armenews.com
    vendredi 20 janvier 2012

    Le 23 janvier, le Senat debattra d'une proposition de loi penalisant
    la negation du genocide armenien. Presentee par une deputee UMP,
    elle a ete votee a l'Assemblee nationale le 22 decembre 2011 par une
    poignee de deputes. La Commission des lois de l'Assemblee avait modifie
    son intitule, la repression de la negation du genocide armenien ayant
    ete elargie a celle de la " contestation de l'existence des genocides
    reconnus par la loi ". La première mouture de cette loi avait en fait
    deja ete votee par l'Assemblee le 12 octobre 2006 mais, transmise au
    Senat, elle y etait restee lettre morte. De meme, une proposition de
    loi similaire deposee le 5 juillet 2010 au Senat y avait ete rejetee
    le 4 mai 2011.

    A y regarder de près, l'intitule remanie de la loi votee le 22
    decembre a l'Assemblee paraît quant a lui faire doublon avec la loi
    Gayssot du 13 juillet 1990, qui tend a reprimer tout propos raciste,
    antisemite et xenophobe et sanctionne la contestation des crimes contre
    l'humanite. On aurait pu peut-etre s'en tenir la. Mais aurait-ce suffi
    a attirer les quelque 500 000 voix des Francais d'origine armenienne
    sur lesquelles mise l'actuel chef de l'Etat ?

    Sauf erreur, on ne saurait pretendre qu'en France les negateurs du
    genocide armenien sont legion. L'urgence a legiferer trouve donc
    bien ailleurs ses motifs profonds. Cela etant, les socialistes ne
    sont pas en reste. Ils n'ont pas l'intention d'abandonner ces voix
    au concurrent de Francois Hollande. Et les maires PS des villes a
    grande concentration d'Armeniens se sont mis en ordre de bataille.

    Le 29 janvier 2001, deja, l'Assemblee nationale votait une loi
    reconnaissant le genocide armenien de 1915, allongeant la liste
    de ces lois memorielles dont notre pays est friand et qui tendent
    a judiciariser l'ecriture de l'histoire et menacent la liberte
    intellectuelle. L'histoire, pourtant, ne s'ecrit pas dans les
    pretoires, et encore moins au Parlement. Ni l'Etat ni la representation
    nationale n'ont a imposer quelque point de vue officiel que ce soit
    sur les evenements historiques. Ni, a fortiori, a l'imposer a un
    autre Etat. Le vote d'une loi memorielle ne se justifie que dans
    un unique cas, lorsque ce vote vaut reconnaissance, par la France,
    de sa propre responsabilite dans un crime passe.

    La reconnaissance officielle d'un genocide est un remède qui panse,
    s'il est possible, les blessures de celles et de ceux qui en ont
    souffert et plus encore celles de leurs descendants. Elle attire
    l'attention sur les injustices et les crimes de l'histoire et induit,
    dans le public, une legitime prise de conscience. La multiplication des
    dispositions memorielles, en revanche, ne peut que nuire a la cohesion
    sociale. Elle favorise la cristallisation de communautes de memoire
    forcement concurrentes. Quand on sait que dans notre Republique -
    qui se veut universaliste - il n'y a pas et il n'y aura jamais assez
    de place pour toutes les memoires, cette competition ne peut avoir
    que des effets deletères. Occultant l'urgent besoin d'histoire qui
    est le nôtre, ces lois flattent seulement les memoires, plus captives
    et plus utiles. Et elles les selectionnent en fonction de critères
    bassement politiques.

    La Turquie a le devoir imperieux de reconnaître le genocide commis sur
    son sol contre le peuple armenien. Elle doit indemniser les descendants
    des victimes. Mais ce n'est pas a la France de chercher - vainement
    - a l'y contraindre. La Turquie refuse, pour l'instant, de reecrire
    son histoire, pour y inclure ses pages les plus noires. Ce faisant,
    elle agit exactement comme notre pays, qui a mis cinquante ans a
    reconnaître la responsabilite de l'Etat francais dans l'extermination
    des Juifs de France, et qui peine toujours a faire face a ses exactions
    de puissance coloniale.

    Pourquoi, d'ailleurs, s'en tenir au genocide armenien ? La Turquie
    doit encore reconnaître ses pogroms anti-Juifs de 1934, en Thrace,
    perpetres dans l'atmosphère antisemite entretenue par une presse
    pronazie. Et aussi l'impôt sur le capital par lequel, pendant la
    dernière guerre, elle taxa les Armeniens a 232% de leur revenu annuel,
    les Juifs a 179%, les Grecs a 156% et les musulmans a 5%, deportant
    en 1943 ceux qui ne pouvaient s'en acquitter dans un camp, a l'est
    de la Turquie, où ils furent soumis aux travaux forces. Elle ne peut
    non plus faire l'impasse sur les pogroms des 6 et 7 septembre 1955,
    pendant le conflit greco-turc de Chypre, qui prirent pour cibles les
    Grecs puis tous les minoritaires, Armeniens et Juifs confondus.

    Comme historienne des Juifs de l'Empire ottoman et de la Turquie, j'ai
    vu de mes yeux les documents qui temoignent de tous ces evenements. Je
    ne puis evidemment les taire. Mais cette conscience precise que j'ai
    de l'histoire chaotique des rapports de la Turquie avec ses minorites
    m'incite a la plus grande prudence, quand la France, qui en ignore
    tout, pretend se meler de cette histoire, agissant a la legère et
    mettant en danger non seulement les relations franco-turques, mais
    les Armeniens eux-memes, sur place.

    La reconnaissance des torts infliges et la reconciliation prendront du
    temps, mais elles viendront. La mise en demeure edictee par la France
    ne peut que les retarder. Le gouvernement turc nationaliste a, comme
    on pouvait s'y attendre, reagi avec agressivite au vote du 22 decembre
    et exerce des chantages. La France, elle, l'a traite avec mepris.

    Comme elle ne peut traiter, semble-t-il, qu'avec mepris un pays
    musulman qu'elle s'obstine a arreter aux portes de l'Union europeenne,
    le poussant un peu plus a se tourner vers un Moyen-Orient dont il est
    en train de devenir le leader incontestable. La man~\uvre de politique
    interne se doublant ici d'une erreur geostrategique majeure, inspiree
    par le flirt du pouvoir avec un neonationalisme antimusulman qui n'a
    que peu a envier a celui de l'extreme droite.

    Pour toutes ces raisons, je voterai contre la proposition de loi qui
    sera debattue au Senat le 23 janvier prochain.

    Par Esther Benbassa Directrice d'etudes a l'Ecole pratique des
    hautes etudes (Sorbonne) et senatrice Europe Ecologie - les Verts
    du Val-de-Marne

    Dernier ouvrage paru : " la Souffrance comme identite " (Pluriel,
    2010). Et a paraître ces jours-ci : " De l'impossibilite de devenir
    francais " (Les Liens qui libèrent).

    Mardi 17 Janvier 2012 - 10:37

    (Source Liberation)


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