Le Monde, France
21 janvier 2012
L'Etat turc reste arc-bouté sur la négation du génocide arménien
| 21.01.12
Istanbul Correspondance - Une "monstruosité". D'un mot, le premier
ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, avait condamné le Monument de
l'humanité, une statue colossale inachevée symbolisant la
réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, à Kars, dans l'est du
pays, en janvier 2011. La sculpture a été démembrée quelques mois plus
tard. Les grues sont entrées en action le 24 avril... jour
anniversaire du déclenchement du génocide arménien de 1915.
A Igdir, plus au sud, le long de cette frontière close entre la
Turquie et l'Arménie, une autre "oeuvre" se dresse face à Erevan, sans
être inquiétée par les bulldozers : le Monument du génocide contre les
Turcs, érigé à la mémoire des Turcs massacrés par des Arméniens,
caricature à l'extrême le déni officiel, toujours omniprésent dans le
paysage.
Un boulevard du centre de la capitale, Ankara, et une école à Istanbul
portent ainsi le nom du principal ordonnateur des crimes de 1915,
Talaat Pacha, tué en 1921 à Berlin par un rescapé du génocide. Et sa
dépouille, rendue par Adolf Hitler en 1943, repose dans un mausolée
sur la colline de la Liberté, à Istanbul, aux côtés d'autres héros du
modernisme turc.
Près d'un siècle après les faits, la Turquie refuse toujours de
qualifier de "génocide" la déportation et les massacres organisés de 1
à 1,5 million d'Arméniens par le gouvernement nationaliste Jeunes-
Turcs. Elle admet des "déplacements de populations" et des massacres
réciproques, où 300 000 à 500 000 Arméniens périrent, dans le contexte
de la première guerre mondiale.
"Il n'y a aucun génocide dans notre histoire", a proclamé récemment M.
Erdogan, fidèle à la doctrine instaurée par ses prédécesseurs. La
Turquie mobilise toujours d'importants moyens pour lutter contre ce
qu'elle nomme "les allégations arméniennes d'un prétendu génocide".
"La négation du génocide arménien est une industrie", lance
l'universitaire Taner Akçam, l'un des premiers intellectuels turcs à
avoir dénoncé la version officielle de l'histoire. "C'est une
structure, une politique d'Etat de première importance, continue-t-il.
Il faut réaliser que l'on n'est pas face à un simple déni, mais à un
régime négationniste. La négation va bien au-delà de la défense d'un
ancien régime, dont les institutions et l'idéologie se sont traduites
par un génocide. Le déni nourrit jusqu'à aujourd'hui une politique
d'agression continue, à l'intérieur comme à l'extérieur de la Turquie,
contre tous ceux qui s'opposent à cette idéologie négationniste."
Il suffit de naviguer sur les sites gouvernementaux turcs pour en
avoir un aperçu. Celui du ministère de la culture consacre la moitié
de ses dossiers historiques à la négation du génocide de 1915. Quant
aux services de renseignements, le MIT, ils revendiquent eux-mêmes la
filiation directe avec l'Organisation spéciale (Teskilat-i-Mahsusa),
fondée en 1914 et dont le rôle fut central dans les massacres.
M. Akçam rappelle aussi la création, en 2001, par le Conseil national
de sécurité, la plus haute instance constitutionnelle turque, d'un
Comité de coordination de la lutte contre les accusations infondées de
génocide (Asimkk), rassemblant des représentants des grands ministères
régaliens (défense, justice, intérieur, affaires étrangères,
éducation, culture) et des militaires.
Ce comité, mis sur pied à l'époque du vote en France de la loi
reconnaissant le génocide arménien, était plus ou moins en sommeil
depuis 2006, mais risque de reprendre du service.
Autre exemple de ce négationnisme d'Etat, le département de recherches
arméniennes de l'Institut d'histoire turque (TTK), une institution
fondée sous Kemal Atatürk et chargée de nourrir la rhétorique
historique officielle.
Pour cet organe, les Arméniens de l'Empire ottoman en 1915 sont
assimilés en bloc à des "traîtres" ou à des "terroristes", alliés aux
troupes russes. C'est cette version de l'histoire que l'on retrouve,
jusqu'à aujourd'hui, dans tous les livres scolaires, et qui baigne
chaque écolier turc de la maternelle à l'université. "La Turquie a
poursuivi une politique d'amnésie volontaire et de tactique dilatoire.
