LAURENT FABIUS CONTRE L'ADHESION DE LA TURQUIE (NAM NOVEMBRE 2004)
Ara
armenews.com
jeudi 31 mai 2012
Alors que Francois Hollande s'est declaree favorable au principe d'une
adhesion a terme de la Turquie a l'Union europeenne, conditionnee
au respect d'un certain nombre de critères dont la reconnaissance du
genocide des Armeniens, son ministre des Affaires etrangères Laurent
Fabius s'est toujours positionne contre cette candidature. Nous mettons
en ligne pour memoire cette interview que le dirigeant socialiste
avait accorde a Nouvelles d'Armenie Magazine en novembre 2004 ( N°102).
Nouvelles d'Armenie Magazine : Quels sont les arguments qui fondent
votre " non " a l'entree de la Turquie en Europe ?
Laurent Fabius : J'ecarte tout d'abord la question religieuse qui ne
doit pas entrer en ligne de compte. Il y a ensuite des elements qui
tiennent a la Turquie, d'autres a l'Europe.
S'agissant de la Turquie il est evident qu'elle ne remplit pas les
critères de democratie indispensables. Notamment, et bien sûr vous
y etes sensible, la reconnaissance du genocide armenien qui connaît,
si je comprends bien, une situation aggravee par le nouveau code penal
turc. Il y a le problème du droit des minorites, du respect des droits
de la personne humaine, un point auquel nous sommes très attaches.
Autre aspect important : le facteur geographique. Non pas qu'il faille
avoir une vision etroite de la geographie, mais il est tout de meme
vrai qu'une grande partie de la Turquie ne se situe pas en Europe. Dès
lors que la Turquie serait incluse, on ne comprendrait pas pourquoi la
meme demarche ne pourrait s'appliquer au Magh-eb, a toute une serie
de pays de l'ex-URSS etc... Il y a une autre question qui me paraît
importante : quelle conception a-t-on de l'Europe ? Veut-on ce que
j'appelle une " Europe puissance ", avec une cohesion economique,
sociale, politique, ou bien une simple zone de libre echange ?
Je suis partisan de la première formule. De ce point de vue,
une dilution me paraît dangereuse. D'autant plus que nous venons
d'integrer 10 pays, que trois autres vont entrer (la Roumanie, la
Bulgarie, la Croatie) et que la Turquie est une puissance importante,
très peuplee. Ce qui poserait des problèmes evidents.
Il faut aussi prendre en compte les questions economiques et
financières, qu'on ne peut pas negliger. La Commission de Bruxelles
estime a plus de 20 milliards d'euros par an le financement qui
serait necessite par une adhesion de la Turquie alors meme que toute
une serie d'Etats, dont la France, demandent, a mon avis a tort, une
limitation, voire une baisse du budget de l'Union europeenne. Tout
cela fait beaucoup d'arguments.
Mais ne nous trompons pas. Je respecte parfaitement le peuple turc. La
Turquie est un grand pays. Il faut avoir des relations proches avec
elle, aider a son developpement, a celui de la democratie. Mais la
formule du partenariat me paraît bien preferable. Dès lors bien sûr
que les conditions democratiques se-raient remplies. Il y a eu une
confusion au sein de l'Europe. Ce n'est pas parce que l'on veut se
rapprocher d'un pays, que pour autant celui-ci doit entrer dans les
mecanismes de decision de l'Union. Je crois que la bonne solution
est d'appuyer un developpement democratique avec une formule de
partenariat.
NAM : Votre position est-elle en adequation avec celle du PS ? On
entend dans votre parti des voix sensiblement differentes.
L. F. : Le parti socialiste est d'accord dans sa totalite pour dire
que les conditions d'adhesion ne sont pas reunies, que l'Europe doit
avoir des relations proches avec la Turquie et qu'enfin il y a une
exigence sur la question des droits de l'homme et de la reconnaissance
du genocide armenien.
Certains socialistes disent cependant " on arrivera a surmonter
tout cela, il faut de toutes les manières aller vers l'adhesion
". Je pense, moi, que, quand on commence une negociation en disant "
de toutes les manières, il faut aller vers ", en general on n'obtient
rien. La solution du partenariat dans le respect des uns et des autres
me paraît meilleure.
NAM : Comment caracteriseriez-vous ce processus qui semble devoir
nous emmener ineluctablement vers l'ouverture des negociations avec
la Turquie ?
