TURQUIE : L'INGéNIERIE DE LA MéMOIRE SE FISSURE
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=64656
Publié le : 12-06-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - L'universitaire turc Cengiz
Aktar a signé le 6 juin 2012 dans le Today's Zaman, média turc
anglophone proche du pouvoir AKP, un article intitulé de manière
fort optimiste Â" L'Anatolie guérie de son amnésie Â". Afin de
relater la cérémonie d'inauguration de la fontaine multi-jets
très rare, rénovée dans l'ancien village arménien de Havav, il
rappelle que Le livre de ma grand-mère publié en Turquie en 2004
et en France en 2006, avait révélé au grand jour l'ascendance
arménienne de l'auteure et avocate Fethiye Cetin, soulevant, a
travers toute la Turquie, le voile sur le sort des enfants arméniens,
rescapés du génocide. L'ouvrage avait ouvert les vannes de ces
histoires familiales refoulées, et mis en lumière le destin de
ceux qu'on appelait "les restes de l'épée". Ces jeunes enfants,
essentiellement des petites filles, avaient été recueillis ou
kidnappés, et islamisés de force en 1915, au sein de familles turques
et kurdes. Depuis la parution du livre de Fethiye Cetin, et surtout
depuis l'assassinat de Hrant Dink, de nombreux citoyens de Turquie
se sont interrogés sur l'identité réelle de leur grand-mère et
ont fini par découvrir leur origine, celle honnie du peuple arménien.
En Turquie, de trop rares femmes et hommes écrivent clairement,
avec courage et sincérité - et souvent au prix de leur liberté -
sur la thématique du génocide arménien.
Politologue courtisé par les médias francais, le professeur Cengiz
Aktar fait partie des intellectuels turcs qui Å"uvrent pour que la
Turquie recouvre sa mémoire effacée. Pourtant, il a un positionnement
assez complexe : depuis fin 2008 et l'initiative louable de la Â"
pétition d'excuses aux Arméniens Â", il semble s'appliquer a
imposer une ingénierie des mots et des définitions. Employant la
terminologie de Â" désastre de 1915 Â", de Â" massacres Â" et de Â"
Grande Catastrophe Â", il se garde bien d'utiliser le terme de Â"
génocide Â", le seul pourtant qui ait un sens juridique. Et quand
il l'utilise, c'est généralement pour insister sur Â" l'effet
désastreux Â" que l'emploi de ce terme peut avoir sur la démocratie
en Turquie...
A l'instar de la République turque qui s'est évertuée depuis des
décennies a turquifier le nom des villes et des villages arméniens
pour faire table rase du passé, Aktar entend-t-il rebaptiser les Â"
évènements de 1915 Â", afin de les parquer dans les limites d'un
devoir de mémoire politiquement correct ? Ce serait fâcheux car
il mène, a son niveau, un travail important, comme ce fut le cas
notamment a Diyarbakir où du 11 au 13 novembre 2011, il a participé
a un colloque sous l'égide de la Fondation Hrant Dink. De multiples
universitaires internationaux y étaient intervenus pour explorer
largement le génocide arménien, son contexte, ses racines, et ses
conséquences sur le cours de l'histoire, comme le signalait alors
sur son blog, Guillaume Perrier, correspondant du quotidien Le Monde
a Istanbul.
Alors quoi ? L'Article 301 du Code pénal turc, qui rend passible
de prison la qualification de Â" génocide Â", est-il la cause de
la frilosité du directeur du Centre pour l'Union européenne a
l'Université de Bahcesehir ? Rien de moins sÃ"r : sans vouloir
lui faire un procès d'intention (les démarches turques visant a
briser le tabou du génocide arménien sont trop précieuses pour
être critiquées sévèrement), Cengiz Aktar semble surtout avoir
a cÅ"ur de réécrire l'histoire pour présenter Â" 1915 Â" comme un
accident regrettable, venu mettre un coup d'arrêt a des siècles de
cohabitation pacifique et amicale entre les peuples d'Anatolie.
