La Croix , France
22 janvier 2012
« En Turquie, la question arménienne est liée à un combat pour les
droits de l'homme »
Michel Marian, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris,
est l'auteur, avec l'intellectuel turc Ahmet Insel, du « Dialogue sur
le tabou arménien » (1).
Il analyse l'évolution de la société turque sur la question arménienne
et se prononce sur le débat en France.
« LA CROIX » : Depuis la parution de votre livre, les intellectuels
turcs ont-ils évolué sur la question du génocide ?
Michel Marian : Ce livre était une sorte d'acte politique qui a eu un
retentissement en France, dans les communautés arméniennes, mais aussi
parmi les Turcs. Il a été traduit en turc et en arménien. Autant
d'occasions de mettre à l'épreuve notre capacité de dialogue, au-delà
des mots que nous avions soupesés pour les faire passer à l'écrit. Il
y a eu entre Ahmet Insel et moi un rapport de confiance et d'amitié
qui a grandi.
Au début, les communautés arméniennes n'accordaient qu'un crédit
limité à Ahmet Insel, dans la mesure où il ne souhaitait pas utiliser
le terme de génocide. Au fur et à mesure de nos rencontres avec le
public, son attitude et la façon dont il l'a explicitée ont montré
qu'il n'avait pas de gêne intellectuelle par rapport à ce concept.
L'évolution est venue aussi de la pétition de pardon aux Arméniens
lancée par 200 intellectuels turcs en 2009. Aujourd'hui, en Turquie,
la question arménienne est liée à un combat plus large pour les droits
de l'homme, ce qui lui donne une vraie crédibilité.
Ne faites-vous pas davantage confiance à la société civile pour
maintenir le fil entre les deux communautés ?
La modernisation de la société civile s'est avérée essentielle, elle
est à l'origine de ce mouvement. Depuis les années 2003-2004, elle
fait preuve d'un souci croissant pour les droits de l'homme et la
question arménienne. Cela s'est manifesté par un colloque en Turquie,
les obsèques du journaliste d'origine arménienne Hrant Dink, assassiné
en 2007, les poursuites contre l'écrivain turc Orhan Pamuk ou encore
les rassemblements dans la rue à l'occasion du 24 avril, journée de
commémoration de la rafle, le 24 avril 1915, des personnalités
arméniennes intellectuelles et politiques de Constantinople.
Du côté individuel, les exemples de Turcs découvrant leurs origines
arméniennes, illustrés par le premier, puis le second livre de Fethiye
Cetin, se multiplient. Ce mouvement est irréversible. Par exemple,
dans les débats télévisés en Turquie, on prend soin d'inviter une
personne qui représente le point de vue, non pas forcément de la
reconnaissance du génocide, mais de l'importance du travail historique
sur la question arménienne.
Mais si les conditions politiques sont défavorables, la prise en
compte de cette question ne pourra avancer que lentement. Il y a des
zones entières du territoire turc, où les Arméniens avaient eu une
présence historique importante, comme dans le Nord-Est, qui sont
quasiment tenues à l'écart de cette évolution. D'autres régions, à
l'inverse, sont sensibles à cette question, comme à Adana, où
l'anniversaire du grand massacre de 1909 a été l'occasion d'un
colloque en 2009.
Une loi française ne risque-t-elle pas de détruire ces avancées ?
La position des intellectuels turcs est moins hostile au projet de loi
actuel qu'à celui de 2006. Personnellement, cette loi me gêne car elle
pénalise l'expression, c'est une loi de censure, surtout dans la
formulation, lorsqu'elle utilise des expressions comme « la
minimisation outrancière » . Où est-ce que ça commence, où est-ce que
ça finit ?
Mais est-ce au parlement français de se prononcer ?
Une pression externe et politique n'est pas en soi illégitime. Qu'elle
se produise dans les deux principaux pays, France et États-Unis, où
les Arméniens ont trouvé refuge et ont fait souche, cela ne me choque
pas. Il est bon que la classe politique française rappelle à la
Turquie son obligation morale, d'autant qu'elle est candidate à
l'entrée dans l'Union européenne. Mais j'aurais préféré une résolution
du Parlement français ou européen, ou une commémoration du génocide
arménien à l'occasion de la journée du 11 novembre.