L. F. : En bon francais, cela s'appelle une fuite en avant. Mais je
voudrais vous faire etat d'un texte qui m'a ete transmis recemment
et qui m'a beaucoup choque. C'est un passage du communique final de
la reunion des ministres des Affaires etrangères de la Conference
islamique qui s'est tenue au mois de juin a Istanbul. Je pense qu'il
faut y revenir.
Il y a eu a Istanbul, entre le 14 et le 16 juin 2004, la 31e reunion
des ministres des Affaires etrangères de l'OCI, l'Organisation de
la Conference Islamique qui comprend toute une serie de pays. C'est
le gouvernement turc qui recevait les participants. Ils ont adopte
a la fin de la conference une declaration comportant de nombreux
points. Et dans le point 62 on peut lire ceci : " La conference
a appele a s'abstenir de toute utilisation de l'universalite
des droits de l'homme comme pretexte pour s'ingerer dans les
affaires interieures des Etats et porter atteinte a la souverainete
nationale. La Conference a denonce la decision de l'Union europeenne,
concernant la condamnation de la peine de la lapidation et des autres
peines qualifiees d'inhumaines, et qui sont appliques dans certains
Etats membres en vertu des dispositions de la charia ".
Etrangement, cela n'a guère ete releve. Il y a la un vrai problème
quand on aborde la question des droits de l'homme... et de la femme.
On souhaite qu'il y ait des evolutions, on y travaille, et il faut
reconnaître qu'il y en a eu. Mais quand on prend connaissance de
textes comme celui-la, on se dit : mais de quoi parle-t-on ?
NAM : Que penser, quand des decisions qui engagent la souverainete
des Etats sont prises au nom des peuples europeens sans qu'ils aient
ete consultes en quoi que ce soit ?
L. F. : Si on veut etre très objectif, je crois qu'il y a eu beaucoup
de vision a court terme vis-a-vis de la Turquie. Et elle pourrait
elle-meme estimer qu'on l'a un peu, pour parler vulgairement, "
menee en bateau ".
Depuis des annees des declarations comportant une certaine part de
myopie ou d'hypocrisie sont intervenues. Des engagements ont ete pris
par differents chefs d'Etat, pas seulement en France, qui accreditent
l'idee qu'on va ineluctablement vers l'adhesion. Or beaucoup d'entre
eux, qui ne vous le diront pas, nourrissaient ou nourrissent en
arrière pensee l'espoir que quelqu'un finira bien par dire " non ".
Seulement maintenant, depuis le rapport de la Commission de Bruxelles
et compte tenu du calendrier, on se trouve au pied du mur.
Je pense qu'il est indispensable que la population soit consultee.
Sans utiliser de fausses peurs et pratiquer de la demagogie. Mais
en appelant un chat un chat. Je suis choque de ce qui s'est passe a
l'Assemblee nationale francaise. Dans un premier temps le president
de la Republique et le Premier ministre ont refuse tout debat. Puis
un debat a ete accepte, mais après le 17 decembre, date de la decision.
Puis, finalement, sous notre pression et celle d'autres groupes, le
debat est accepte. Mais, utilisant un mauvais pretexte, le pouvoir
executif refuse tout vote. La Constitution de la cinquième Republique
n'a pourtant jamais interdit au Parlement de voter de motion. Aussi
ne faut-il pas s'etonner que sur un sujet si important la population
se sente court-circuitee et dise sa deception vis-a-vis de l'Europe
en particulier et de la politique en general. Je pense qu'il faut
s'adresser a l'intelligence des gens, presenter une vision de long
terme, ne pas utiliser les fausses peurs, ne pas recourir a la
demagogie religieuse anti-musulmane qui serait inacceptable. Mais
poser les problèmes au fond.
NAM : Jacques Chirac a tout de meme dit que les Francais seraient
consultes par referendum sur cette question.
L. F. : Je preterais en cette circonstance a Jacques Chirac ce mot
celèbre : " les promesses n'engagent que ceux qui les entendent
". Si, pour masquer la position de principe qui va devoir etre prise
le 17 decembre de cette annee, le pretexte trouve est de consulter la
population dans 15 ans, nous avons affaire a un leurre. Il serait bien
plus judicieux et democratique de prendre une position dès maintenant.
Celle-ci ne devrait evidemment pas etre une decision anti-turque, mais
une position qui correspondrait a la fois aux interets de l'Europe,
de la France, aux interets de la Turquie et aux principes de la
democratie. Mieux vaut prendre ses responsabilites.