Un éclairage étonnant pour ceux qui ont peu ou prou une connaissance
du statut des dhimmis de l'Empire ottoman, soumis a toutes sortes
de discriminations, de brimades, de viols, de rapts, d'attaques et
d'impôts arbitraires, y compris celui du sang : la Â" cueillette
Â" des jeunes enfants chrétiens âgés de 10 a 15 ans, prélevés
selon le système du devchirmé a partir du XVIe siècle et réduits
en esclavage pour former le corps militaire des janissaires (élite
dont les unités combattantes assuraient souvent le rôle de garnisons
contre leur propre population d'origine dans les provinces reculées
de l'Empire), est assez révélateur de la véritable nature, au cours
des siècles, des relations arméno-turques et arméno- kurdes. Des
relations qu'Aktar décrit en ces termes : Â" Autrefois, en Anatolie,
les religions, les langues ou les races coexistaient sur les mêmes
terres et bénéficiaient de l'apport des unes et des autres en
dépit de leurs différences. Les successeurs ne détruisaient pas,
mais amélioraient le travail de leurs prédécesseurs Â". Vraiment ?
Notons que Cengiz Aktar n'écrit pas ici pour un lectorat turc :
il s'adresse en anglais a des observateurs étrangers. Son parti
pris - que l'on peut qualifier d'Â" angélique Â" - serait-il de
prouver aux diplomaties occidentales que Turcs et Arméniens se sont
réconciliés comme Â" au bon vieux temps Â", qu'ils explorent leur
passé ensemble en toute amitié, et qu'il n'est donc pas opportun
de fragiliser cet édifice en Â" imposant de l'extérieur Â" une
reconnaissance du génocide arménien - ni bien sÃ"r, a fortiori,
de voter des lois pénalisant sa négation ?
A moins que cet optimisme ne vise, par ricochet, a rendre caduque
l'option d'un règlement du conflit du Haut-Karabagh répondant a la
nécessité vitale du droit a l'auto-détermination des Arméniens
dans cette enclave placée sous la menace turco-azérie?
L'intellectuel francophone, diplômé de la Sorbonne, bénéficie d'une
notoriété réelle en France et au sein des instances européennes
: il pourrait la mettre a profit pour alerter l'opinion publique
internationale de la dangerosité du négationnisme de l'Etat turc
et de son allié azerbaïdjanais.
Mais peut-on en vouloir a Cengiz Aktar de son choix a minima quand on
sait que le procès d'un défenseur des droits de l'homme, connu pour
ses prises de position courageuses, se tiendra le 2 juillet prochain
devant le tribunal de Silivri ? L'éditeur turc Ragip Zarakolu, qui
a déja subi de nombreuses peines de prison (dont la dernière du 29
octobre 2011 au 10 avril 2012), y comparaîtra pour Â" terrorisme Â".
Pressenti pour le Prix Nobel, Zarakolu, démocrate pacifique épris
de justice, risque jusqu'a 15 ans de prison pour son soutien aux
droits des Kurdes. Mais surtout, bien que cela ne soit évidemment
pas mentionné dans l'acte d'accusation, pour ses publications sur
le génocide arménien.
C'est le prix réel qu'il en coÃ"te en Turquie pour amener la société
a secouer la chape de plomb de l'historiographie officielle. Alors,
non, malheureusement, l'Anatolie n'est pas encore guérie de son
amnésie.
Le Collectif VAN vous livre la traduction de cet article en anglais
paru sur le site turc anglophone Today's Zaman le 6 juin 2012.
Today's Zaman
L'Anatolie guérie de son amnésie
CENGÄ°Z AKTAR [email protected]
Mercredi 6 juin 2012
Â" Ce qui a subsisté des Arméniens après le désastre de 1915, ce
furent les ruines des maisons incendiées et "les restes de l'épée"
- on désigne sous ce nom les personnes qui n'ont pas été tuées
durant les massacres - et que l'on a gardées comme concubines,
servantes ou les enfants placés dans des familles.
L'une d'elles était ma grand-mère : Heranus, la fille d'İsquhi
et d'Hovannes de la famille des Gadarian a Havav... Elle a grandi
sous le nom de Seher, l'enfant adoptif d'Huseyin OnbaÅ~_ı a
Cermik, Diyarbakır ; elle s'est mariée, a eu des enfants et des
petits-enfants. Un jour, elle a raconté a ses petits-enfants son
histoire déchirante, qu'elle n'avait cessé de se murmurer pendant des
années. Â" Ceci est le prologue du livre de Fethiye Cetin, Anneannem
(Le livre de ma grand-mère).
