Le Huffington Post
2 Mars 2012
Génocide arménien: quand la fin justifie des moyens douteux
par Philippe Kalfayan.Juriste
Le texte de la décision et ses commentaires annexes, mais aussi le
mémoire déposé par le gouvernement apportent un éclairage intéressant
sur les motivations du Conseil constitutionnel, y compris dans les
non-dits, qui ont conduit à la déclaration totale
d'inconstitutionnalité, sans que les Sages n'aient estimé possible
d'accorder la constitutionnalité sous réserve d'interprétation; ce que
le secrétariat général du gouvernement lui suggérait en filigrane dans
son mémoire.
Je relève avec malice que le Pr Chagnollaud n'a pu s'empêcher de
pérorer médiatiquement, mais à tort, car ses prédictions n'ont rien à
voir avec la motivation du Conseil et on pourrait lui conseiller de
choisir meilleur alibi que ce Conseil constitutionnel là.
Revenons au fond. Le premier des constats est que le Conseil
constitutionnel a rendu une décision en n'argumentant que sur un seul
grief parmi tous ceux soulevés par les parlementaires. C'est un arrêt
bien frustrant de ce point de vue. Personne ne peut disconvenir que le
critère de la liberté d'expression et de communication est
fondamental. Cependant, le problème réside ailleurs: le lien de
causalité créé entre l'atteinte à ces libertés et la loi réprimant la
contestation ou la minimisation outrancière des génocides reconnus par
la loi repose sur une lecture tronquée du texte de loi.
Le Conseil a tout bonnement éludé un passage de l'article 1er de la
loi. Le texte complet de l'article 24ter de la loi sur la liberté de
la presse énonce:
"Les peines prévues à l'article 24bis sont applicables à ceux qui ont
contesté ou minimisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à
l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini
à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi
française".
Dans le considérant 6 de la décision, la définition pénale du génocide
(article 211-1 du code pénal) est tout bonnement et volontairement
omise. Or, ce passage est essentiel à la compréhension de la loi et à
sa logique juridique. Le renvoi prévu par le législateur permettait
d'assurer la séparation des pouvoirs et conservait au juge pénal son
pouvoir de qualification juridique des faits incriminés.
Même le recours des sénateurs n'avait pas retenu cette lecture de la
loi. Ce qui rend d'ailleurs les commentaires du président de la
commission des lois du Sénat, Jean-Pierre Sueur, qui lui aussi
s'enorgueillit que le Conseil ait suivi sa thèse, d'autant plus
imprudents. En optant pour cette lecture malhonnête, le Conseil
Constitutionnel offre une interprétation biaisée de ce texte de loi.
Ce procédé est-il médité dans une bonne ou dans une mauvaise
intention? Le reste de l'analyse nous donne quelques indications. Dans
tous les cas, la probité que nous sommes en droit d'attendre de la
part de l'instance suprême de la République dans le domaine des lois
est sérieusement écornée.
Il convient de dresser trois autres constats. En premier lieu, le
Conseil souligne qu'il ne s'est pas prononcé, ni sur la loi de
reconnaissance du génocide arménien de 2001, ni sur la loi Gayssot de
1990. Deuxièmement, Il y précise également qu'il n'a "formulé aucune
appréciation sur les faits en cause". Enfin, le Conseil ne prend pas
position quant à la question du génocide arménien et la portée de sa
décision se limite au droit constitutionnel français. Critères ou
pièges de constitutionnalité?
Si l'option d'une nouvelle initiative législative était retenue par
l'Exécutif, la décision du Conseil constitutionnel en baliserait par
avance le contenu en en définissant les critères de
constitutionnalité. En effet le Conseil constitutionnel considère
qu'il "est loisible au législateur d'instituer des incriminations
réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de
communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des
tiers", mais dans la mesure où cela constituerait une ingérence dans
une liberté (d'expression et de communication) qui est "d'autant plus
précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une
des garanties du respect des autres droits et libertés", les atteintes
portées à l'exercice de cette liberté "doivent être nécessaires,
adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi".
On peut voir dans l'abstention du Conseil à vérifier si, dans le cas
d'espèce, ces conditions étaient par ailleurs remplies, une manière de
ne pas préjuger l'avenir et de ne pas prendre une position qui
pourrait devoir être contredite par la suite. A ce titre-là, la
décision du Conseil laisse la porte entrouverte pour le dépôt d'un
nouveau texte de loi.
Cependant, des contradictions trop flagrantes constituent des points
d'inquiétude. La première d'entre elles est dans l'affirmation du
communiqué de presse et du commentaire selon lesquels le Conseil ne
s'est pas prononcé sur la loi de 2001 et la réalité de la motivation
retenue dans la décision. Nous pourrions interpréter cela comme une
timide ouverture en faveur des lois mémorielles. La suite nous donne à
penser que ce n'est qu'un leurre.