NAM : Vous pensez vraiment que l'ouverture des negociations peut
prejuger du resultat ?
L. F. : L'experience historique montre que, lorsqu'on commence une
negociation dont l'objet est l'adhesion, cela se termine toujours
par un oui.
De plus, il faut aussi se mettre a la place des Turcs. Si on commence
sur une certaine base et que dans 3 ans ou 5 ans on leur dit autre
chose, ils vont nous reprocher de les avoir floues. Il serait plus
honnete, sans injurier l'avenir, de dire que la perspective de
solution, c'est le partenariat.
Je suis un fervent proeuropeen, je pense que l'Union europeenne a
un rôle d'equilibre a jouer dans le monde, face a la Chine, l'Inde,
les Etats-Unis, etc... Son bon fonctionnement doit reposer sur le
principe des trois cercles : Un premier cercle de pays qui peuvent
avancer assez vite ensemble, notamment dans les domaines economiques
et sociaux (l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Espagne, etc). Un
deuxième cercle plus large, politique, avec les 25 pays actuels, demain
davantage. Et puis un troisième cercle, avec les pays qui se trouvent
a la peripherie et avec lesquels il faut avoir un partenariat exigeant,
sur une base d'egalite. Je place la Turquie dans ce cercle-la. Si l'on
partage cette vision de la construction europeenne, qui a un certain
lien avec la question de la Constitution europeenne, autant l'afficher.
C'est ce que je souhaiterais que Jacques Chirac fasse, au nom de
notre pays.
NAM : Est-ce que le president peut veritablement s'engager a dire oui a
la Turquie le 17 decembre, alors qu'il a contre lui sur cette question
la majorite de l'opinion publique et des forces politiques du pays ?
L. F. : Je souhaite que le president de la Republique tienne compte
de la position de beaucoup de Francais. Il peut arriver, bien sûr,
dans certaines circonstances historiques qu'un dirigeant doive prendre
le contre-pied de la majorite. Cela peut se produire. Mais sur cette
question-la, le bon sens est du côte de la majorite de la population.
NAM : Un oui a la Constitution pourrait-il influer sur le processus
d'adhesion de la Turquie ?
L. F. : Ce sont a la fois des questions differentes et, en meme temps,
un peu liees. Differentes parce que les relations avec la Turquie sont
une question en elles-memes. Mais il y a un certain lien. Le texte
actuel de la Constitution precise par exemple que dans la plupart
des matières, l'unanimite va prevaloir. Il limite aussi ce que j'ai
appele les cooperations renforcees, le premier cercle. Il empeche en
pratique toute revision future de la Constitution.
Imaginez que la Constitution soit votee telle quelle et que, d'autre
part, la Turquie entre dans l'Union europeenne. Cela donnerait un
poids considerable a la Turquie qui deviendrait le premier pays
d'Europe avec 20 % de droit de vote de plus que la France.
Parallèlement le texte de la Constitution ne pourrait pas etre
revise, avec les consequences economiques, sociales, democratiques
que cela entraîne. Je pense qu'il faut avoir un texte de Constitution
plus souple, revisable, pour aller vers cette " Europe puissance "
que j'appelle de mes v~\ux, et non pas vers une Europe diluee. Dans
les deux cas, au fond, le problème est un peu le meme : veut-on une
vaste zone de marche qui sera probablement a domination atlantiste,
ou bien souhaite-t-on une Europe europeenne, une Europe de la cohesion
sociale qui ait des partenaires divers et qui puisse diffuser les
valeurs de democratie ?
NAM : Du point de vue simplement ethique, et au regard de l'histoire,
ne pensez-vous pas qu'il serait discutable qu'il puisse y avoir une
Europe avec la Turquie integree, et sans l'Armenie ?
L. F. : L'Europe ne pouvant pas avoir une extension indefinie, il est
preferable d'avoir des partenariats, et bien evidemment, l'Armenie
doit en faire partie. Permettez-moi de revenir sur cet aspect très
important, le genocide armenien. Je pense qu'il n'est pas possible
d'entrer dans des discussions approfondies - permettant de deboucher y
compris sur la solution du partenariat - sans que cette question n'ait
ete clarifiee et reglee. Les dernières declarations officielles que
j'ai lues de la part du gouvernement turc sur ce sujet ne marquent
pas d'inflexion. Cela me preoccupe gravement et inquiète beaucoup,
je le sais, de nombreux amis armeniens ou d'origine armenienne.
