GENOCIDE ARMENIEN : LA "FROIDE DETERMINATION" D'ANKARA
Par MARC SEMO
Liberation
http://www.liberation.fr/monde/01012385565-genocide-armenien-la-froide-determination-d-ankara
25 jan 2012
France
Après le vote du texte par le Senat lundi, la Turquie maintient la
pression, craignant que Washington suive Paris.
"Une loi discriminatoire et raciste" : les mots du Premier
ministre, Recep Tayyip Erdogan, sont durs, mais le gouvernement
islamo-conservateur turc attend la promulgation definitive de la loi
sanctionnant la negation des genocides, dont celui des Armeniens,
pour mettre en ~\uvre les sevères retorsions promises contre Paris.
L'opinion publique et la presse se dechaînent. Les autorites turques
restent plus que jamais determinees a marquer le coup et a faire un
exemple avec la France, craignant que de nouveaux pays, dont les
Etats-Unis, reconnaissent le genocide des Armeniens par l'Empire
ottoman en 1915-1917, qui fit plus d'un million de morts dans des
massacres de masse et des deportations.
Pourquoi l'intransigeance d'Ankara ?
Dans la societe turque, le tabou sur "la grande catastrophe", comme
l'appellent les Armeniens, a deja vole en eclat depuis quelques annees,
grâce aux initiatives d'intellectuels qui ont publie des livres sur le
sujet, organise des colloques ou des expositions, parfois au peril de
leur vie, comme Hrant Dink, assassine en janvier 2007. Des dizaines
de milliers de personnes ont d'ailleurs defile la semaine dernière
a Istanbul pour protester contre le verdict du procès des assassins,
lequel exonère l'Etat de toute responsabilite. Le discours officiel
reste neanmoins verrouille, admettant tout au plus 500 000 morts dans
des massacres croises. "Il n'y a aucun genocide dans notre histoire",
repète Erdogan qui, au printemps, avait ordonne la demolition du
monument pour "la reconciliation" construit a Kars, près de la
frontière armenienne, par le sculpteur de gauche Mehmet Aksoy, que
le Premier ministre estimait etre "une monstruosite".
"Affronter la question du genocide, c'est toucher aux fondements memes
de l'Etat", resume Samin Akgonul, de l'universite de Strasbourg,
rappelant que la Republique s'est fondee sur "deux vagues de
purification ethnico-religieuse, celles des Armeniens et celle des
Grecs", commencees avant elle sous l'Empire ottoman, mais dont elle
a ensuite profite. Ce que reconnaissait crûment il y a quatre ans le
ministre de la Defense, Vecdi Gonul : "Si les Armeniens etaient restes
la où ils vivaient en Anatolie, nous n'aurions pas reussi a etablir
notre Etat-nation tel qu'il est." Le negationnisme d'Etat reste bien
en place, aussi bien dans l'education que dans la justice ou la presse.
Quelles sont les retorsions possibles ?
Après le vote du texte par l'Assemblee nationale francaise, le 22
decembre, Erdogan avait menace Paris de "consequences irreparables",
clamant que "ceux qui veulent etudier un genocide feraient mieux de se
retourner vers leur passe et leur propre histoire sale et sanglante".
Il y a aussi un contentieux avec le president francais, ouvertement
hostile a l'adhesion de la Turquie a l'UE. Cette fois, il est
pourtant reste plus mesure. "Les autorites turques montrent une froide
determination, ayant compris que l'hysterie etait contre-productive,
mais je crois qu'elles iront jusqu'au bout si la loi devient
effective", analyse Ahmet Insel, de l'universite de Galatasaray,
en rappelant que le Conseil constitutionnel francais a encore son
mot a dire.
La cooperation militaire et politique ayant deja ete gelee, Ankara
menace aussi d'un rappel definitif de son ambassadeur. Si les
autorites n'appelleront pas ouvertement a un boycott, qui serait
illegal au regard des engagements turcs dans l'OMC et dans l'UE, il
est probable que des campagnes d'opinion contre les produits francais
se developperont et que les entreprises hexagonales seront tenues a
l'ecart des grands contrats publics. Les echanges commerciaux entre
les deux pays se montent a 12 milliards d'euros. En 2001, lors du
vote de la loi reconnaissant le genocide armenien, la Turquie etait
plongee dans une crise financière. Aujourd'hui, elle compte montrer
qu'elle est devenue une puissance avec laquelle il faut compter,
aussi bien strategiquement qu'economiquement.
D'autres pays vont-ils legiferer ?
Plusieurs pays l'ont deja fait avant meme Paris, mais le vrai enjeu
est celui des Etats-Unis, où plusieurs resolutions sur le genocide
armenien votees en commission au Congrès n'ont jamais abouti. Le
senateur Barack Obama etait favorable a la reconnaissance, meme si
le president est devenu très prudent sur le sujet. Ankara craint
neanmoins une initiative pour 2015, centième anniversaire du debut
des deportations. "L'attitude turque vis-a-vis a Paris est un clair
avertissement a Washington", souligne Ahmet Insel. Une loi americaine
pourrait inciter des descendants des victimes a lancer des actions
collectives devant les tribunaux pour des dedommagements. Les biens
mobiliers et immobiliers, confisques aux Armeniens mais aussi aux
Grecs, ont en effet servi a creer une nouvelle bourgeoisie musulmane,
et nombre de grandes fortunes turques d'aujourd'hui y trouvent leur
origine. L'enjeu est crucial pour Ankara. Samin Akgonul estime que "les
sommes depensees depuis des annees pour la propagande negationniste
d'Etat et pour payer les divers lobbys proturcs representent autant
d'argent que ce que coûteraient d'eventuelles indemnisations".