Suite a la publication de ce livre en 2004, l'une des demandes des
habitants de Habab (aujourd'hui Ekinözu, et connu sous le nom de
Havav en arménien) fut que les bâtiments arméniens qui avaient
subsistés dans le village, soient réparés, en particulier la
fontaine multi-jets très rare. Â" Dès cet instant, j'ai commencé
a rêver. Cette fontaine devrait être restaurée et son eau claire
et délicieuse devait se remettre a couler. Ceci devrait être fait
pour soulager les âmes de ceux qui ont été brutalement tués,
ceux qui ont été expulsés de chez eux, ceux qui n'ont jamais pu
revenir pour boire l'eau de leur fontaine bien-aimée, HeranuÅ~_,
Mariam, Horen ; ceci devrait être fait, afin que leurs petits-enfants
puissent boire l'eau que leurs grands-parents n'ont pas pu boire... Â"
La cérémonie d'inauguration de la fontaine rénovée a Habab a
eu lieu fin mai a Ekinözu. Des personnes différentes venues de
l'étranger, des villages alentours et du village lui-même ont bu
la même eau. Parmi cette foule considérable, se trouvaient les
nombreux petits-enfants dont Fethiye Cetin avait parlé, originaire
d'ici ou des pays où ils se sont exilés.
Dans l'Anatolie rurale, le mot Â" Arménien Â" est généralement
associé a Â" l'or enterré Â" que les Arméniens auraient soi-disant
laissé derrière eux. Par conséquent, cette initiative, qui signifie
"renouveau" ou "rafraîchissement" dans tous les sens du terme,
n'a pas été une tâche aisée. Mais les problèmes ont été
surmontés grâce a la détermination de l'équipe, la contribution
des administrations locales et au fait que la majorité du travail
a été accompli par les villageois.
Nous avons visité Harput, qui fut un jour la ville la plus importante
de la région, et nous nous sommes arrêtés a Palu, ville a laquelle
Habab était administrativement relié. Les deux districts étaient des
centres majeurs avant 1915. Autrefois, en Anatolie, les religions,
les langues ou les races coexistaient sur les mêmes terres et
bénéficiaient de l'apport des unes et des autres en dépit de leurs
différences. Les successeurs ne détruisaient pas, mais amélioraient
le travail de leurs prédécesseurs. Et ceci a perduré jusqu'a ce que
les discours soient remaniés sur la base du Â" sentiment national. Â"
Harput/Palu d'un côté et Elazıg/New Palu de l'autre sont de bons
exemples de ce fait. Ã~@ Harput, tout, sauf les mosquées, a été
détruit et les pierres ont été réutilisées pour la construction
de maisons dans la ville sans âme d'Elazıg. La destruction a Palu
a été accomplie a l'époque d'İsmet İnönu dans les années 1940,
et une ville impersonnelle de Palu a été construite sur la rive de
la rivière Murat.
Contrairement a Harput, le vieux Palu possède encore des vestiges.
L'un des plus impressionnants est l'ancien pont qui enjambe la rivière
Murat. Ã~@ chaque fois, que je vois une Å"uvre d'art historique en
Anatolie orientale, elle est presque toujours due a une dynastie
turque comme celles des Akkoyunlu, Artuklu, ou Karakoyunlu, etc. On
ne trouve aucune information sur les cultures chrétiennes antiques
d'Anatolie, excepté dans les municipalités gérées par le parti
Paix et Démocratie (BDP). Le pont, également, a subi sa part
d'ingénierie de la mémoire au début de la République. Son nom
est le pont Artuklu.
Malgré son nom, il n'a pas été construit sous la dynastie Artuklu,
mais a l'époque du roi arménien Tigrane le Grand, qui a régné
de 95 a 55 av. J.C, et il était situé sur la Route de la Soie. En
réalité, il n'est fait aucune mention du pont dans les archives
sérieuses, quelles qu'elles soient, comme étant une Å"uvre de la
dynastie Artuklu.