Elle a poussé le sujet sous le tapis, prétendu qu'il n'existait pas et
espéré que tout le monde aurait la mémoire courte. C'est pour cela
qu'il y a tant de colère contre la France. La Turquie n'aime pas qu'on
lui rafraîchisse la mémoire", estime M. Akçam.
Mais le centenaire du génocide, en 2015, approche et la Turquie
s'inquiète de la campagne internationale qui s'annonce. La proposition
de loi présentée en France, adoptée par l'Assemblée nationale le 22
décembre 2011 et sur laquelle le Sénat doit se prononcer lundi 23
janvier, n'en est qu'une première étape. D'autres pays pourraient à
leur tour reconnaître officiellement le génocide de 1915, notamment
les Etats-Unis, où la question est régulièrement soulevée.
Pour contrer ces revendications dans les pays où vivent de fortes
communautés arméniennes, la Turquie ne lésine pas sur les moyens.
"L'Etat déploie des ressources incalculables pour que la Turquie ne
soit pas accusée de génocide", explique Samim Akgönül, professeur à
l'université de Strasbourg.
Aux Etats-Unis, la puissante Turkish Coalition of America dispose de
3,5 millions de dollars par an (2,5 millions d'euros) pour financer
des actions de lobbying auprès d'élus, des chaires universitaires ou
des campagnes publicitaires.
En France aussi des associations et des sites Internet sont créés pour
propager les thèses de l'histoire officielle. Le Fonds gouvernemental
de promotion de la Turquie édite brochures et livres promotionnels.
Et, pour porter le message, un comité Talaat-Pacha a été créé en 2006
autour de politiciens tels que l'ancien leader chypriote turc Rauf
Denktas. Ce rassemblement nationaliste a organisé des défilés à
Berlin, à Lausanne et, en 2011, à Paris.
Guillaume Perrier
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/21/l-etat-turc-reste-arc-boute-sur-la-negation-du-genocide-armenien_1632721_3214.html
21 janvier 2012
L'Etat turc reste arc-bouté sur la négation du génocide arménien
| 21.01.12
Istanbul Correspondance - Une "monstruosité". D'un mot, le premier
ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, avait condamné le Monument de
l'humanité, une statue colossale inachevée symbolisant la
réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, à Kars, dans l'est du
pays, en janvier 2011. La sculpture a été démembrée quelques mois plus
tard. Les grues sont entrées en action le 24 avril... jour
anniversaire du déclenchement du génocide arménien de 1915.
A Igdir, plus au sud, le long de cette frontière close entre la
Turquie et l'Arménie, une autre "oeuvre" se dresse face à Erevan, sans
être inquiétée par les bulldozers : le Monument du génocide contre les
Turcs, érigé à la mémoire des Turcs massacrés par des Arméniens,
caricature à l'extrême le déni officiel, toujours omniprésent dans le
paysage.
Un boulevard du centre de la capitale, Ankara, et une école à Istanbul
portent ainsi le nom du principal ordonnateur des crimes de 1915,
Talaat Pacha, tué en 1921 à Berlin par un rescapé du génocide. Et sa
dépouille, rendue par Adolf Hitler en 1943, repose dans un mausolée
sur la colline de la Liberté, à Istanbul, aux côtés d'autres héros du
modernisme turc.
Près d'un siècle après les faits, la Turquie refuse toujours de
qualifier de "génocide" la déportation et les massacres organisés de 1
à 1,5 million d'Arméniens par le gouvernement nationaliste Jeunes-
Turcs. Elle admet des "déplacements de populations" et des massacres
réciproques, où 300 000 à 500 000 Arméniens périrent, dans le contexte
de la première guerre mondiale.
"Il n'y a aucun génocide dans notre histoire", a proclamé récemment M.
Erdogan, fidèle à la doctrine instaurée par ses prédécesseurs. La
Turquie mobilise toujours d'importants moyens pour lutter contre ce
qu'elle nomme "les allégations arméniennes d'un prétendu génocide".