(1) Paru en 2009, animé par Ariane Bonzon, Éd. Liana Lévi, 150 p.
http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/France/En-Turquie-la-question-armenienne-est-liee-a-un-combat-pour-les-droits-de-l-homme-_EP_-2012-01-22-760680
22 janvier 2012
« En Turquie, la question arménienne est liée à un combat pour les
droits de l'homme »
Michel Marian, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris,
est l'auteur, avec l'intellectuel turc Ahmet Insel, du « Dialogue sur
le tabou arménien » (1).
Il analyse l'évolution de la société turque sur la question arménienne
et se prononce sur le débat en France.
« LA CROIX » : Depuis la parution de votre livre, les intellectuels
turcs ont-ils évolué sur la question du génocide ?
Michel Marian : Ce livre était une sorte d'acte politique qui a eu un
retentissement en France, dans les communautés arméniennes, mais aussi
parmi les Turcs. Il a été traduit en turc et en arménien. Autant
d'occasions de mettre à l'épreuve notre capacité de dialogue, au-delà
des mots que nous avions soupesés pour les faire passer à l'écrit. Il
y a eu entre Ahmet Insel et moi un rapport de confiance et d'amitié
qui a grandi.
Au début, les communautés arméniennes n'accordaient qu'un crédit
limité à Ahmet Insel, dans la mesure où il ne souhaitait pas utiliser
le terme de génocide. Au fur et à mesure de nos rencontres avec le
public, son attitude et la façon dont il l'a explicitée ont montré
qu'il n'avait pas de gêne intellectuelle par rapport à ce concept.
L'évolution est venue aussi de la pétition de pardon aux Arméniens
lancée par 200 intellectuels turcs en 2009. Aujourd'hui, en Turquie,
la question arménienne est liée à un combat plus large pour les droits
de l'homme, ce qui lui donne une vraie crédibilité.
Ne faites-vous pas davantage confiance à la société civile pour
maintenir le fil entre les deux communautés ?
La modernisation de la société civile s'est avérée essentielle, elle
est à l'origine de ce mouvement. Depuis les années 2003-2004, elle
fait preuve d'un souci croissant pour les droits de l'homme et la
question arménienne. Cela s'est manifesté par un colloque en Turquie,
les obsèques du journaliste d'origine arménienne Hrant Dink, assassiné
en 2007, les poursuites contre l'écrivain turc Orhan Pamuk ou encore
les rassemblements dans la rue à l'occasion du 24 avril, journée de
commémoration de la rafle, le 24 avril 1915, des personnalités
arméniennes intellectuelles et politiques de Constantinople.
Du côté individuel, les exemples de Turcs découvrant leurs origines
arméniennes, illustrés par le premier, puis le second livre de Fethiye
Cetin, se multiplient. Ce mouvement est irréversible. Par exemple,
dans les débats télévisés en Turquie, on prend soin d'inviter une
personne qui représente le point de vue, non pas forcément de la
reconnaissance du génocide, mais de l'importance du travail historique
sur la question arménienne.
Mais si les conditions politiques sont défavorables, la prise en
compte de cette question ne pourra avancer que lentement. Il y a des
zones entières du territoire turc, où les Arméniens avaient eu une
présence historique importante, comme dans le Nord-Est, qui sont
quasiment tenues à l'écart de cette évolution. D'autres régions, à
l'inverse, sont sensibles à cette question, comme à Adana, où
l'anniversaire du grand massacre de 1909 a été l'occasion d'un
colloque en 2009.
Une loi française ne risque-t-elle pas de détruire ces avancées ?
La position des intellectuels turcs est moins hostile au projet de loi
actuel qu'à celui de 2006. Personnellement, cette loi me gêne car elle
pénalise l'expression, c'est une loi de censure, surtout dans la
formulation, lorsqu'elle utilise des expressions comme « la
minimisation outrancière » . Où est-ce que ça commence, où est-ce que
ça finit ?
Mais est-ce au parlement français de se prononcer ?
Une pression externe et politique n'est pas en soi illégitime. Qu'elle
se produise dans les deux principaux pays, France et États-Unis, où
les Arméniens ont trouvé refuge et ont fait souche, cela ne me choque
pas. Il est bon que la classe politique française rappelle à la
Turquie son obligation morale, d'autant qu'elle est candidate à
l'entrée dans l'Union européenne. Mais j'aurais préféré une résolution
du Parlement français ou européen, ou une commémoration du génocide
arménien à l'occasion de la journée du 11 novembre.
(1) Paru en 2009, animé par Ariane Bonzon, Éd. Liana Lévi, 150 p.
http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/France/En-Turquie-la-question-armenienne-est-liee-a-un-combat-pour-les-droits-de-l-homme-_EP_-2012-01-22-760680