Le Monde, France
23 juin 2012 samedi
" Un génocide est un mal politique, pas une qualification pénale "
Propos recueillis par Jérôme Gautheret
ENCART: Le juriste Antoine Garapon, en prenant l'exemple de l'Arménie,
milite pour une politique mémorielle. Il critique le vote de lois qui
entravent le travail des historiens sur les crimes contre l'humanité
Juriste, secrétaire général de l'Institut des hautes études
judiciaires, Antoine Garapon poursuit depuis des années une réflexion
sur les rapports entre la justice et l'histoire. Il est l'auteur d'une
trentaine d'ouvrages, dont Peut-on réparer l'histoire ? Colonisation,
esclavage, Shoah (Odile Jacob, 2008).
La censure par le Conseil constitutionnel de la loi pénalisant la
négation des génocides semble marquer un coup d'arrêt aux lois dites
mémorielles. Comment expliquez-vous que ces textes hybrides se soient
multipliés durant les deux dernières décennies ? J'y vois d'abord une
faiblesse institutionnelle. Nous sommes dans une démocratie où montent
sans cesse des demandes de reconnaissance. Face à elles, les
institutions ont une extrême pauvreté de moyens. Le président de la
République a ce pouvoir. Jacques Chirac l'a montré le 17 juillet 1995,
lors du discours du Vél' d'Hiv reconnaissant la responsabilité de la
France dans les crimes de Vichy. Cet acte a eu des effets
extraordinairement apaisants : c'est un des grands moments de sa
présidence. Mais sinon, le pouvoir judiciaire n'a pas ce pouvoir. Du
coup, on se reporte sur le législatif, qui a été privé de la
possibilité de prendre des résolutions par la Constitution, et le
législateur en vient à " tordre " l'instrument de la loi, lui faisant
remplir un rôle qu'elle n'est pas censée tenir. Est-ce le cas pour la
loi reconnaissant le génocide arménien, en 2001 ? Oui, car ce n'est
pas une loi : ce n'est rien de plus qu'une résolution. Que dit le
texte ? " La France reconnaît publiquement le génocide arménien. La
présente loi sera exécutée comme une loi de l'Etat. " C'est
extraordinaire : il n'y a tout simplement rien à exécuter ! Regardons
de l'autre côté de l'Atlantique. Régulièrement, en adoptant des
amendements, la Cour suprême fait vivre la démocratie et agrandit le
champ de " qui est américain ". Nous n'avons pas ce genre d'outils
symboliques en France et les lois mémorielles sont le signe de cette
absence.
Nous devrions au contraire être capables de signifier à toutes les
parties blessées par l'histoire présentes sur notre territoire que la
France les reconnaît. Par exemple, les rapatriés d'Algérie et des
harkis sont entrés sur le sol français par la petite porte, mais ils
sont là...
Vous avez opposé la " connaissance ", mission des historiens, à la "
reconnaissance ", mission nouvelle conférée à l'historien. Ces lois
traduisent-elles le poids de nouvelles demandes auxquelles les
historiens ne sont pas préparés ?
Oui, et cela tient beaucoup à la particularité de la notion de
génocide. Cette qualification vise à définir un crime indiscutable et
absolu. Elle naît après 1945, dans une situation atypique. La guerre
s'est conclue par une victoire totale des Alliés, donc sans nécessité
de compromis. Il n'y a plus de menace sécuritaire. Tous les accusés ou
presque sont dans le box. Surtout, il y a un consensus de réprobation
de l'extermination des juifs d'Europe. Cette configuration ne se
reproduira pas. C'est pourquoi, au terme de génocide, je préfère celui
de crime contre l'humanité, plus clair et mieux délimité.
Reste qu'un absolu a été créé. Par exemple, l'opposition en Syrie
parle de génocide pour renvoyer l'Occident à son inaction face à la
répression. C'est ça. Et on a eu le même cas au Darfour... Ces
interférences perturbent le travail politique et celui de la justice.
Comment expliquer le tollé après le vote de la loi sur la négation du
génocide arménien en décembre 2011 et janvier 2012 ? Peut-être
arrivons-nous à la fin d'un cycle d'activisme mémoriel, qui a connu
son apogée au moment de la création des tribunaux pour le Rwanda et
l'ex-Yougoslavie et de la Cour pénale internationale (CPI). La guerre
froide était finie, et il n'y avait pas encore cette réorganisation du
monde autour de la menace terroriste. Les Américains ont tenté de
donner corps au rêve d'une justice internationale harmonieuse qui ne
passerait pas par l'équilibre des forces. Mais ils en sont revenus.