Naturellement, chaque puissance qui a par la suite dominé la région,
l'a réparé ou amélioré et utilisé comme point de passage
stratégique.
Le pont a également une horrible histoire, qui, bien sÃ"r, n'est pas
énoncée sur la mince plaque d'une fortification. Il était connu
sous le nom de "Passage sanglant" car les hommes de la région de
Palu furent décapités a cet endroit lors de la Grande Catastrophe.
Â" Anneannem Â" a été le premier exemple de preuve vivante de la
Grande Catastrophe malgré un siècle de négation et d'efforts de
révisionnisme de la part de l'Ã~Itat. Aujourd'hui, la rénovation
des Fontaines de Habab signifie la première réapparition publique de
vestiges arméniens dans des lieux reculés d'Anatolie. Ã~@ Habab, qui
était un village arménien jusqu'en 1915. et qui est kurde depuis,
on a parlé arménien en plus du kurde et turc, pour la première
fois depuis un siècle.
Ce n'est que récemment que la Turquie a commencé a recouvrer sa
mémoire effacée. La cérémonie a Habab a été l'un des moments les
plus intenses pour savoir ce qu'il s'est passé et l'affronter. Telle
l'eau des Fontaines de Habab, la mémoire ressurgit en Anatolie. Aucun
acte horrible n'est oublié. La beauté du passé est maintenant
célébrée. Il y a un dynamisme que même le plus puissant des hommes
ne peut empêcher. Comme Rakel Dink l'a dit a Habab, citant la Bible :
Â" Tout ce qui est caché sera découvert, et tout ce qui est secret
sera connu.
Â" (NdT :Mt, 10,26)
©Traduction de l'anglais C.Gardon pour le Collectif VAN - 12 juin
2012 - 07:00 - www.collectifvan.org
Lire aussi :
Turquie - Les Arméniens islamisés : le silence et la peur
Ã~Bmes errantes : La mémoire retrouvée des Arméniens cachés
d'Anatolie
Les Â"Arméniens cachésÂ", secret de famille, secret d'Etat
Agenda - Parution du livre "Les restes de l'épée"
Fethiye Cetin, Â" métisse Â" turco-arménienne
Retour a la rubrique
Source/Lien : Today's Zaman
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=64656
Publié le : 12-06-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - L'universitaire turc Cengiz
Aktar a signé le 6 juin 2012 dans le Today's Zaman, média turc
anglophone proche du pouvoir AKP, un article intitulé de manière
fort optimiste Â" L'Anatolie guérie de son amnésie Â". Afin de
relater la cérémonie d'inauguration de la fontaine multi-jets
très rare, rénovée dans l'ancien village arménien de Havav, il
rappelle que Le livre de ma grand-mère publié en Turquie en 2004
et en France en 2006, avait révélé au grand jour l'ascendance
arménienne de l'auteure et avocate Fethiye Cetin, soulevant, a
travers toute la Turquie, le voile sur le sort des enfants arméniens,
rescapés du génocide. L'ouvrage avait ouvert les vannes de ces
histoires familiales refoulées, et mis en lumière le destin de
ceux qu'on appelait "les restes de l'épée". Ces jeunes enfants,
essentiellement des petites filles, avaient été recueillis ou
kidnappés, et islamisés de force en 1915, au sein de familles turques
et kurdes. Depuis la parution du livre de Fethiye Cetin, et surtout
depuis l'assassinat de Hrant Dink, de nombreux citoyens de Turquie
se sont interrogés sur l'identité réelle de leur grand-mère et
ont fini par découvrir leur origine, celle honnie du peuple arménien.
En Turquie, de trop rares femmes et hommes écrivent clairement,
avec courage et sincérité - et souvent au prix de leur liberté -
sur la thématique du génocide arménien.
Politologue courtisé par les médias francais, le professeur Cengiz
Aktar fait partie des intellectuels turcs qui Å"uvrent pour que la
Turquie recouvre sa mémoire effacée. Pourtant, il a un positionnement
assez complexe : depuis fin 2008 et l'initiative louable de la Â"
pétition d'excuses aux Arméniens Â", il semble s'appliquer a
imposer une ingénierie des mots et des définitions. Employant la
terminologie de Â" désastre de 1915 Â", de Â" massacres Â" et de Â"
Grande Catastrophe Â", il se garde bien d'utiliser le terme de Â"
génocide Â", le seul pourtant qui ait un sens juridique. Et quand
il l'utilise, c'est généralement pour insister sur Â" l'effet
désastreux Â" que l'emploi de ce terme peut avoir sur la démocratie
en Turquie...