Avant 2005, la jurisprudence du Conseil révèle que toute disposition
dépourvue de portée normative était, pour cette raison-là précisément,
insusceptible d'être déclarée contraire à la Constitution et de faire
l'objet de quelque grief d'inconstitutionnalité. Depuis la décision
2005-212 DC, le Conseil a estimé à l'opposé qu'une disposition
manifestement dépourvue de toute portée normative était, pour cette
raison-là précisément, contraire à la Constitution.
Or, dans la présente décision, le Conseil, d'une part, constate qu'une
disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de
génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative
qui s'attache à la loi, et, d'autre part, précise que la loi a pour
vocation d'énoncer des règles et "doit" par suite être revêtue d'une
portée normative. Il ne semble pas faire de doute que les lois
mémorielles sont visées par cette contradiction et pourraient être
frappées d'inconstitutionnalité à l'occasion d'un contentieux.
Le Conseil s'en défend dans le commentaire de la décision mais le fait
que le commentaire indique par ailleurs qu'aux yeux du Conseil l'enjeu
principal de la décision rendue le 28 février concernait le sort à
réserver aux lois mémorielles françaises laisse peu de doute.
La seconde contradiction, plus forte encore, se lit dans le même
considérant 6 de la décision. Elle est centrée autour de la
"juridicité" d'une loi de reconnaissance d'un crime de génocide; à la
première phrase de ce considérant, il est affirmé qu'une telle
disposition "ne saurait être revêtue de la portée normative qui
s'attache à une loi", alors qu'à la troisième phrase elle en aurait
puisque le Conseil la crédite du pouvoir d'établir l'existence des
évènements et la qualification juridique de génocide. Or cette
contradiction fonde la décision d'inconstitutionnalité: c'est donc une
loi non normative qui institue une atteinte excessive à la liberté
d'expression. Que nos juristes chevronnés se penchent sur cette
équation!
Il y a donc trop de faiblesse et de contradiction dans cette décision
du Conseil constitutionnel pour se fier aux apparences. Le Conseil
semble déterminé à empêcher de donner effet à quelconque loi
"mémorielle". Une posture conforme à sa doctrine vis-à-vis des lois
mémorielles et qui confirme la partialité des "juges" auteurs de la
décision qui vient d'être rendue. Le message purement politique de
cette décision laisse un goût amer à tous les défenseurs du droit et
de l'humanité et porte un camouflet au législateur mais aussi au
juriste. Un véritable boulevard s'ouvre pour les négationnistes.
http://www.huffingtonpost.fr/philippe-kalfayan/genocide-armenien_b_1312774.html?ref=international
From: A. Papazian
2 Mars 2012
Génocide arménien: quand la fin justifie des moyens douteux
par Philippe Kalfayan.Juriste
Le texte de la décision et ses commentaires annexes, mais aussi le
mémoire déposé par le gouvernement apportent un éclairage intéressant
sur les motivations du Conseil constitutionnel, y compris dans les
non-dits, qui ont conduit à la déclaration totale
d'inconstitutionnalité, sans que les Sages n'aient estimé possible
d'accorder la constitutionnalité sous réserve d'interprétation; ce que
le secrétariat général du gouvernement lui suggérait en filigrane dans
son mémoire.
Je relève avec malice que le Pr Chagnollaud n'a pu s'empêcher de
pérorer médiatiquement, mais à tort, car ses prédictions n'ont rien à
voir avec la motivation du Conseil et on pourrait lui conseiller de
choisir meilleur alibi que ce Conseil constitutionnel là.
Revenons au fond. Le premier des constats est que le Conseil
constitutionnel a rendu une décision en n'argumentant que sur un seul
grief parmi tous ceux soulevés par les parlementaires. C'est un arrêt
bien frustrant de ce point de vue. Personne ne peut disconvenir que le
critère de la liberté d'expression et de communication est
fondamental. Cependant, le problème réside ailleurs: le lien de
causalité créé entre l'atteinte à ces libertés et la loi réprimant la
contestation ou la minimisation outrancière des génocides reconnus par
la loi repose sur une lecture tronquée du texte de loi.
Le Conseil a tout bonnement éludé un passage de l'article 1er de la
loi. Le texte complet de l'article 24ter de la loi sur la liberté de
la presse énonce:
"Les peines prévues à l'article 24bis sont applicables à ceux qui ont
contesté ou minimisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à
l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini
à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi
française".
Dans le considérant 6 de la décision, la définition pénale du génocide
(article 211-1 du code pénal) est tout bonnement et volontairement
omise. Or, ce passage est essentiel à la compréhension de la loi et à
sa logique juridique. Le renvoi prévu par le législateur permettait
d'assurer la séparation des pouvoirs et conservait au juge pénal son
pouvoir de qualification juridique des faits incriminés.
Même le recours des sénateurs n'avait pas retenu cette lecture de la
loi. Ce qui rend d'ailleurs les commentaires du président de la
commission des lois du Sénat, Jean-Pierre Sueur, qui lui aussi
s'enorgueillit que le Conseil ait suivi sa thèse, d'autant plus
imprudents. En optant pour cette lecture malhonnête, le Conseil
Constitutionnel offre une interprétation biaisée de ce texte de loi.