Derrière la recherche de la qualification de génocide, il y a quelque
chose qui me paraît contradictoire avec la démocratie : c'est la
recherche de l'indiscutable. Or, la démocratie, c'est le régime du "
tout discutable ". De la même façon, le génocide est un absolu du mal,
mais un mal politique. En en faisant une qualification pénale, on
cherche à le soustraire à la politique pour le faire entrer dans le
domaine de l'indiscutable. C'est une bonne opération au début, cela
permet d'organiser la vie internationale autour de lignes rouges. Mais
à partir du moment où on en fait une catégorie morale ou juridique, on
se prive de la faculté de comprendre les faits. Cet argument a été
objecté à la justice internationale, même si on peut lui opposer le
fait que celle-ci peut contribuer, à sa mesure, à la réaffirmation des
valeurs de la démocratie.
Dans ce débat, quelle est la place de l'historien ? Il doit alimenter
le débat, bousculer l'histoire canonique écrite par les peuples. Il
doit être dans cette tension permanente, nourrie par les communautés
qui cherchent, de leur côté, à faire avancer leur vision de l'histoire
- et cela est légitime. Mais l'historien est parfois pris à partie et
se retrouve parfois impliqué dans des procès... Qu'un juge, dans des
conflits ponctuels, se penche sur la déontologie de l'historien ne me
choque pas. C'est ce qu'il fait toute la journée pour toutes les
professions. La justice ne fait ici que renvoyer les canons de la
bonne recherche historique, comme elle le ferait pour n'importe quel
corps de métier.
Ensuite, je ferais une distinction entre justice dans l'histoire et
justice de l'histoire. Il me semble qu'il est possible à la justice de
dire : " Tel jour, à telle heure, telle personne a causé la mort de
telle autre, dans telles conditions. " Là, les historiens peuvent
aider, car c'est très circonscrit. C'est l'affaire Papon. Ces moments
sont utiles, ils aident à dépasser ce que Paul Ricoeur appelait l'"
histoire vive ", qui n'est pas encore purgée de ses injustices.
En revanche, la justice de l'histoire, l'idée qu'on va pouvoir par des
procès pénaux rendre justice à propos de faits comme la colonisation
et la Shoah me semble tout à fait impossible. La justice doit éviter
d'entrer dans cet engrenage.
Nous avons laissé de côté une autre histoire vive, celle de l'Algérie.
Un texte d'apparence anecdotique voté le 23 février 2005, demandant
aux programmes scolaires de mettre en valeur le " rôle positif " de la
France en outre-mer, a ouvert une dispute sur le bilan du colonialisme
tout en portant sur la place publique le débat sur les lois
mémorielles. Que s'est-il passé ? On sent, à la lecture de ce texte,
des dérapages successifs. On voit un acte de reconnaissance fédérateur
et apaisé au début, puis on dérape sur les programmes scolaires, sur
une histoire officielle de la guerre selon la France. On est dans un
modèle institutionnel épuisé : ce n'est pas à la loi de dire ça.
Sur l'Algérie, nous sommes face à une difficulté majeure. Il nous faut
reconnaître que la France s'est mal comportée à l'égard des
pieds-noirs et des harkis sans heurter la population d'origine
algérienne qui cultive la mémoire des luttes du FLN. J'ai proposé une
commission vérité et réconciliation, constituée d'historiens
travaillant sur les mémoires de la guerre d'Algérie. Dans un monde
idéal, ce travail devrait se faire avant que la loi intervienne. On a
fait le contraire. Aujourd'hui, l'abcès est là, parce que ce drame a
une dimension actuelle. Car on ne s'intéresse au passé que pour des
raisons présentes.
On n'a jamais trop insisté sur la loi de 1999, qui, la première, par
le biais d'une reconnaissance du droit d'indemnisation, parlait de "
guerre " en Algérie. Le symbolique (il y a eu une guerre en Algérie)
était associé à du normatif (des réparations pour une catégorie). Ça
me semble le bon chemin. Une commission parlementaire avait conclu, en
2008, qu'il fallait en finir avec les lois mémorielles. Serait-on
arrivé au bout d'un processus ? C'est mon sentiment, à voir la
quasi-unanimité contre la proposition de loi sur la négation des
génocides. Aujourd'hui, on pourrait se diriger vers une véritable
politique mémorielle : construction de monuments, jours fériés,
commissions... Je suis favorable à une politique mémorielle à des fins
constructives pour une France qui ne cesse de se recomposer. Mais à
des lois mémorielles sèches, non.