A l'instar de la République turque qui s'est évertuée depuis des
décennies a turquifier le nom des villes et des villages arméniens
pour faire table rase du passé, Aktar entend-t-il rebaptiser les Â"
évènements de 1915 Â", afin de les parquer dans les limites d'un
devoir de mémoire politiquement correct ? Ce serait fâcheux car
il mène, a son niveau, un travail important, comme ce fut le cas
notamment a Diyarbakir où du 11 au 13 novembre 2011, il a participé
a un colloque sous l'égide de la Fondation Hrant Dink. De multiples
universitaires internationaux y étaient intervenus pour explorer
largement le génocide arménien, son contexte, ses racines, et ses
conséquences sur le cours de l'histoire, comme le signalait alors
sur son blog, Guillaume Perrier, correspondant du quotidien Le Monde
a Istanbul.
Alors quoi ? L'Article 301 du Code pénal turc, qui rend passible
de prison la qualification de Â" génocide Â", est-il la cause de
la frilosité du directeur du Centre pour l'Union européenne a
l'Université de Bahcesehir ? Rien de moins sÃ"r : sans vouloir
lui faire un procès d'intention (les démarches turques visant a
briser le tabou du génocide arménien sont trop précieuses pour
être critiquées sévèrement), Cengiz Aktar semble surtout avoir
a cÅ"ur de réécrire l'histoire pour présenter Â" 1915 Â" comme un
accident regrettable, venu mettre un coup d'arrêt a des siècles de
cohabitation pacifique et amicale entre les peuples d'Anatolie.
Un éclairage étonnant pour ceux qui ont peu ou prou une connaissance
du statut des dhimmis de l'Empire ottoman, soumis a toutes sortes
de discriminations, de brimades, de viols, de rapts, d'attaques et
d'impôts arbitraires, y compris celui du sang : la Â" cueillette
Â" des jeunes enfants chrétiens âgés de 10 a 15 ans, prélevés
selon le système du devchirmé a partir du XVIe siècle et réduits
en esclavage pour former le corps militaire des janissaires (élite
dont les unités combattantes assuraient souvent le rôle de garnisons
contre leur propre population d'origine dans les provinces reculées
de l'Empire), est assez révélateur de la véritable nature, au cours
des siècles, des relations arméno-turques et arméno- kurdes. Des
relations qu'Aktar décrit en ces termes : Â" Autrefois, en Anatolie,
les religions, les langues ou les races coexistaient sur les mêmes
terres et bénéficiaient de l'apport des unes et des autres en
dépit de leurs différences. Les successeurs ne détruisaient pas,
mais amélioraient le travail de leurs prédécesseurs Â". Vraiment ?
Notons que Cengiz Aktar n'écrit pas ici pour un lectorat turc :
il s'adresse en anglais a des observateurs étrangers. Son parti
pris - que l'on peut qualifier d'Â" angélique Â" - serait-il de
prouver aux diplomaties occidentales que Turcs et Arméniens se sont
réconciliés comme Â" au bon vieux temps Â", qu'ils explorent leur
passé ensemble en toute amitié, et qu'il n'est donc pas opportun
de fragiliser cet édifice en Â" imposant de l'extérieur Â" une
reconnaissance du génocide arménien - ni bien sÃ"r, a fortiori,
de voter des lois pénalisant sa négation ?
A moins que cet optimisme ne vise, par ricochet, a rendre caduque
l'option d'un règlement du conflit du Haut-Karabagh répondant a la
nécessité vitale du droit a l'auto-détermination des Arméniens
dans cette enclave placée sous la menace turco-azérie?
L'intellectuel francophone, diplômé de la Sorbonne, bénéficie d'une
notoriété réelle en France et au sein des instances européennes
: il pourrait la mettre a profit pour alerter l'opinion publique
internationale de la dangerosité du négationnisme de l'Etat turc
et de son allié azerbaïdjanais.