Ara
armenews.com
jeudi 31 mai 2012
Alors que Francois Hollande s'est declaree favorable au principe d'une
adhesion a terme de la Turquie a l'Union europeenne, conditionnee
au respect d'un certain nombre de critères dont la reconnaissance du
genocide des Armeniens, son ministre des Affaires etrangères Laurent
Fabius s'est toujours positionne contre cette candidature. Nous mettons
en ligne pour memoire cette interview que le dirigeant socialiste
avait accorde a Nouvelles d'Armenie Magazine en novembre 2004 ( N°102).
Nouvelles d'Armenie Magazine : Quels sont les arguments qui fondent
votre " non " a l'entree de la Turquie en Europe ?
Laurent Fabius : J'ecarte tout d'abord la question religieuse qui ne
doit pas entrer en ligne de compte. Il y a ensuite des elements qui
tiennent a la Turquie, d'autres a l'Europe.
S'agissant de la Turquie il est evident qu'elle ne remplit pas les
critères de democratie indispensables. Notamment, et bien sûr vous
y etes sensible, la reconnaissance du genocide armenien qui connaît,
si je comprends bien, une situation aggravee par le nouveau code penal
turc. Il y a le problème du droit des minorites, du respect des droits
de la personne humaine, un point auquel nous sommes très attaches.
Autre aspect important : le facteur geographique. Non pas qu'il faille
avoir une vision etroite de la geographie, mais il est tout de meme
vrai qu'une grande partie de la Turquie ne se situe pas en Europe. Dès
lors que la Turquie serait incluse, on ne comprendrait pas pourquoi la
meme demarche ne pourrait s'appliquer au Magh-eb, a toute une serie
de pays de l'ex-URSS etc... Il y a une autre question qui me paraît
importante : quelle conception a-t-on de l'Europe ? Veut-on ce que
j'appelle une " Europe puissance ", avec une cohesion economique,
sociale, politique, ou bien une simple zone de libre echange ?
Je suis partisan de la première formule. De ce point de vue,
une dilution me paraît dangereuse. D'autant plus que nous venons
d'integrer 10 pays, que trois autres vont entrer (la Roumanie, la
Bulgarie, la Croatie) et que la Turquie est une puissance importante,
très peuplee. Ce qui poserait des problèmes evidents.
Il faut aussi prendre en compte les questions economiques et
financières, qu'on ne peut pas negliger. La Commission de Bruxelles
estime a plus de 20 milliards d'euros par an le financement qui
serait necessite par une adhesion de la Turquie alors meme que toute
une serie d'Etats, dont la France, demandent, a mon avis a tort, une
limitation, voire une baisse du budget de l'Union europeenne. Tout
cela fait beaucoup d'arguments.
Mais ne nous trompons pas. Je respecte parfaitement le peuple turc. La
Turquie est un grand pays. Il faut avoir des relations proches avec
elle, aider a son developpement, a celui de la democratie. Mais la
formule du partenariat me paraît bien preferable. Dès lors bien sûr
que les conditions democratiques se-raient remplies. Il y a eu une
confusion au sein de l'Europe. Ce n'est pas parce que l'on veut se
rapprocher d'un pays, que pour autant celui-ci doit entrer dans les
mecanismes de decision de l'Union. Je crois que la bonne solution
est d'appuyer un developpement democratique avec une formule de
partenariat.
NAM : Votre position est-elle en adequation avec celle du PS ? On
entend dans votre parti des voix sensiblement differentes.
L. F. : Le parti socialiste est d'accord dans sa totalite pour dire
que les conditions d'adhesion ne sont pas reunies, que l'Europe doit
avoir des relations proches avec la Turquie et qu'enfin il y a une
exigence sur la question des droits de l'homme et de la reconnaissance
du genocide armenien.
Certains socialistes disent cependant " on arrivera a surmonter
tout cela, il faut de toutes les manières aller vers l'adhesion
". Je pense, moi, que, quand on commence une negociation en disant "
de toutes les manières, il faut aller vers ", en general on n'obtient
rien. La solution du partenariat dans le respect des uns et des autres
me paraît meilleure.
NAM : Comment caracteriseriez-vous ce processus qui semble devoir
nous emmener ineluctablement vers l'ouverture des negociations avec
la Turquie ?