23 juin 2012 samedi
" Un génocide est un mal politique, pas une qualification pénale "
Propos recueillis par Jérôme Gautheret
ENCART: Le juriste Antoine Garapon, en prenant l'exemple de l'Arménie,
milite pour une politique mémorielle. Il critique le vote de lois qui
entravent le travail des historiens sur les crimes contre l'humanité
Juriste, secrétaire général de l'Institut des hautes études
judiciaires, Antoine Garapon poursuit depuis des années une réflexion
sur les rapports entre la justice et l'histoire. Il est l'auteur d'une
trentaine d'ouvrages, dont Peut-on réparer l'histoire ? Colonisation,
esclavage, Shoah (Odile Jacob, 2008).
La censure par le Conseil constitutionnel de la loi pénalisant la
négation des génocides semble marquer un coup d'arrêt aux lois dites
mémorielles. Comment expliquez-vous que ces textes hybrides se soient
multipliés durant les deux dernières décennies ? J'y vois d'abord une
faiblesse institutionnelle. Nous sommes dans une démocratie où montent
sans cesse des demandes de reconnaissance. Face à elles, les
institutions ont une extrême pauvreté de moyens. Le président de la
République a ce pouvoir. Jacques Chirac l'a montré le 17 juillet 1995,
lors du discours du Vél' d'Hiv reconnaissant la responsabilité de la
France dans les crimes de Vichy. Cet acte a eu des effets
extraordinairement apaisants : c'est un des grands moments de sa
présidence. Mais sinon, le pouvoir judiciaire n'a pas ce pouvoir. Du
coup, on se reporte sur le législatif, qui a été privé de la
possibilité de prendre des résolutions par la Constitution, et le
législateur en vient à " tordre " l'instrument de la loi, lui faisant
remplir un rôle qu'elle n'est pas censée tenir. Est-ce le cas pour la
loi reconnaissant le génocide arménien, en 2001 ? Oui, car ce n'est
pas une loi : ce n'est rien de plus qu'une résolution. Que dit le
texte ? " La France reconnaît publiquement le génocide arménien. La
présente loi sera exécutée comme une loi de l'Etat. " C'est
extraordinaire : il n'y a tout simplement rien à exécuter ! Regardons
de l'autre côté de l'Atlantique. Régulièrement, en adoptant des
amendements, la Cour suprême fait vivre la démocratie et agrandit le
champ de " qui est américain ". Nous n'avons pas ce genre d'outils
symboliques en France et les lois mémorielles sont le signe de cette
absence.
Nous devrions au contraire être capables de signifier à toutes les
parties blessées par l'histoire présentes sur notre territoire que la
France les reconnaît. Par exemple, les rapatriés d'Algérie et des
harkis sont entrés sur le sol français par la petite porte, mais ils
sont là...
Vous avez opposé la " connaissance ", mission des historiens, à la "
reconnaissance ", mission nouvelle conférée à l'historien. Ces lois
traduisent-elles le poids de nouvelles demandes auxquelles les
historiens ne sont pas préparés ?
Oui, et cela tient beaucoup à la particularité de la notion de
génocide. Cette qualification vise à définir un crime indiscutable et
absolu. Elle naît après 1945, dans une situation atypique. La guerre
s'est conclue par une victoire totale des Alliés, donc sans nécessité
de compromis. Il n'y a plus de menace sécuritaire. Tous les accusés ou
presque sont dans le box. Surtout, il y a un consensus de réprobation
de l'extermination des juifs d'Europe. Cette configuration ne se
reproduira pas. C'est pourquoi, au terme de génocide, je préfère celui
de crime contre l'humanité, plus clair et mieux délimité.
Reste qu'un absolu a été créé. Par exemple, l'opposition en Syrie
parle de génocide pour renvoyer l'Occident à son inaction face à la
répression. C'est ça. Et on a eu le même cas au Darfour... Ces
interférences perturbent le travail politique et celui de la justice.
Comment expliquer le tollé après le vote de la loi sur la négation du
génocide arménien en décembre 2011 et janvier 2012 ? Peut-être
arrivons-nous à la fin d'un cycle d'activisme mémoriel, qui a connu
son apogée au moment de la création des tribunaux pour le Rwanda et
l'ex-Yougoslavie et de la Cour pénale internationale (CPI). La guerre
froide était finie, et il n'y avait pas encore cette réorganisation du
monde autour de la menace terroriste. Les Américains ont tenté de
donner corps au rêve d'une justice internationale harmonieuse qui ne
passerait pas par l'équilibre des forces. Mais ils en sont revenus.