Mais peut-on en vouloir a Cengiz Aktar de son choix a minima quand on
sait que le procès d'un défenseur des droits de l'homme, connu pour
ses prises de position courageuses, se tiendra le 2 juillet prochain
devant le tribunal de Silivri ? L'éditeur turc Ragip Zarakolu, qui
a déja subi de nombreuses peines de prison (dont la dernière du 29
octobre 2011 au 10 avril 2012), y comparaîtra pour Â" terrorisme Â".
Pressenti pour le Prix Nobel, Zarakolu, démocrate pacifique épris
de justice, risque jusqu'a 15 ans de prison pour son soutien aux
droits des Kurdes. Mais surtout, bien que cela ne soit évidemment
pas mentionné dans l'acte d'accusation, pour ses publications sur
le génocide arménien.
C'est le prix réel qu'il en coÃ"te en Turquie pour amener la société
a secouer la chape de plomb de l'historiographie officielle. Alors,
non, malheureusement, l'Anatolie n'est pas encore guérie de son
amnésie.
Le Collectif VAN vous livre la traduction de cet article en anglais
paru sur le site turc anglophone Today's Zaman le 6 juin 2012.
Today's Zaman
L'Anatolie guérie de son amnésie
CENGÄ°Z AKTAR [email protected]
Mercredi 6 juin 2012
Â" Ce qui a subsisté des Arméniens après le désastre de 1915, ce
furent les ruines des maisons incendiées et "les restes de l'épée"
- on désigne sous ce nom les personnes qui n'ont pas été tuées
durant les massacres - et que l'on a gardées comme concubines,
servantes ou les enfants placés dans des familles.
L'une d'elles était ma grand-mère : Heranus, la fille d'İsquhi
et d'Hovannes de la famille des Gadarian a Havav... Elle a grandi
sous le nom de Seher, l'enfant adoptif d'Huseyin OnbaÅ~_ı a
Cermik, Diyarbakır ; elle s'est mariée, a eu des enfants et des
petits-enfants. Un jour, elle a raconté a ses petits-enfants son
histoire déchirante, qu'elle n'avait cessé de se murmurer pendant des
années. Â" Ceci est le prologue du livre de Fethiye Cetin, Anneannem
(Le livre de ma grand-mère).
Suite a la publication de ce livre en 2004, l'une des demandes des
habitants de Habab (aujourd'hui Ekinözu, et connu sous le nom de
Havav en arménien) fut que les bâtiments arméniens qui avaient
subsistés dans le village, soient réparés, en particulier la
fontaine multi-jets très rare. Â" Dès cet instant, j'ai commencé
a rêver. Cette fontaine devrait être restaurée et son eau claire
et délicieuse devait se remettre a couler. Ceci devrait être fait
pour soulager les âmes de ceux qui ont été brutalement tués,
ceux qui ont été expulsés de chez eux, ceux qui n'ont jamais pu
revenir pour boire l'eau de leur fontaine bien-aimée, HeranuÅ~_,
Mariam, Horen ; ceci devrait être fait, afin que leurs petits-enfants
puissent boire l'eau que leurs grands-parents n'ont pas pu boire... Â"
La cérémonie d'inauguration de la fontaine rénovée a Habab a
eu lieu fin mai a Ekinözu. Des personnes différentes venues de
l'étranger, des villages alentours et du village lui-même ont bu
la même eau. Parmi cette foule considérable, se trouvaient les
nombreux petits-enfants dont Fethiye Cetin avait parlé, originaire
d'ici ou des pays où ils se sont exilés.
Dans l'Anatolie rurale, le mot Â" Arménien Â" est généralement
associé a Â" l'or enterré Â" que les Arméniens auraient soi-disant
laissé derrière eux. Par conséquent, cette initiative, qui signifie
"renouveau" ou "rafraîchissement" dans tous les sens du terme,
n'a pas été une tâche aisée. Mais les problèmes ont été
surmontés grâce a la détermination de l'équipe, la contribution
des administrations locales et au fait que la majorité du travail
a été accompli par les villageois.