"La négation du génocide arménien est une industrie", lance
l'universitaire Taner Akçam, l'un des premiers intellectuels turcs à
avoir dénoncé la version officielle de l'histoire. "C'est une
structure, une politique d'Etat de première importance, continue-t-il.
Il faut réaliser que l'on n'est pas face à un simple déni, mais à un
régime négationniste. La négation va bien au-delà de la défense d'un
ancien régime, dont les institutions et l'idéologie se sont traduites
par un génocide. Le déni nourrit jusqu'à aujourd'hui une politique
d'agression continue, à l'intérieur comme à l'extérieur de la Turquie,
contre tous ceux qui s'opposent à cette idéologie négationniste."
Il suffit de naviguer sur les sites gouvernementaux turcs pour en
avoir un aperçu. Celui du ministère de la culture consacre la moitié
de ses dossiers historiques à la négation du génocide de 1915. Quant
aux services de renseignements, le MIT, ils revendiquent eux-mêmes la
filiation directe avec l'Organisation spéciale (Teskilat-i-Mahsusa),
fondée en 1914 et dont le rôle fut central dans les massacres.
M. Akçam rappelle aussi la création, en 2001, par le Conseil national
de sécurité, la plus haute instance constitutionnelle turque, d'un
Comité de coordination de la lutte contre les accusations infondées de
génocide (Asimkk), rassemblant des représentants des grands ministères
régaliens (défense, justice, intérieur, affaires étrangères,
éducation, culture) et des militaires.
Ce comité, mis sur pied à l'époque du vote en France de la loi
reconnaissant le génocide arménien, était plus ou moins en sommeil
depuis 2006, mais risque de reprendre du service.
Autre exemple de ce négationnisme d'Etat, le département de recherches
arméniennes de l'Institut d'histoire turque (TTK), une institution
fondée sous Kemal Atatürk et chargée de nourrir la rhétorique
historique officielle.
Pour cet organe, les Arméniens de l'Empire ottoman en 1915 sont
assimilés en bloc à des "traîtres" ou à des "terroristes", alliés aux
troupes russes. C'est cette version de l'histoire que l'on retrouve,
jusqu'à aujourd'hui, dans tous les livres scolaires, et qui baigne
chaque écolier turc de la maternelle à l'université. "La Turquie a
poursuivi une politique d'amnésie volontaire et de tactique dilatoire.
Elle a poussé le sujet sous le tapis, prétendu qu'il n'existait pas et
espéré que tout le monde aurait la mémoire courte. C'est pour cela
qu'il y a tant de colère contre la France. La Turquie n'aime pas qu'on
lui rafraîchisse la mémoire", estime M. Akçam.
Mais le centenaire du génocide, en 2015, approche et la Turquie
s'inquiète de la campagne internationale qui s'annonce. La proposition
de loi présentée en France, adoptée par l'Assemblée nationale le 22
décembre 2011 et sur laquelle le Sénat doit se prononcer lundi 23
janvier, n'en est qu'une première étape. D'autres pays pourraient à
leur tour reconnaître officiellement le génocide de 1915, notamment
les Etats-Unis, où la question est régulièrement soulevée.
Pour contrer ces revendications dans les pays où vivent de fortes
communautés arméniennes, la Turquie ne lésine pas sur les moyens.
"L'Etat déploie des ressources incalculables pour que la Turquie ne
soit pas accusée de génocide", explique Samim Akgönül, professeur à
l'université de Strasbourg.
Aux Etats-Unis, la puissante Turkish Coalition of America dispose de
3,5 millions de dollars par an (2,5 millions d'euros) pour financer
des actions de lobbying auprès d'élus, des chaires universitaires ou
des campagnes publicitaires.
En France aussi des associations et des sites Internet sont créés pour
propager les thèses de l'histoire officielle. Le Fonds gouvernemental
de promotion de la Turquie édite brochures et livres promotionnels.
Et, pour porter le message, un comité Talaat-Pacha a été créé en 2006
autour de politiciens tels que l'ancien leader chypriote turc Rauf
Denktas. Ce rassemblement nationaliste a organisé des défilés à
Berlin, à Lausanne et, en 2011, à Paris.
Guillaume Perrier
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/21/l-etat-turc-reste-arc-boute-sur-la-negation-du-genocide-armenien_1632721_3214.html