Derrière la recherche de la qualification de génocide, il y a quelque
chose qui me paraît contradictoire avec la démocratie : c'est la
recherche de l'indiscutable. Or, la démocratie, c'est le régime du "
tout discutable ". De la même façon, le génocide est un absolu du mal,
mais un mal politique. En en faisant une qualification pénale, on
cherche à le soustraire à la politique pour le faire entrer dans le
domaine de l'indiscutable. C'est une bonne opération au début, cela
permet d'organiser la vie internationale autour de lignes rouges. Mais
à partir du moment où on en fait une catégorie morale ou juridique, on
se prive de la faculté de comprendre les faits. Cet argument a été
objecté à la justice internationale, même si on peut lui opposer le
fait que celle-ci peut contribuer, à sa mesure, à la réaffirmation des
valeurs de la démocratie.
Dans ce débat, quelle est la place de l'historien ? Il doit alimenter
le débat, bousculer l'histoire canonique écrite par les peuples. Il
doit être dans cette tension permanente, nourrie par les communautés
qui cherchent, de leur côté, à faire avancer leur vision de l'histoire
- et cela est légitime. Mais l'historien est parfois pris à partie et
se retrouve parfois impliqué dans des procès... Qu'un juge, dans des
conflits ponctuels, se penche sur la déontologie de l'historien ne me
choque pas. C'est ce qu'il fait toute la journée pour toutes les
professions. La justice ne fait ici que renvoyer les canons de la
bonne recherche historique, comme elle le ferait pour n'importe quel
corps de métier.
Ensuite, je ferais une distinction entre justice dans l'histoire et
justice de l'histoire. Il me semble qu'il est possible à la justice de
dire : " Tel jour, à telle heure, telle personne a causé la mort de
telle autre, dans telles conditions. " Là, les historiens peuvent
aider, car c'est très circonscrit. C'est l'affaire Papon. Ces moments
sont utiles, ils aident à dépasser ce que Paul Ricoeur appelait l'"
histoire vive ", qui n'est pas encore purgée de ses injustices.
En revanche, la justice de l'histoire, l'idée qu'on va pouvoir par des
procès pénaux rendre justice à propos de faits comme la colonisation
et la Shoah me semble tout à fait impossible. La justice doit éviter
d'entrer dans cet engrenage.
Nous avons laissé de côté une autre histoire vive, celle de l'Algérie.
Un texte d'apparence anecdotique voté le 23 février 2005, demandant
aux programmes scolaires de mettre en valeur le " rôle positif " de la
France en outre-mer, a ouvert une dispute sur le bilan du colonialisme
tout en portant sur la place publique le débat sur les lois
mémorielles. Que s'est-il passé ? On sent, à la lecture de ce texte,
des dérapages successifs. On voit un acte de reconnaissance fédérateur
et apaisé au début, puis on dérape sur les programmes scolaires, sur
une histoire officielle de la guerre selon la France. On est dans un
modèle institutionnel épuisé : ce n'est pas à la loi de dire ça.
Sur l'Algérie, nous sommes face à une difficulté majeure. Il nous faut
reconnaître que la France s'est mal comportée à l'égard des
pieds-noirs et des harkis sans heurter la population d'origine
algérienne qui cultive la mémoire des luttes du FLN. J'ai proposé une
commission vérité et réconciliation, constituée d'historiens
travaillant sur les mémoires de la guerre d'Algérie. Dans un monde
idéal, ce travail devrait se faire avant que la loi intervienne. On a
fait le contraire. Aujourd'hui, l'abcès est là, parce que ce drame a
une dimension actuelle. Car on ne s'intéresse au passé que pour des
raisons présentes.
On n'a jamais trop insisté sur la loi de 1999, qui, la première, par
le biais d'une reconnaissance du droit d'indemnisation, parlait de "
guerre " en Algérie. Le symbolique (il y a eu une guerre en Algérie)
était associé à du normatif (des réparations pour une catégorie). Ça
me semble le bon chemin. Une commission parlementaire avait conclu, en
2008, qu'il fallait en finir avec les lois mémorielles. Serait-on
arrivé au bout d'un processus ? C'est mon sentiment, à voir la
quasi-unanimité contre la proposition de loi sur la négation des
génocides. Aujourd'hui, on pourrait se diriger vers une véritable
politique mémorielle : construction de monuments, jours fériés,
commissions... Je suis favorable à une politique mémorielle à des fins
constructives pour une France qui ne cesse de se recomposer. Mais à
des lois mémorielles sèches, non.