Par MARC SEMO
Liberation
http://www.liberation.fr/monde/01012385565-genocide-armenien-la-froide-determination-d-ankara
25 jan 2012
France
Après le vote du texte par le Senat lundi, la Turquie maintient la
pression, craignant que Washington suive Paris.
"Une loi discriminatoire et raciste" : les mots du Premier
ministre, Recep Tayyip Erdogan, sont durs, mais le gouvernement
islamo-conservateur turc attend la promulgation definitive de la loi
sanctionnant la negation des genocides, dont celui des Armeniens,
pour mettre en ~\uvre les sevères retorsions promises contre Paris.
L'opinion publique et la presse se dechaînent. Les autorites turques
restent plus que jamais determinees a marquer le coup et a faire un
exemple avec la France, craignant que de nouveaux pays, dont les
Etats-Unis, reconnaissent le genocide des Armeniens par l'Empire
ottoman en 1915-1917, qui fit plus d'un million de morts dans des
massacres de masse et des deportations.
Pourquoi l'intransigeance d'Ankara ?
Dans la societe turque, le tabou sur "la grande catastrophe", comme
l'appellent les Armeniens, a deja vole en eclat depuis quelques annees,
grâce aux initiatives d'intellectuels qui ont publie des livres sur le
sujet, organise des colloques ou des expositions, parfois au peril de
leur vie, comme Hrant Dink, assassine en janvier 2007. Des dizaines
de milliers de personnes ont d'ailleurs defile la semaine dernière
a Istanbul pour protester contre le verdict du procès des assassins,
lequel exonère l'Etat de toute responsabilite. Le discours officiel
reste neanmoins verrouille, admettant tout au plus 500 000 morts dans
des massacres croises. "Il n'y a aucun genocide dans notre histoire",
repète Erdogan qui, au printemps, avait ordonne la demolition du
monument pour "la reconciliation" construit a Kars, près de la
frontière armenienne, par le sculpteur de gauche Mehmet Aksoy, que
le Premier ministre estimait etre "une monstruosite".
"Affronter la question du genocide, c'est toucher aux fondements memes
de l'Etat", resume Samin Akgonul, de l'universite de Strasbourg,
rappelant que la Republique s'est fondee sur "deux vagues de
purification ethnico-religieuse, celles des Armeniens et celle des
Grecs", commencees avant elle sous l'Empire ottoman, mais dont elle
a ensuite profite. Ce que reconnaissait crûment il y a quatre ans le
ministre de la Defense, Vecdi Gonul : "Si les Armeniens etaient restes
la où ils vivaient en Anatolie, nous n'aurions pas reussi a etablir
notre Etat-nation tel qu'il est." Le negationnisme d'Etat reste bien
en place, aussi bien dans l'education que dans la justice ou la presse.
Quelles sont les retorsions possibles ?
Après le vote du texte par l'Assemblee nationale francaise, le 22
decembre, Erdogan avait menace Paris de "consequences irreparables",
clamant que "ceux qui veulent etudier un genocide feraient mieux de se
retourner vers leur passe et leur propre histoire sale et sanglante".
Il y a aussi un contentieux avec le president francais, ouvertement
hostile a l'adhesion de la Turquie a l'UE. Cette fois, il est
pourtant reste plus mesure. "Les autorites turques montrent une froide
determination, ayant compris que l'hysterie etait contre-productive,
mais je crois qu'elles iront jusqu'au bout si la loi devient
effective", analyse Ahmet Insel, de l'universite de Galatasaray,
en rappelant que le Conseil constitutionnel francais a encore son
mot a dire.
La cooperation militaire et politique ayant deja ete gelee, Ankara
menace aussi d'un rappel definitif de son ambassadeur. Si les
autorites n'appelleront pas ouvertement a un boycott, qui serait
illegal au regard des engagements turcs dans l'OMC et dans l'UE, il
est probable que des campagnes d'opinion contre les produits francais
se developperont et que les entreprises hexagonales seront tenues a
l'ecart des grands contrats publics. Les echanges commerciaux entre
les deux pays se montent a 12 milliards d'euros. En 2001, lors du
vote de la loi reconnaissant le genocide armenien, la Turquie etait
plongee dans une crise financière. Aujourd'hui, elle compte montrer
qu'elle est devenue une puissance avec laquelle il faut compter,
aussi bien strategiquement qu'economiquement.
D'autres pays vont-ils legiferer ?
Plusieurs pays l'ont deja fait avant meme Paris, mais le vrai enjeu
est celui des Etats-Unis, où plusieurs resolutions sur le genocide
armenien votees en commission au Congrès n'ont jamais abouti. Le
senateur Barack Obama etait favorable a la reconnaissance, meme si
le president est devenu très prudent sur le sujet. Ankara craint
neanmoins une initiative pour 2015, centième anniversaire du debut
des deportations. "L'attitude turque vis-a-vis a Paris est un clair
avertissement a Washington", souligne Ahmet Insel. Une loi americaine
pourrait inciter des descendants des victimes a lancer des actions
collectives devant les tribunaux pour des dedommagements. Les biens
mobiliers et immobiliers, confisques aux Armeniens mais aussi aux
Grecs, ont en effet servi a creer une nouvelle bourgeoisie musulmane,
et nombre de grandes fortunes turques d'aujourd'hui y trouvent leur
origine. L'enjeu est crucial pour Ankara. Samin Akgonul estime que "les
sommes depensees depuis des annees pour la propagande negationniste
d'Etat et pour payer les divers lobbys proturcs representent autant
d'argent que ce que coûteraient d'eventuelles indemnisations".