Ce procédé est-il médité dans une bonne ou dans une mauvaise
intention? Le reste de l'analyse nous donne quelques indications. Dans
tous les cas, la probité que nous sommes en droit d'attendre de la
part de l'instance suprême de la République dans le domaine des lois
est sérieusement écornée.
Il convient de dresser trois autres constats. En premier lieu, le
Conseil souligne qu'il ne s'est pas prononcé, ni sur la loi de
reconnaissance du génocide arménien de 2001, ni sur la loi Gayssot de
1990. Deuxièmement, Il y précise également qu'il n'a "formulé aucune
appréciation sur les faits en cause". Enfin, le Conseil ne prend pas
position quant à la question du génocide arménien et la portée de sa
décision se limite au droit constitutionnel français. Critères ou
pièges de constitutionnalité?
Si l'option d'une nouvelle initiative législative était retenue par
l'Exécutif, la décision du Conseil constitutionnel en baliserait par
avance le contenu en en définissant les critères de
constitutionnalité. En effet le Conseil constitutionnel considère
qu'il "est loisible au législateur d'instituer des incriminations
réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de
communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des
tiers", mais dans la mesure où cela constituerait une ingérence dans
une liberté (d'expression et de communication) qui est "d'autant plus
précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une
des garanties du respect des autres droits et libertés", les atteintes
portées à l'exercice de cette liberté "doivent être nécessaires,
adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi".
On peut voir dans l'abstention du Conseil à vérifier si, dans le cas
d'espèce, ces conditions étaient par ailleurs remplies, une manière de
ne pas préjuger l'avenir et de ne pas prendre une position qui
pourrait devoir être contredite par la suite. A ce titre-là, la
décision du Conseil laisse la porte entrouverte pour le dépôt d'un
nouveau texte de loi.
Cependant, des contradictions trop flagrantes constituent des points
d'inquiétude. La première d'entre elles est dans l'affirmation du
communiqué de presse et du commentaire selon lesquels le Conseil ne
s'est pas prononcé sur la loi de 2001 et la réalité de la motivation
retenue dans la décision. Nous pourrions interpréter cela comme une
timide ouverture en faveur des lois mémorielles. La suite nous donne à
penser que ce n'est qu'un leurre.
Avant 2005, la jurisprudence du Conseil révèle que toute disposition
dépourvue de portée normative était, pour cette raison-là précisément,
insusceptible d'être déclarée contraire à la Constitution et de faire
l'objet de quelque grief d'inconstitutionnalité. Depuis la décision
2005-212 DC, le Conseil a estimé à l'opposé qu'une disposition
manifestement dépourvue de toute portée normative était, pour cette
raison-là précisément, contraire à la Constitution.
Or, dans la présente décision, le Conseil, d'une part, constate qu'une
disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de
génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative
qui s'attache à la loi, et, d'autre part, précise que la loi a pour
vocation d'énoncer des règles et "doit" par suite être revêtue d'une
portée normative. Il ne semble pas faire de doute que les lois
mémorielles sont visées par cette contradiction et pourraient être
frappées d'inconstitutionnalité à l'occasion d'un contentieux.
Le Conseil s'en défend dans le commentaire de la décision mais le fait
que le commentaire indique par ailleurs qu'aux yeux du Conseil l'enjeu
principal de la décision rendue le 28 février concernait le sort à
réserver aux lois mémorielles françaises laisse peu de doute.
La seconde contradiction, plus forte encore, se lit dans le même
considérant 6 de la décision. Elle est centrée autour de la
"juridicité" d'une loi de reconnaissance d'un crime de génocide; à la
première phrase de ce considérant, il est affirmé qu'une telle
disposition "ne saurait être revêtue de la portée normative qui
s'attache à une loi", alors qu'à la troisième phrase elle en aurait
puisque le Conseil la crédite du pouvoir d'établir l'existence des
évènements et la qualification juridique de génocide. Or cette
contradiction fonde la décision d'inconstitutionnalité: c'est donc une
loi non normative qui institue une atteinte excessive à la liberté
d'expression. Que nos juristes chevronnés se penchent sur cette
équation!
Il y a donc trop de faiblesse et de contradiction dans cette décision
du Conseil constitutionnel pour se fier aux apparences. Le Conseil
semble déterminé à empêcher de donner effet à quelconque loi
"mémorielle". Une posture conforme à sa doctrine vis-à-vis des lois
mémorielles et qui confirme la partialité des "juges" auteurs de la
décision qui vient d'être rendue. Le message purement politique de
cette décision laisse un goût amer à tous les défenseurs du droit et
de l'humanité et porte un camouflet au législateur mais aussi au
juriste. Un véritable boulevard s'ouvre pour les négationnistes.
http://www.huffingtonpost.fr/philippe-kalfayan/genocide-armenien_b_1312774.html?ref=international
From: A. Papazian