L. F. : En bon francais, cela s'appelle une fuite en avant. Mais je
voudrais vous faire etat d'un texte qui m'a ete transmis recemment
et qui m'a beaucoup choque. C'est un passage du communique final de
la reunion des ministres des Affaires etrangères de la Conference
islamique qui s'est tenue au mois de juin a Istanbul. Je pense qu'il
faut y revenir.
Il y a eu a Istanbul, entre le 14 et le 16 juin 2004, la 31e reunion
des ministres des Affaires etrangères de l'OCI, l'Organisation de
la Conference Islamique qui comprend toute une serie de pays. C'est
le gouvernement turc qui recevait les participants. Ils ont adopte
a la fin de la conference une declaration comportant de nombreux
points. Et dans le point 62 on peut lire ceci : " La conference
a appele a s'abstenir de toute utilisation de l'universalite
des droits de l'homme comme pretexte pour s'ingerer dans les
affaires interieures des Etats et porter atteinte a la souverainete
nationale. La Conference a denonce la decision de l'Union europeenne,
concernant la condamnation de la peine de la lapidation et des autres
peines qualifiees d'inhumaines, et qui sont appliques dans certains
Etats membres en vertu des dispositions de la charia ".
Etrangement, cela n'a guère ete releve. Il y a la un vrai problème
quand on aborde la question des droits de l'homme... et de la femme.
On souhaite qu'il y ait des evolutions, on y travaille, et il faut
reconnaître qu'il y en a eu. Mais quand on prend connaissance de
textes comme celui-la, on se dit : mais de quoi parle-t-on ?
NAM : Que penser, quand des decisions qui engagent la souverainete
des Etats sont prises au nom des peuples europeens sans qu'ils aient
ete consultes en quoi que ce soit ?
L. F. : Si on veut etre très objectif, je crois qu'il y a eu beaucoup
de vision a court terme vis-a-vis de la Turquie. Et elle pourrait
elle-meme estimer qu'on l'a un peu, pour parler vulgairement, "
menee en bateau ".
Depuis des annees des declarations comportant une certaine part de
myopie ou d'hypocrisie sont intervenues. Des engagements ont ete pris
par differents chefs d'Etat, pas seulement en France, qui accreditent
l'idee qu'on va ineluctablement vers l'adhesion. Or beaucoup d'entre
eux, qui ne vous le diront pas, nourrissaient ou nourrissent en
arrière pensee l'espoir que quelqu'un finira bien par dire " non ".
Seulement maintenant, depuis le rapport de la Commission de Bruxelles
et compte tenu du calendrier, on se trouve au pied du mur.
Je pense qu'il est indispensable que la population soit consultee.
Sans utiliser de fausses peurs et pratiquer de la demagogie. Mais
en appelant un chat un chat. Je suis choque de ce qui s'est passe a
l'Assemblee nationale francaise. Dans un premier temps le president
de la Republique et le Premier ministre ont refuse tout debat. Puis
un debat a ete accepte, mais après le 17 decembre, date de la decision.
Puis, finalement, sous notre pression et celle d'autres groupes, le
debat est accepte. Mais, utilisant un mauvais pretexte, le pouvoir
executif refuse tout vote. La Constitution de la cinquième Republique
n'a pourtant jamais interdit au Parlement de voter de motion. Aussi
ne faut-il pas s'etonner que sur un sujet si important la population
se sente court-circuitee et dise sa deception vis-a-vis de l'Europe
en particulier et de la politique en general. Je pense qu'il faut
s'adresser a l'intelligence des gens, presenter une vision de long
terme, ne pas utiliser les fausses peurs, ne pas recourir a la
demagogie religieuse anti-musulmane qui serait inacceptable. Mais
poser les problèmes au fond.
NAM : Jacques Chirac a tout de meme dit que les Francais seraient
consultes par referendum sur cette question.
L. F. : Je preterais en cette circonstance a Jacques Chirac ce mot
celèbre : " les promesses n'engagent que ceux qui les entendent
". Si, pour masquer la position de principe qui va devoir etre prise
le 17 decembre de cette annee, le pretexte trouve est de consulter la
population dans 15 ans, nous avons affaire a un leurre. Il serait bien
plus judicieux et democratique de prendre une position dès maintenant.
Celle-ci ne devrait evidemment pas etre une decision anti-turque, mais
une position qui correspondrait a la fois aux interets de l'Europe,
de la France, aux interets de la Turquie et aux principes de la
democratie. Mieux vaut prendre ses responsabilites.