Nous avons visité Harput, qui fut un jour la ville la plus importante
de la région, et nous nous sommes arrêtés a Palu, ville a laquelle
Habab était administrativement relié. Les deux districts étaient des
centres majeurs avant 1915. Autrefois, en Anatolie, les religions,
les langues ou les races coexistaient sur les mêmes terres et
bénéficiaient de l'apport des unes et des autres en dépit de leurs
différences. Les successeurs ne détruisaient pas, mais amélioraient
le travail de leurs prédécesseurs. Et ceci a perduré jusqu'a ce que
les discours soient remaniés sur la base du Â" sentiment national. Â"
Harput/Palu d'un côté et Elazıg/New Palu de l'autre sont de bons
exemples de ce fait. Ã~@ Harput, tout, sauf les mosquées, a été
détruit et les pierres ont été réutilisées pour la construction
de maisons dans la ville sans âme d'Elazıg. La destruction a Palu
a été accomplie a l'époque d'İsmet İnönu dans les années 1940,
et une ville impersonnelle de Palu a été construite sur la rive de
la rivière Murat.
Contrairement a Harput, le vieux Palu possède encore des vestiges.
L'un des plus impressionnants est l'ancien pont qui enjambe la rivière
Murat. Ã~@ chaque fois, que je vois une Å"uvre d'art historique en
Anatolie orientale, elle est presque toujours due a une dynastie
turque comme celles des Akkoyunlu, Artuklu, ou Karakoyunlu, etc. On
ne trouve aucune information sur les cultures chrétiennes antiques
d'Anatolie, excepté dans les municipalités gérées par le parti
Paix et Démocratie (BDP). Le pont, également, a subi sa part
d'ingénierie de la mémoire au début de la République. Son nom
est le pont Artuklu.
Malgré son nom, il n'a pas été construit sous la dynastie Artuklu,
mais a l'époque du roi arménien Tigrane le Grand, qui a régné
de 95 a 55 av. J.C, et il était situé sur la Route de la Soie. En
réalité, il n'est fait aucune mention du pont dans les archives
sérieuses, quelles qu'elles soient, comme étant une Å"uvre de la
dynastie Artuklu.
Naturellement, chaque puissance qui a par la suite dominé la région,
l'a réparé ou amélioré et utilisé comme point de passage
stratégique.
Le pont a également une horrible histoire, qui, bien sÃ"r, n'est pas
énoncée sur la mince plaque d'une fortification. Il était connu
sous le nom de "Passage sanglant" car les hommes de la région de
Palu furent décapités a cet endroit lors de la Grande Catastrophe.
Â" Anneannem Â" a été le premier exemple de preuve vivante de la
Grande Catastrophe malgré un siècle de négation et d'efforts de
révisionnisme de la part de l'Ã~Itat. Aujourd'hui, la rénovation
des Fontaines de Habab signifie la première réapparition publique de
vestiges arméniens dans des lieux reculés d'Anatolie. Ã~@ Habab, qui
était un village arménien jusqu'en 1915. et qui est kurde depuis,
on a parlé arménien en plus du kurde et turc, pour la première
fois depuis un siècle.
Ce n'est que récemment que la Turquie a commencé a recouvrer sa
mémoire effacée. La cérémonie a Habab a été l'un des moments les
plus intenses pour savoir ce qu'il s'est passé et l'affronter. Telle
l'eau des Fontaines de Habab, la mémoire ressurgit en Anatolie. Aucun
acte horrible n'est oublié. La beauté du passé est maintenant
célébrée. Il y a un dynamisme que même le plus puissant des hommes
ne peut empêcher. Comme Rakel Dink l'a dit a Habab, citant la Bible :
Â" Tout ce qui est caché sera découvert, et tout ce qui est secret
sera connu.
Â" (NdT :Mt, 10,26)
©Traduction de l'anglais C.Gardon pour le Collectif VAN - 12 juin
2012 - 07:00 - www.collectifvan.org
Lire aussi :
Turquie - Les Arméniens islamisés : le silence et la peur
Ã~Bmes errantes : La mémoire retrouvée des Arméniens cachés
d'Anatolie
Les Â"Arméniens cachésÂ", secret de famille, secret d'Etat
Agenda - Parution du livre "Les restes de l'épée"
Fethiye Cetin, Â" métisse Â" turco-arménienne
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