NAM : Vous pensez vraiment que l'ouverture des negociations peut
prejuger du resultat ?
L. F. : L'experience historique montre que, lorsqu'on commence une
negociation dont l'objet est l'adhesion, cela se termine toujours
par un oui.
De plus, il faut aussi se mettre a la place des Turcs. Si on commence
sur une certaine base et que dans 3 ans ou 5 ans on leur dit autre
chose, ils vont nous reprocher de les avoir floues. Il serait plus
honnete, sans injurier l'avenir, de dire que la perspective de
solution, c'est le partenariat.
Je suis un fervent proeuropeen, je pense que l'Union europeenne a
un rôle d'equilibre a jouer dans le monde, face a la Chine, l'Inde,
les Etats-Unis, etc... Son bon fonctionnement doit reposer sur le
principe des trois cercles : Un premier cercle de pays qui peuvent
avancer assez vite ensemble, notamment dans les domaines economiques
et sociaux (l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Espagne, etc). Un
deuxième cercle plus large, politique, avec les 25 pays actuels, demain
davantage. Et puis un troisième cercle, avec les pays qui se trouvent
a la peripherie et avec lesquels il faut avoir un partenariat exigeant,
sur une base d'egalite. Je place la Turquie dans ce cercle-la. Si l'on
partage cette vision de la construction europeenne, qui a un certain
lien avec la question de la Constitution europeenne, autant l'afficher.
C'est ce que je souhaiterais que Jacques Chirac fasse, au nom de
notre pays.
NAM : Est-ce que le president peut veritablement s'engager a dire oui a
la Turquie le 17 decembre, alors qu'il a contre lui sur cette question
la majorite de l'opinion publique et des forces politiques du pays ?
L. F. : Je souhaite que le president de la Republique tienne compte
de la position de beaucoup de Francais. Il peut arriver, bien sûr,
dans certaines circonstances historiques qu'un dirigeant doive prendre
le contre-pied de la majorite. Cela peut se produire. Mais sur cette
question-la, le bon sens est du côte de la majorite de la population.
NAM : Un oui a la Constitution pourrait-il influer sur le processus
d'adhesion de la Turquie ?
L. F. : Ce sont a la fois des questions differentes et, en meme temps,
un peu liees. Differentes parce que les relations avec la Turquie sont
une question en elles-memes. Mais il y a un certain lien. Le texte
actuel de la Constitution precise par exemple que dans la plupart
des matières, l'unanimite va prevaloir. Il limite aussi ce que j'ai
appele les cooperations renforcees, le premier cercle. Il empeche en
pratique toute revision future de la Constitution.
Imaginez que la Constitution soit votee telle quelle et que, d'autre
part, la Turquie entre dans l'Union europeenne. Cela donnerait un
poids considerable a la Turquie qui deviendrait le premier pays
d'Europe avec 20 % de droit de vote de plus que la France.
Parallèlement le texte de la Constitution ne pourrait pas etre
revise, avec les consequences economiques, sociales, democratiques
que cela entraîne. Je pense qu'il faut avoir un texte de Constitution
plus souple, revisable, pour aller vers cette " Europe puissance "
que j'appelle de mes v~\ux, et non pas vers une Europe diluee. Dans
les deux cas, au fond, le problème est un peu le meme : veut-on une
vaste zone de marche qui sera probablement a domination atlantiste,
ou bien souhaite-t-on une Europe europeenne, une Europe de la cohesion
sociale qui ait des partenaires divers et qui puisse diffuser les
valeurs de democratie ?
NAM : Du point de vue simplement ethique, et au regard de l'histoire,
ne pensez-vous pas qu'il serait discutable qu'il puisse y avoir une
Europe avec la Turquie integree, et sans l'Armenie ?
L. F. : L'Europe ne pouvant pas avoir une extension indefinie, il est
preferable d'avoir des partenariats, et bien evidemment, l'Armenie
doit en faire partie. Permettez-moi de revenir sur cet aspect très
important, le genocide armenien. Je pense qu'il n'est pas possible
d'entrer dans des discussions approfondies - permettant de deboucher y
compris sur la solution du partenariat - sans que cette question n'ait
ete clarifiee et reglee. Les dernières declarations officielles que
j'ai lues de la part du gouvernement turc sur ce sujet ne marquent
pas d'inflexion. Cela me preoccupe gravement et inquiète beaucoup,
je le sais, de nombreux amis armeniens ou d'origine armenienne.